jeudi 17 avril 2014

Pas de deux

Tac au tac les mots swinguent entre nos deux esprits rivés sur une image olfactive identique. Têtes penchées sur l’odeur nous cherchons la molécule utile, la pièce qui maintient l’ensemble. Pas de flacon, ni de touche, mais nos corps qui évoluent sur le bout de trottoir devant l’entrée de l’immeuble, tandis que nous bavardons librement. On tourne en rond, sauf dans notre tête qui manipule les odeurs, dessus, dessous, entre celle-ci et pourquoi pas telle autre. Le mouvement oscille, la direction change, l’odeur aussi. Cul-de-sac. Nous revenons sur nos pas. Rembobinons depuis le début, à quel moment nos chemins ont viré de bord et pris la mauvaise direction ? Nous étions framboise et nous sommes passés sur fraise. Ça ne va pas. Reprenons au début de framboise. Tu es calée ? Oui je l’ai. Framboise ronde, mais un peu sèche, torréfiée. Manque de jus, de pulpe. Si je te dis anis. Je pense aussi anis. Je cale donc anis, entre l’image banane et caramel. Acétate isoamyl et Éthyl maltol. Oui, je vois. C’est mouillé, charnu, et je bascule sur Framboise fraiche, et non plus Fraise confiture. Je décide donc de diminuer la quantité d’éthyle maltol pour offrir un peu d’espace à l’essence de badiane au parfum humide. L’image mentale s’ajuste, les curseurs s’équilibrent, l’odeur devient plus nette et flotte, lumineuse, parmi les circonvolutions de nos méninges respectives. Quelques témoins assistent à notre bavardage et tentent de saisir le sens de nos propos décousus. Les mots, pourtant simples, demeurent en suspens, impénétrables, et nous isolent du reste du monde. Nous poursuivons notre pas de deux. Prise dans ce jeu de quilles où une molécule repousse d’une simple pichenette mentale une autre, mon égo barbotte avec délice dans un élan de toute-puissance cérébrale, et je propose, pirouette facile, l’anthranilate de méthyle. J’annonce, impétueuse : framboise des bois ? Je n’ai pas le temps d’achever ma phrase qu’il me faut me rendre à l’évidence : erreur d’aiguillage. Un bruit terrible de vaisselle qui se brise résonne soudain dans ma tête, tandis que mon confrère grimace. Les rouages de nos méninges grincent, coincent, explosent : ça pue dans nos têtes ! Nous nous regardons en chien de faïence, la communication coupée. Pour me donner une contenance, je porte mon gobelet à mes lèvres et j’absorbe une minuscule gorgée de café froid que je frotte sur ma langue, chassant les ultimes fragments imaginaires de framboise fleurie. Sans un mot, nous reprenons sagement le chemin de nos bureaux où nous attendent nos petits écrans noirs sur lesquels nous traduisons en termes clairs et séduisants, tous les mots d’esprit odorant qui traversent nos pensées.
J’ai pourtant le sentiment étrange et nostalgique d’avoir raté un rendez-vous amoureux.

L'anthranilate de méthyl est une molécule très puissante qui peut tour à tour plomber un parfum ou rendre de grand service. Son odeur peut paraitre repoussante. Elle est simplement abstraite. Elle possède donc la faculté d'offrir ne nombreuses possibilité olfactive : tubéreuse, bois, fleur d'oranger, fruits, cuir, naphtaline, tourbe...tout est question de dosage et de rapport d'odeur...
Coin des curieux :
La fraise: fructone + ethyl maltol
La fraise des bois : fructone+ ethyl maltol+ anthranilate de methyl
La framboise fraiche: acetate d'isoamyl+ musc T + anethol
La framboise des bois: acetate d'isoamyl + musc T+ cassis
La framboise confiture de fraise : acetate d'isoamyl+ musc+ ethyl maltol