dimanche 29 mai 2016

Train n°grève et libre pensées

Grève SNCF et tribulations olfactives.
En gare de Marseille, je soupire, car nous sommes bien loin de notre destination.
Voiture 5, étage inférieur ras des rails, place 13. J’ai de la chance, je suis assise dans le sens de la marche et j’ai un petit peu de place pour mes jambes. Le train est bondé et de nombreuses personnes demeureront debout durant les cinq heures de trajet, ou assises de guingois sur leurs valises au détour des couloirs d’accès et des escaliers qui mènent aux étages supérieurs. Rarement, je me suis retrouvé au cœur d’un tel maelstrom odorant. Porte du compartiment close, l’air fonctionne en circuit fermé. Chaleur, humidité et odeurs en rotation permanente, comme enfournée dans un sac de couchage, capuche sur le visage. Parfois, un filet de climatisation picote ma narine droite, tandis que la gauche poursuit l’examen des molécules pertinentes de l’eau de toilette de ma voisine. Caricature de la féminité parfumée d'aujourd'hui. Crinoline, bonnet G et broderies floquées, manches gigot et traine aussi longue que celle de Lady Di le jour de son mariage. Côté droit de ma narine lorsque la clim offre un trou d’air, un homme parfumé se dresse dans toute sa verticalité. Point de jeux de mots scabreux, mais une scénographie olfactive, délibérément matérialisée par les concepteurs d’odeurs. Le parfum masculin se caractérise par une concentration de matières premières aux effluves raides et pointus. Le parfum féminin, par une accumulation de matières premières aux accents ronds et moelleux. Une barre. Un cercle.
Lorsque j’appréhende une formule commerciale, je débute par un assemblage de matériaux odorants asexués, éprouvés depuis plusieurs générations de succès commerciaux pour leur puissance, leur stabilité et leur rémanence. Puis à un moment donné, un embranchement se dessine. À gauche, strate par strate j’emboîte des matières poudrées et huileuses, sucrées de préférence, et le parfum bascule dans une féminité doucereuse. À droite, hachures et gros pattés bien carrés, à l’aide de matières sèches et rigides, l’érection surgit. L’une déborde. L’autre bombarde. Puissance identique. Discours différent.
Mais, c’est une chose étrange de tomber nez à nez systématiquement sur les dissertations publicitaires qui prônent une apologie du droit à l’individualité, quand le modèle olfactif de la féminité et de la masculinité est circonscrit à deux pyramides olfactives, convenues et réactionnaires. 
Tyrannie du genre…
Ah, mais, je ne peux pas écrire de telle manière….Je me tire dans les pattes,  je crache dans la soupe. Ensuite, plus de clients, plus de parfums, et je suis bien embêtée.
Sinon, j’accepte avec lucidité le fait évident que je fais partie d’un système économique presque pas tout à fait parfait (ce n’est pas la première fois que cela arrive dans l’Histoire du monde des humains, et on a vu bien pire !), car je suis un être social qui doit gagner son pain quotidien, et j’écris des formules comme un nègre des compliments, et parfois, car notre système est libre, ouf !, je transgresse, et j’offre en partage à celles ou ceux qui souhaitent humer dans une autre direction, une autre vision.
Mon train n° grève, lui ne se prend pas la tête. Il reste bien agrippé à ces rails, et m’emporte avec retard direction la capitale. Tout comme je peux bien grommeler de temps en temps, et faire ma bégueule, mais bon, zou, faut bien que j’avance.



samedi 14 mai 2016

Au train où vont les avions….

J’ai troqué le pet d’avion contre l’haleine du train.
C’est étrange, comme chaque déplacement en transport est marqué au coin d’une étiquette. Comme le linge qui nous informe de la composition et de la température pour un lavage en machine.
Ne vous méprenez pas. Ce n’est point l’odeur de l’avion qui a fini par me rebuter, mais la difficulté de s’envoyer en l’air. Depuis ce triste 11 septembre, le trafic aérien obéit à une longue chaîne cérémoniale. L’émotion du voyage, de l’évasion, d’une fuite en toute liberté a disparu au profit d’une succession de portails où est vérifié le contenu de votre valise, de votre corps, et en option, des semelles de vos chaussures. Au début, solidaire de la peur et de la précaution utile, j’ai accepté de réduire ma trousse de toilette au minimum indispensable. J’ai transvasé et déplacé les liquides dans de petits flacons et de petites fioles. Je trouvais quelques plaisirs à humer mes cosmétiques pendant ce trafic de fluides. Le temps passant, tout ce manège a fini par le lasser, me peser. J’ai jeté l’éponge le jour où un petit pot de miel de lavande - il dépassait le seuil fatal des 100 ml- récolté non loin de mon village a disparu dans le grand exterminateur des corps suspects. J’emportais ce pot, minuscule cadeau, pour l’offrir à des amies parfumeurs. Je souhaitais que nous dégustions ensemble un coin de bleu, le crissement des cigales et des barres de  fleurs aériennes. Je suis arrivée à Paris le cœur gros, le nez sec et les mains vides. Je ne pardonne aux terroristes ni les morts ni ces minuscules frustrations. Mutinerie chimérique j’ai abandonné coucou pour tortillard.
Le train ralentit, s’arrête dans un immense et long mouvement de freins sonore, plie le col devant les voyageurs qui patientent. En voiture Simone. Tout le monde arrache son lourd bagage à l’asphalte des quais, miel et flacons de shampooing, peu importe, et grimpe à bord. Chacun s’installe comme à la maison. Sandwichs, tablettes, et magazines. Car il faut bien tenir plusieurs heures ! Manque de bol, je suis coincée entre la fenêtre et un gros homme. Il se penche par-dessus moi, odeur de ses aisselles, cumin-déo-musc-dihydromyrcenol, puis de son pull, poulet-frites-haricots verts, et suspend sa veste au portemanteau. Je ne vois plus ni la mer ni le ciel. Les miasmes de son blouson créent un paysage déroutant. Bureau. Photocopieuse. Fumeur. Pastis. Troquet. Hiver comme été. Comment exprimer ce que je suis incapable de lui dire : pourriez-vous s’il vous plait, déplacer votre blouson ? Alors je me réfugie dans le coin des timides courageux et des silencieux pugnaces : l’écriture. Tandis qu’il visionne pépère son film, je rédige cette chronique et je me sens bien. J’ai le sourire, le train traverse les campagnes, file vers Paris. Je n’en verrai goutte, ce qui n’est pas bien grave, car mon imaginaire comble les manques et mon nez s’amuse à découvrir cet homme, qui ne m’est rien sauf un parfum de quotidien.









vendredi 29 avril 2016

Point du jour

Premières odeurs. Enfance de l’art, c’est la naissance du jour.
Chaque matin, lorsque je quitte mon foyer, j’hume la lumière. Un livre s’ouvre, une nouvelle histoire et je me glisse entre les pages.
Dès l’automne, sous les mailles du vent qui colporte une brassée de signaux odorants mouillés salés, mon nez balance entre champs et cités. Odeurs de papier mâché, d’épinards en boite, de miel de châtaigner, de champignon, ou de toile de jute forment une trame commune, déjà paresseuse.
L’hiver, mon nez se recroqueville comme escargot dans sa coquille. C’est froid, ça pince et je ne sens plus rien ! J’enveloppe un instant mon nez au creux de la main, je souffle et réchauffe mes narines qui acceptent de se dilater. Inspiration. Vanne ouverte, circuits au taquet, je renifle longuement et j’analyse le temps qu’il fait. Froid c’est certain, mais au-delà du seuil inhospitalier, la découverte de minuscules odeurs délicates, timides. En ville, la fragrance est douce et fleure bon la farine minérale : un reliquat de cendre, de sciure de bois mouillé et l’amertume du bitume. À la campagne, l’haleine lourde et inerte de la terre, plombée par l’humidité glacée, abandonne des effluves grossiers de bouchon de liège, d’huile de noix rance et quelque chose comme de la nicotine.
Au printemps, la ville dès l’aube n’est plus que pollen et histoire d’eau. Sec, mouillé, fané, décomposé ! Refrain d’une comptine bon enfant qui nous entraine dans une ronde de parfums simples et rassurants : miel anisé, concombre croquant, flocons d’avoine doux, zeste de pamplemousse, pâte de coing, gousses de cardamome…à la campagne, c’est un tourbillon de flèches acérées, aux saveurs de poivre long, de résines âpres et de jus d’herbes, emmailloté de particules douceâtres et entêtantes. Un grain de folie, touffu, frisquet parfois, et mon nez, petite bête, ne sait plus où donner de la tête !
Au cœur de l’été, la matière s’ébroue dès le lever du soleil. C’est le moment que je préfère. L’air autour de moi est comme en apnée. Il s’échappe des sols et de la végétation un murmure paisible, un babillage désinvolte, avant le grand barouf et les hurlements stridents qui fusent lorsque la chaleur est au zénith. La ville conserve entre bitume et pavés un reste de la fournaise de la veille et libère dès le passage du service de nettoyage quelques relents sucrés et humides. Une odeur de caoutchouc caramélisé, de craie mouillée et de brins d’herbes écrasées, m’accompagne jusqu’à l’entrée du métro. Ensuite, c’est une autre histoire…. À la campagne, les parfums de l’aube manquent de saveurs. Je m’impatiente. À l’inverse de la ville, j’aimerai donner un grand coup de pied dans la pelote d’odeurs serrée, serrée, sur ces secrets ! Je baigne tout simplement dans mon quotidien : en ville je travaille, ne m’embêtez pas, à la campagne c’est les vacances, lâchez tout !

Au fil des saisons, la nature partage ses humeurs au point du jour.
J’inhale sans lassitude les grandes lignes d’une ossature aromatique maintes fois assimilée. Parfois, lors de mes déplacements, je croise quelques nuances. Des instantanés fugaces et volatiles, mosaïque d’ornements fragiles. Difficile à décrire, même pour un parfumeur, car ces signaux épars disparaissent aussitôt happées, et mon cerveau ne prends pas toujours le temps de trier et classifier. L’information glisse, puis disparait entre trois plis cervicaux, sans réelle prise de conscience. Pourtant, à ma demande, une petite loupiote odorante peut scintiller dans un coin de ma mémoire et l’associer à un lieu familier sous la forme d’un code extrêmement simple : une couleur-une molécule.
New York: bleu, crésol
Paris: Rose, orivone
Berlin: Gris, evernyl 
Genève: vert, aldéhyde cyclamen
Holzminden: jaune, isobutyl quinoléine
Italie: brun, butyrate de DMBC
Laos : orange pâle, filbertone.

....Cartes postales olfactives formulées dès potron-minet.



Le coin des nez curieux
Crésol: odeur noire, âcre, de bitume, légèrement sucrée et résinée
Orivone: belle odeur de farine, de polenta, de céréales et de graines de lin
Evernyl : la mousse d'arbre artificielle: sèche, sensuelle et sablonneuse
Aldehyde cyclamen: froide,mouillée et éclatante comme les premières pousses après le gel.
Isobutyl quinoléine: poivré froid, silex, légumes secs, rouille
Butyrate de DMBC: fruits mâchés, bois mouillé, cyprès, mousse tendre
Filbertone: fruits sec, ail, riz, farine de châtaigne, poisson blanc.  


















vendredi 25 mars 2016

25 ans de réflexion….

À petits pas, je gravis la crête du demi-siècle.
Je ne peux pas affirmer que je l’ai escaladée les doigts dans le nez.

Petite chronique, pour les femmes qui évoluent dans l’univers de la parfumerie, et pour ma fille qui me pose de nombreuses questions. 

Petite chronique, en souvenir de cet homme grand et fort, comblé par son pouvoir, mon patron, qui me demanda lors d’un déjeuner, mon âge. La question, posée d’un ton léger entre deux bouchées ne me choqua pas. Après tout, j’étais une femme moderne et je me fichais bien de n’être déjà plus une jeunesse. Fière de mes rides et de mon passé.
- 42 ans.
- Et vous n’avez encore rien signé ?
- Pardon ?
- Oui, aucun parfum de marque, griffé et célèbre ? Après 40 ans, c’est foutu, vous savez ? Vous êtes déjà trop vieille.
Petit sourire satisfait de sa trouvaille, penché sur son assiette, il tranche son steak.
Muette, j’ai laissé passer quelques bouchées.
Lorsque je suis énervée, j’ai faim. Ça tombait bien, je dévorais une tartiflette, et la patate c’est bien connue, absorbe les ondes de colère.  
J’ai pensé à toutes mes consœurs, femmes de métier et en même temps, mamans, amantes et copines, de courses et de ménage.
J’ai pensé à toutes ces jeunes filles qui débutent dans ce merveilleux métier et qui découvrent des chausses trappes.
Combien de jeunes hommes j’ai vus débouler, avec ou sans diplômes, dans nos bureaux, aussi naïfs et créatifs que les filles et qui pourtant, sans encombre ou presque ont franchis les étapes du parfumeur et nous ont laissé en plan. Hop ! Loin devant les garçons ! Quand l’un découvrait la parfumerie à New York, nous étions nombreuses à devoir partir en Allemagne pour réapprendre notre métier auprès des anciens. Pour autant, j’ai beaucoup appris à « Holz-City » et je ne regrette rien. Mais il m’a fallu des années pour apprécier à sa juste mesure ce détour, et comprendre que j'avais transmué la punition.
Mastication. Silence. Une gorgée de vin ou d’eau, je ne sais plus. Serviette caresse sur mes lèvres. J’ai libéré ma parole.
- En gros, si j’abonde dans votre raisonnement : jeune diplômée enthousiaste de l’ISIPCA je ne possédais aucune expérience et j’avais tout à apprendre, mais malheureusement pour moi, jusqu'à 35 ans je pouvais tomber (ouïlle!) enceinte à tout moment, et enchaîner les congés maternité. Enfin, depuis mes 40 ans, je ne vaux plus rien, car je suis vieille et dépassée. Donc, logiquement j’ai eu 5 années,entre 35 et 40 ans, pour tout réussir. Vous avez raison, j’ai totalement raté ma carrière de parfumeur ! 
À ce moment, j’aurais aimé le planter là, lui et son assiette pas tout à fait vide et quitter le restaurant. Je n’ai pas trouvé ce courage...et puis, je me suis fait la réflexion que ce n’était pas utile. Il n’était pas le premier responsable à critiquer ma féminité. Et je n’étais pas la première femme aux prises avec le machisme professionnel.

Petite chronique particulière d’une femme parfumeur qui frôle le demi-siècle, dont vingt-cinq années d’apprentissage.
Bien sûr, nous sommes plus nombreuses qu’autrefois. Mais combien sommes-nous libres et indépendantes ? Combien d’entre nous sont considérées artistes à part entière, même au sein de l’entreprise ? Ne soyez pas uniquement de bonnes élèves, soyez d’abord vous-même. Inventez-vous et, surtout, surtout et avant tout : restez so-li-daire ! Mes meilleurs souvenirs parfums sont ceux que j’ai imaginés et crées auprès d’autres femmes parfumeurs. Sans elles, je n’aurais jamais persévéré.

PS: Pour Josiane, Elke, Fabienne et Virginie, pour Christine, Patricia et Céline, et des hommes bien sur, Christophe, Raphaël, et d'autres dont j'ai oublié le prénom malheureusement, mais point les visages, pardon, pardon,...car bien évidemment, même si je pique ma crise féministe, actualité oblige certainement et bavardage récent également, ce serait dommage que nous poursuivions chacun de notre côté.








jeudi 10 mars 2016

Un dimanche chez Ikea

Il pleut ce matin. Qu’est-ce que l’on peut bien faire ? Prenons la voiture et filons chez Ikea. Les enfants pourront courir sans danger et nous, nous pourrons nous chamailler sur la couleur d’un canapé !
Roule. Roule, et bouchon sur la route. Roule. Roule, et tourne en rond sur le parking. Silence moteur, claquement de portière, nous atteignons enfin l’entrée balisée.
Dès que les immenses portes vitrées se referment dans mon dos, l’odeur moite et salée griffe mes narines. Certaines chaines de magasins possèdent une signature olfactive caractéristique qui provoque des attitudes diverses. Chez Ikea, la grande majorité des personnes, hommes ou femmes, lèvent le nez tout sourire, le corps aux aguets, mais plus rarement, renâclent ou ébauchent un mouvement de recul en vidant leurs poumons d’un soupir interminable et sonore. Les enfants piaillent et s’éparpillent comme s’ils déboulaient dans un parc d’attractions. Docilement, comme tout le monde, nous empruntons le chemin de transhumance du parfait client Ikea en visite au pays du meublé, empli de ce sentiment idiot, béat, que notre appartement déroule à chaque pas ses mètres carrés supplémentaires. Joyeux parfums tout frais des gens, saupoudrés de bonne humeur des familles. Des miettes pimpantes, acidulées, fruitées et épicées pétillent tels des électrons étourdis autour de mon nez, puis, imperceptiblement, à l’approche des premiers éléments du décor, laissent place à la rumeur grave  des matières lourdes et sérieuses qui s’échappent du petit et gros mobilier.

Scène 1. Bibelots et bonnes affaires. Succession d’alcôves adroitement décorées de tout un tas de bidules que nous pouvons enfourner illico dans un sac jaune immense qui exhale une haleine de gant de toilette sale oublié sur le bord de la baignoire. Nous traversons un gros nuage tiède de clous de girofle et de flocons d’avoine, car le hasard nous permet de découvrir les dernières collections encore imprégnées des odeurs des cartons d’emballage.
Scène 2. Les salons égrènent les exemples pratiques, depuis le studio de l’étudiant jusqu’à la famille plusieurs fois recomposée. Coussins et canapés. Poussière et volupté. Tout commence par un parfum de coton froid, minéral et gras et s’achève en apothéose sur un arpège simili cuir. Les odeurs sont bizarrement identiques, mais l’impact du faux cuir place la fibre naturelle du coton, au rang de petit joueur.
Scène 3. La salle à manger. Colle à bois, et laques resplendissantes. Fines odeurs d’arêtes de poisson, de térébinthe, de miel de forêt, de zeste de citron vert et de camphre. Je soupçonne parfois les industriels d’aromatiser les vernis façon cire encaustique de nos mère-grand pour nous faire croire que les meubles sont en bois massif, plutôt qu’en poudre de bois aggloméré.
Scène 4 : Les bureaux. Plastique et métal. Maïs soufflé et tomates concassées en conserve. Peu de monde et peu d’air en mouvement donc, peu d’odeur significative. Sinon ce parfum typique des lieux où se croisent des familles de tout âge qui finissent par avoir trop chaud dans leurs vêtements. Transpiration sucrée des tous petits, et salée des adultes. Si je caricature,  je décrirai le parfum du nourrisson comme celle d’une brioche au lait et celle d’une personne âgée comme celle d’un pain de campagne artisanal. Ensuite, tout est dans le dosage de la quantité de levure…
Scène 5 : Les bibliothèques, rangements et autres étagères. Lieu de convergences des odeurs humaines, le nombre de personnes au m² augmente et se concentre sur un enjeu primordial : matérialiser Tetris dans sa maison. Les cerveaux sont en ébullitions, évaporation et tension. Strates mêlées d’eau de toilette et de sueur capillaire. Je ne perçois plus le parfum douceâtre de Billy, la bibliothèque emblématique.
 Scène 6: Les meubles de cuisine. Fusion et explosion. Nervosité grandissante des clients, agacement des enfants. Fatigue et bords de nerf. Les vapeurs céleri-rave sporadiques des clients tourmentés se mêlent aux odeurs fades et caillées de l’électroménager et de l’inox. Un mélange douloureux et astringent, je passe mon chemin.
Scène 7: Les lits. N’hésitez pas à vous allonger dessus pour les tester. Bouquet en vrac de pieds, même si personne ne retire ses chaussures. Au caoutchouc tiède, au cuir usé, aux chaussettes mal rincées ou oubliées dans le tambour de la machine à laver. Effluves d’endives bouillis, de livre moisi, de plateau de fromages, de rose fanée, de chou de Bruxelles trop cuit explosé au fond de la casserole et, par-dessus le tout, le remugle poivré, âcre, complexe, et technique des matelas en latex. Attirant. Répugnant. Rigolo, en somme.
Scène 8 : La cafétéria et les fameuses boulettes de Gnou : l’apothéose de notre promenade. Fumet de cantine. Sauce aigre-douce et viande mouillée. Glutamate, chambre froide à l’odeur de gazon glacé caractéristique, graisse croustillante, sucs caramélisés et café  très allongé. Bon appétit ?
Scène 9 : Au bas des escaliers, le libre-service. On dégage rapidement, regard rivé au sol pour éviter dans la mesure du possible de remplir son caddie de trucs presque inutiles. Le meilleur moment : le passage devant les tapis : parfums de crins de chevaux, de farine de châtaignes, de beurre rance, de poussières d’ailleurs. Savant mélange qui évoque les pickles anglais et le baume Mitosyl pour les fesses de bébé.
Scène 10 : Le stock. Hautes rangées numérotées. Sol bétonné et longues poutres de métal. Palettes en bois et gros cartons. Où c’est que c’est ? Regard vide. Humeur ronchonne et curiosité fanée. Je note : muscade éventée pour le sol. Porridge pour les cartons. Coca-Cola rugueux pour les planches. Voui ? Bon, ce n’est pas très original tout ça et en plus je l’ai déjà dit. Je traine du nez. Suis fatiguée et finalement je ferme les écoutilles. Zou, à la caisse.

Sur le chemin qui mène à la sortie, brusque mouvement du menton : mon nez déploie ses narines, affolement des papilles ! Mon regard glisse vers l’ultime univers olfactif : la buvette et son cortège de produits suédois. Très sucrés. Très salés. Merveilleusement épicés. Sans un regard pour les pyramides de biscuits au chocolat,  les tronçons de harengs à l’aneth, à la coriandre ou à la mayonnaise cannelle, nous quittons Ikéa, non-c'est-finit-on-n'achète-plus-rien, épuisé.
Invariablement, en ouvrant le coffre de la voiture, je me demande comment tous ces machins aux noms imprononçables ont échoué dans l'immense sac bleu, tout neuf, au parfum de tongs et de brocoli. Les mystères de la surconsommation….






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vendredi 19 février 2016

Matière grise

Début de semaine. Tête toute vide.
Mardi pas mieux
Mercredi. Med’ c’est déjà le milieu et toujours rien. Je vais me faire une tasse de thé.
Tandis que l’eau monte en température, mon moral descend toboggan. J’ai le nez vide. Je jette un œil par la fenêtre et je m’aperçois que la couleur du ciel ressemble à  celle de mes méninges.
Matière grise.
Orivone. Iso E super. Acétate de PTBCH. Jessemal. Salicylates divers…
Matériau olfactif.
Une odeur de farine grise.
Florimoss.
Une goutte d’humidité. Bientôt la pluie.
Je verse l’eau bouillante sur mon sachet de thé.
Ionone bêta. Hedione. Essence de bouleau rectifié.
Thé fumé. Lapsang souchong.
Acétyl méthyl carbinol. Un nuage de lait.
Le ciel tourne au noir et la pluie se met à tomber, brutalement.
Les parfums sont noyés, dilués, direction caniveau.
Je bois à petite gorgée ma tasse de thé. C’est brûlant. Furanéol. Et puis soudain, je pense à mon odeur de farine. Ce n’est pas possible, mon père a déjà évoqué la farine. Le bois farine. Tiens, c’est le retour de mon copain familier : le complexe de la fille du parfumeur. Je ne peux pas composer sur ces traces. Et en même temps, je sais pertinemment que je ne peux pas renier mon père. J’adore être sa fille !
Bon. Reprenons de zéro.
Je contemple mon chez-moi. Des meubles en bois. Des tissus colorés. Des revues entassées. Des BD et des bouquins. Un pull oublié sur un fauteuil. Un lapin en peluche oreilles qui tombent rejeté dans l’angle du canapé. Le désordre, comme compagnon de notre quotidien. Et des odeurs en filigrane.
Petites histoires et grand récit. Feuilles de papier, mobilier et bibelots.
Matière grise. Matière meuble.
Méthylionone. Clous de girofle. Noix de muscade. Vanilline. Cashmeran et verdox
Une odeur de coussin... ça ne mène à rien.
Y’a des semaines comme ça où décidément la matière demeure grise.













mardi 9 février 2016

L’arbre kipu

La nature est bien faite. Pourtant, parfois j’ai un doute…
Promenade paisible en ce début d’hiver doux et gris. De ce gris parisien qui absorbe la lumière et floute les paysages. Une amie romantique m’a donné rendez-vous pour déjeuner dans une guinguette épinglée sur une île minuscule qui orne un des étangs du Bois de Boulogne. Pour s’y rendre, il faut prendre un bac à la manière d’autrefois.  Je longe les bords de l’eau où barbotent canards et mouettes pour atteindre le ponton et comme souvent lorsque je flâne, je me raconte des histoires. Je m’imagine en robe à tournure et joli bibi posé sur mes cheveux crêpés chignon, une ombrelle au bout des doigts, des enfants en tenus de marin d’eau douce courant après des cerceaux. Toute la caricature d’un temps révolue. C’est curieux comme lorsque l’on rêvasse « au temps jadis », on se représente toujours  en costume chic plutôt qu’en costard prolo ! Quand soudain, une violente odeur de fin de soirée bien arrosée régurgitée sur le trottoir envoie valser mon ombrelle et mes visions de Belle-Epoque. Pamplemousse pourri. Poubelle éventrée. Queue-de-renard. Beurre momifié.  Décalage puissant entre le remugle épouvantable qui attaque mes neurones et le cadre idyllique où je me trouve. Évidemment, je marque l’arrêt : corps immobile, narine frémissante, je cherche l’origine du relent. Je commence à avoir des doutes sérieux sur le menu des réjouissances du restaurant. À moins que ce ne soit le mal de transport : le radeau balloté sur l’étang ? Je ne remarque aucun vestige en forme d’étoile sur le sol, ni monticule de déchets suspects aux alentours. J’en suis là de mes réflexions décousues lorsque l’homme du bac me lance aimablement.
-         -Ce n’est pas au sol
-        - Pardon ?
-        - Vous cherchez au mauvais endroit, c’est plus haut.
Réflexe idiot, je lève la tête sans comprendre. Regard bovin et nez perdu. La ramure de plusieurs arbres dépouillés de leurs feuilles forme justement une ombrelle au-dessus de nous. Mais je remarque également un arbre long et maigre dont les branches fines ploient sous un nombre invraisemblable de minuscules fruits en grappe. Sous la lumière tamisée de ce jour de décembre, ils semblent duveteux et d’un joli or mat.
-        -C’est ce truc-là qui fouette ! M’explique le batelier. Chaque année en cette période c’est une véritable infection. Et en plus quand ça tombe, vaut mieux ne pas se trouver en dessous…
Je comprends enfin qu’il me désigne les jolis petits fruits dorés d’un arbre que je suis incapable d’identifier. Jusqu’à ce jour, j’ignorais que la nature pouvait créer une telle puanteur qui résume de manière aussi pertinente le vaste panel des alarmes olfactives pour nous éviter une intoxication alimentaire. En comparaison, le Durian, ce fameux fruit asiatique à l’écorce de hérisson qui évoque un munster oublié sur une étagère, ou un lot de chaussettes en troisième mi-temps, me parait sympathique et gourmand…
Ce fruit charmant est en fait un ovule qui à l’automne se ratatine et laisse échapper, depuis ses rides et ridules, des molécules d’acide butanoïque. Seul l’arbre femelle fouette du bec.
Au printemps, l’arbre est séduisant avec ses feuilles délicates en forme d’éventail qui bruissent au moindre souffle de vent. Il se pare d’une jolie teinte curcuma à l’automne. Naturalisé en Chine, on le nomme l’arbre aux mille écus, car dès l’hiver, un tapis d’or émaille le sol à son pied. C’est une espèce fossile, plus ancienne que notre monde. Qui résiste à toutes les pollutions, même atomiques. On peut admirer un très vieux tronc mâle et noueux aux Jardins des Plantes à Paris, dont la bouture a été enfouie vers 1811 par des botanistes passionnés. Le plus vieil arbre pousse racine sur un campus universitaire au Japon, depuis plus de 1200 ans.
La nature est bien faite : le Ginkgo biloba possède la meilleure des armures ou le charme le plus puissant : un parfum rebutant.






jeudi 28 janvier 2016

Prière du parfumeur

Les souvenirs ont la peau dure. La mémoire arrondit les angles.
Un café sur la place Charles de Gaulle dans un petit village du sud de la France, semblable à une carte postale de bonne humeur et de tradition préservée. Fin de repas, ma fille déguste enfin la glace qu’elle réclame depuis le début de notre déjeuner en famille. Un sorbet aux couleurs vives. Une drôle d’odeur. Je me retiens d’arracher la glace des mains de ma petite puce pour renifler et décortiquer les étranges relents, car je ne veux pas passer pour une mauvaise mère submergée par ses instincts de parfumeur. Je me rabats sur le papier d’emballage, pointe le nez sur les gouttes de sirop et grimace de dégoût. Je ressens pourtant un drôle bien-être. Je suis parfumeur. Mon nez réclame de l’objectivité. Mais devant ces molécules biscornues j’enfourche mon petit vélo, fuit toute raison, et soudain mes tripes remplacent ma matière grise. Voilà que mon corps se transforme en champs de bataille ! Cœur vs Tête. Un dialogue improbable dont je suis le témoin impuissant où s’enchainent images du passé et réponse d’expert.
-        -  Oh ! ça me rappelle un truc là !
-       -  Vouiii, ce sont des nitriles, du citralva, des éclats cinnamiques, du limonène, des miettes de souffre et une grosse louche de pinène. Hop ! dans la boite !
-         -  Non, non, c’est bien plus vaste…
-         - Un mélange totalement artificiel et chimique.
-         - C’est la réalité, mon enfance, et puis plus tard aussi. C’était bon et rassurant.
-        -  Non, c’est infect, comment peut-on proposer ça aux enfants ?
-        -  Mais moi, enfant, je baignais dedans.
-        -  Tu ne le mangeais pas, si ?
-         -  Non, c’est autre chose, mais je ne sais plus.
-       - Ah, ah ! je vais plus vite que toi. J’ai tout trouvé, classé et éliminé illico. Association de molécules sans intérêt artistique. …Ni gustatif. Voilà !
-        - Je ne peux pas te laisser dire ça. Attends un peu, je jette un nouveau coup de nez, je dois remettre la main sur ce souvenir.
-     -  Hors de question! C’est dégueulasse ce truc, ma mémoire refuse de s’encombrer. Pas utile pour mon métier
-        - Voilà ! J’y suis !! Tu vois ? Soulève la vieille poussière entre tes méninges et regarde, c’est chouette non ? Ça parle de nous, lorsque nous étions candides, sans tiroir ni mémoire.

Mon cerveau cesse de pédaler et de chercher, mon cœur mollit et enfle librement. La tension se relâche. Moment de réconciliation offert par un étui à glaçon aromatisé, meilleur qu’une blague Carambar, je retrace le fumet des usines de parfumerie. Manifestation d’un savoir-faire immatériel qui  s’échappait des salles de production et de mélange, maculait les fûts et les extracteurs, imprégnait depuis des décennies en couches successives les murs, les sols et les machines, et parfumait à chaque renouvellement de générations, les vêtements, les cheveux et la peau. L’odeur varie  imperceptiblement suivant les saisons, les époques et les modes ou les lieux géographiques. Mais le cœur de formule --la racine fondamentale--l’ADN olfactif-- demeure une constante depuis ma plus tendre enfance, quelle que soit l’usine dans laquelle j’ai mené mes jeans d’écolière, d’étudiante ou de parfumeur. À Grasse, à Genève, à Holzminden ou aux États-Unis. Une mélasse étrange sans queue ni tête. Un tricot douteux, poisseux, de molécules artificielles et de matières nobles naturelles. Une signature olfactive puissante, qui rebute ceux qui la découvrent, mais agit comme un baume nostalgique sur la mémoire des parfumeurs d’usine. À plus petite échelle, on la retrouve en fin de journée dans les poubelles des laborantines qui ont pesé les formules de leurs parfumeurs : pipettes usagées, papiers imprégnés, flacons souillés…

C’est une odeur que je ne mangerai pas.
Une composition que je n’emprisonnerai pas dans un flacon.

Mais j’aime y broyer ma mémoire, m’imprégner de son souvenir, pour me réconcilier avec mes origines. Retrouver cette époque révolue où les minuscules flacons d’essais qui traînaient chez nous et chez mon grand-père, dessinaient des paysages savoureux, des univers incompréhensibles et pourtant séduisants. Nez naïf je me contentais d’apprécier ou de grimacer, mais je ne découpais pas encore tout en rondelles à chaque sursaut d’évaporation. Je ne cherchais pas tirer les vers du nez du mélange, à élucider le pourquoi/comment. Pas de tiroir. Pas d’étiquette. Pas de classification ni de jugement. Prendre comme ça vient et tant pis pour demain !
Il existe mille et une façons de prendre un coup de vieux. Pour un nez, c’est lorsque le métier prend le pas sur la spontanéité. L’univers qui nous entoure devient alors une source systématique d’informations élémentaires, désincarnées, exploitables. Identifié. Étiqueté. Mâchouillé et Classé.
J’accepte les rides, l’affaissement de mon visage, la dégringolade de mes fesses, la mollesse de mes bras. Pas toujours avec le sourire. Souvent avec un soupir. Mais bon, tant pis, tant pis, j’irais en boutique, et je réglerai le problème avec un cosméto placebo.
Mais s’you plait, que mes souvenirs demeurent. Que ma mémoire n’arrondisse pas les angles. Que ma tête et mon cœur œuvrent toujours de concert afin que régulièrement, je trouve le désir, le courage, de faire sauter mes classifications !
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vendredi 22 janvier 2016

Les recettes de Madame Nitouche n°1

Ben vl’à que ça ne me rajeunit pas ….Le retour de Madame Nitouche !
Petit coup de vieux. Je vais vous conter l’époque des premiers échanges de mails entre collègues d’une même société. Aujourd’hui cela parait aller de soi, mais de mon temps, au début des années quatre-vingt-dix, le maniement d’une boite mail pour distribuer l’information au sein d’une entreprise était relativement nouveau. Bien évidemment, l’utilisation à des fins uniquement professionnelles a été bien vite oubliée et détournée. Nous étions quelques ami(e)s, collègues et apprentis, éparpillés aux quatre coins de la planète, et soudain nous pouvions communiquer à la seconde sans donner le sentiment de perdre notre temps au téléphone. On tapotait sur un clavier…donc on travaillait, non ? Parfumeur en devenir, je supportais difficilement l’esprit de compétition exigée au sein des équipes, mais j’en acceptais les règles, car j’étais ambitieuse. L’écriture est rapidement devenue une solution pour relâcher la pression, détourner les angoisses de la feuille blanche, exprimer le plaisir simple des odeurs, d'une forme de créativité hors clous. J’ai commencé à échanger cuisine avec mes ami(e)s expatriés afin de nous donner l’illusion bienveillante que nous nous retrouvions autour d’un plat pour bavarder de tout et de rien, et surtout pas des projets que nous devions à tout prix remporter ! J’ai imaginé et écrit de nombreuses recettes dont l’héroïne, à laquelle j’avais donné les formes et le caractère de Maïté, expliquait  l’art et la manière de concocter de bons petits plats puisés dans mon quotidien de ménagère trentenaire: « les recettes de Madame Nitouche, Reine de Bouche ».

En cette nouvelle année, afin de varier le menu des chroniques olfactives, je vous propose de découvrir quelques recettes de cuisine entre deux histoires de formule de shampooing. Je n’ai pas la prétention d’être une grande cuisinière, mais une remarque récente de mes enfants, me laisse à penser que je cuisine comme je crée mes parfums : je farfouille sur les étagères, je tâtonne et trouve un accord plaisant, mais parfois, je me plante joliment ! Ces derniers se plaignent donc très gentiment que je ne réalise jamais deux fois le même plat. Aussi, ai-je imaginé que lorsque l’un d’eux s’avère n'être pas trop mal, je pourrais l’offrir en partage….et en conserver une trace.

Madame Nitouche n°1 :  Omelette d’asperges vertes, parfumée au sumac

Le marché :
-    -Une botte d’asperges vertes fraiche, ou un sachet d’asperges vertes congelées, ou une poignée d’asperges sauvages glanées au printemps au bord des routes de campagne.
-     -Deux œufs par personnes + 1 pour la poêle (comme pour une théière, les Anglo-saxons comprendront)
-         -Une cuillère à soupe de crème entière fluide ou deux cuillères à soupe de lait frais entier
-        - Une dose de beurre (tablette individuelle de 12gr)
-        - Une belle poignée de parmesan fraichement gratté
-        - Une grosse pincée de sumac

La Manière :
Préparez les asperges :
               Fraiches : coupez la fin des tiges un peu dures et faites les cuire à la vapeur « al dente »
           Congelées : placez les asperges directement dans le panier vapeur, et faire cuire selon les instructions, moins trois minutes pour la cuisson « al dente ».
               Sauvages : rincez et réservez. Pas de précuisson.

Dans une grande poêle, déposez le beurre et laissez fondre paisiblement. Pendant ce temps, préparez les œufs :
Dans un grand bol ou un saladier, fouettez énergiquement ou pas les œufs. Tout dépend de vos goûts. Personnellement j’apprécie une omelette dont les œufs sont fouettés jusqu’à faire un peu de mousse sur les bords du bol.
Ajoutez la crème liquide ou le lait frais, fouettez à peine et versez le mélange dans la poêle chaude.
Ajoutez les asperges, comme des sardines dans une boite.
Attendez que l’œuf soit légèrement saisi sur les bords puis diminuez le feu. L’omelette doit cuire très doucement, sans qu’on l’agace ! Le but est que le beurre ne brûle pas et que les œufs ne soient pas remués. L’odeur doit demeurer fleurie, onctueuse, faire penser un petit peu à des fruits secs et à de l’herbe fraichement coupée.
Saupoudrez de parmesan.
Arrêter la cuisson quand le parmesan a disparu fondu, mais qu’au centre de la poêle l’omelette ne soit pas tout à fait cuite. La cuisson s’achève doucement avec la chaleur radiante.
Saupoudrez de sumac et servez aussitôt. Avec une salade verte, parfumée à l’huile de noisette par exemple.

Dans la tête du parfumeur :

Ce plat possède une magnifique odeur de jacinthe quand il roussit doucement à faible température.
L’asperge, verte et amère, se mêle au parfum musqué de l’œuf et crée la note fleurie. Ce n’est pas le cas, si le plat est préparé avec des asperges blanches.
Le beurre et l’œuf offrent une combinaison caramélisée, pralinée, propre à faire saliver nos papilles
Le parmesan est un exhausteur de goût naturel, il évite d’ajouter du sel.
Le sumac est un produit magnifique : à la fois boisé et aigrelet, il donne un coup de nerfs et diminue l’effet « poudré » un peu gnangan des œufs.

Bon appétit !

PS1: le sumac est une épice aux reflets auburn et provient d'un arbuste qui pousse au moyen-orient et dont on utilise les baies séchées puis broyées.
PS2: clin d’œil à tous ceux et celles qui ne trouvaient pas les ingrédients "parisiens" à Holz-City, nécessaires pour réaliser les recettes de Madame Nitouche... 

jeudi 14 janvier 2016

La source


Enfant, je jouais dans le cours de son eau. Glacée, turbulente, elle m’emportait malgré les battements frénétiques de mes petits pieds jusqu’au jour où j’ai trouvé la force de repousser son flot. J’avais 10 ans. J’aurais aimé remonter le torrent à sa naissance, mais le lieu était tenu caché,  niché dans un domaine privé au bout d’une vallée encaissée.
Des années plus tard, à l’occasion des festivités de cette jolie rivière qui alimente la région en eau potable, je me retrouve, après trois heures de marche sur des chemins de cailloux bordés de cistes et de buis sauvages, au cœur de cette propriété.
Un petit étang informe festonné d’herbes floues marque la fin d’un jardin laissé à son état naturel.  Enfin, j’ai la réponse à ma question enfantine: d’où vient la rivière ? Où commence l’eau ? Mais fichtre quenouille, comme je suis déçue par ce que mes yeux contemplent !  Je cherche une manifestation évidente : une effervescence de minuscules bulles qui boursoufle l’étendue lisse et sage, un glouglou sonore et abondant expulsé exactement en cet endroit secret et intime où la montagne embrasse la terre, un ruissellement joyeux et bondissant qui jaillit du rocher en surplomb.  Rien d’aussi bucolique ou romantique….Je découvre l’immobilité silencieuse d’une grosse flaque olivâtre.
En revanche, je capte une multitude d’informations odorantes. L’eau à mes pieds possède un parfum incroyablement doux et lumineux. Je plonge la main dans l’onde inerte et la porte en coupe à mes narines. Aucun fragment olfactif de vase, de feuilles, de bois ou d’herbes en décomposition, aucun relent de mousse ou de moisissure. J’aimerais écrire que je découvre à cet instant une odeur de rien, mais ce n’est pas tout à fait vrai. L’eau glisse entre mes doigts tandis que je tente de capter toutes les particules odorantes. Mon nez, tel un tamis, absorbe, filtre, puis passe le relais à mon cerveau coupe-senteur. Une myriade de projections défile sur la toile de ma mémoire olfactive. Parfois, une étincelle s’allume et je trouve le mot, ou la phrase pour définir la fine molécule. Souvent, l’odeur m’échappe et retourne à la source avant que je ne puisse l’étiqueter. Je reste longtemps ainsi, accroupie au bord de l’eau à donner l’impression de me désaltérer quand je tente tout simplement d’irriguer mon flair. J’ai conservé une impression étrange du parfum de la source de la Siagne. Des couleurs aux tons pastel, entre gris diaphane et jaune éteint. Une sensation de peau de nouveau-née, douce et salée, un peu sale aussi. Une haleine de terre grasse, des notes de framboise et d’herbes fraîches, des relents de cailloux et de craies. Des éléments inattendus et épars, impossibles à emprisonner dans un flacon. Mais libres et virevoltant dans ma mémoire afin que dès que se présente l’occasion, j’en dépose un fragment dans une de mes formules.


jeudi 7 janvier 2016

Fin d’année et bonnes résolutions

L’idée sent déjà bon. Un truc tout propre, bien rond, sans angle ni épine. Une odeur à la fois douce et surprenante, un peu. Mais sans brusquerie.
-        -Ah.
Comme dirait mon psy.
-        -Vous commencez l’année sur la pointe des pieds, avec du coton autour des orteils ?
-        -Euh….Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
-        -Eh bien, mais votre vocabulaire olfactif voyons !
-        -Donc, si je vous parle d’une odeur rectangulaire avec des éclats et des salissures, vous pensez que je suis entreprenante et enthousiaste, sans doute ?
-        -Mais oui, madame Parfumeur….Car certainement, les mots qui expriment ces odeurs définissent-ils votre état d’esprit ?
-        -Mais pas du tout !
-         -…..

-         -Ah ah !
Comme dirait mon sémiologue.
Ils me fatiguent ces deux-là….Surtout la veille du réveillon.
-        - Mais oui, madame Plume. La question est d’importance pour la compréhension de votre univers si particulier. Les mots ne sont point utilisés par hasard, mais pour communiquer, donner une information. Et avec les odeurs, tout semble tellement abstrait !


Le psy et le sémio, en cœur :
-         -Alors, dites-nous Madame Plume et Parfum : 2016 va sentir quoi ?
-         -Hé bien pour monsieur Psy, une combinaison équilibrée, mais bourrée de nœuds. Et pour vous monsieur Sémio, une combinaison de minuscules signaux crochetés sur l’axe syntagmatique.

Je contemple messieurs Psy et Sémio, nez bas et fronts sillonnés de bourrelés,  quêter entre les rayons de leur matière grise l’ébauche d’une odeur. Soudain, à l’unisson, un soupir de soulagement s’échappe de leurs poitrines : ils lèvent les yeux vers moi sourire aux lèvres et choisissent soigneusement leurs mots pour me décrire l’odeur de cette nouvelle année:

-         -Un truc tout propre, bien rond, sans angle ni épine. Une odeur à la fois douce et surprenante, un peu. Mais sans brusquerie.
-    -Ah ?