jeudi 21 février 2013

L’âge de raison

Tout commence à l’âge de trois ans, menton dressé :
- nan, je veux pas !
- Tant pis pour toi

Aux environs des quatre ans, yeux levés :
- pourquoi ? Et pourquoi… ?
- Parce que c’est comme ça et puis voilà.

À l’âge de raison, visage chiffonné :
- Bêêêêrk, ça sent mauvais !
- Oui, mais ça ne se dit pas

Car jusqu’à l’âge de cinq ans l’enfant ne manifeste nulle opinion, ne prononce aucune critique. Tout fait signe, tout sent bon.
Mais en catimini, l’éducation œuvre et mouline, et, à l’âge de 7 ans, l’enfant est à même de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises odeurs. Celles qui sont dangereuses, sales, désagréables, se distinguent nettement de celles qui sont plaisantes, rigolotes, appétissantes ou familières.
Un lâché de prout sonore et odorant dans une assemblée ne gêne pas les tout petits qui poursuivent leurs activités sans même froncer le nez.
Le même, abandonné quelques années plus tard dans une salle de classe de CE1 et voici nos petits anges, hilares, qui se pincent le nez en poussant de hauts cris scandalisés et plutôt moqueurs…
Les odeurs fécales ne sont pas repoussantes pour les enfants. Pipi/Caca sont une création dont on se débarrasse dans sa couche ou sur le pot devant un public d’abord attentif et élogieux, puis à l’abri des regards et des nez étrangers. Le dégoût s’affirme tardivement, vers l’adolescence.
Les enfants évoquent spontanément les odeurs qui frôlent leurs petits nez. Ainsi ma fille, qui gobe quelques molécules dans la rue lors d’une matinée shoping me demande avec un air gourmand : « miam, c’est quoi maman ? ». Je ne sens rien à ma hauteur, aussi, je m’agenouille afin d’avoir mon nez au même niveau que le sien. Et là, au côté de ma fille, sur le trottoir parmi les piétons qui nous contournent en ronchonnant, je tente de retrouver le filigrane dont il est question. Gaz de voiture, crotte de chien, goudron, maroquinerie et petit truc sucré. Cacahuète caramélisée. Aucun stand de vente de chouchou dans les environs. Ma fille a capté un courant d’air apporté d’une rue environnante, imperceptible à hauteur d’adulte.
À partir de cet instant, j’ai commencé à renifler les odeurs à hauteur d’enfant, pour me rendre compte que les informations sont très différentes et souvent, plus abondantes. Mais la plupart du temps dégoutantes pour un nez d’adulte. Relents de pisse, de merde, de décompositions, de combustion, de moisissure, d’ordures, bref, de tout ce que l’être humain fabrique de mieux en terme de déchets et de pourriture, mais qui pourtant n’offusque point l’odorat d’un jeune enfant.
Aujourd’hui, ma fille atteint l’âge de raison. Elle porte un jugement sur les parfums qui viennent chatouiller son nez lorsque je l’embrasse ou quand il s’agit de faire la bise à une personne qu’elle ne connait pas. C’est à ce moment-là que les convenances normalement interviennent : l’odeur bascule tabou, car l’enfant ne doit pas exprimer son ressenti. Et bien souvent, il abandonne rapidmement l'idée de fourrer son nez partout et il regarde simplement.
Pas de chance pour notre société de l’image, j’adore parler odeur. Aussi ma fille partage en régalade tous ses commentaires : Maman, tu as encore mangé des sardines ! J’adore quand tu mets du vernis ! Ben-dit-donc, tu sens le dodo…tu t’es brossé les dents ? Aaah ! t’as bu un verre de vin ! La dame…elle se lave pas les cheveux ? Le meussieu sent bizarre, c’est quoi, le chien ? Il/elle, a mis trop de parfum, ça colle, c’est trop sucrééééé ! Bheuuuuu….c’est la bouffe du chat, ça snouffe le poisson qui pue…auquel s’ajoute les grimaces pour mettre en scène les miasmes du quotidien.

Par contre, les odeurs fécales ne la gênent toujours pas…