vendredi 12 juillet 2013

Lunettes: à vue de nez

J’ai le nez clairvoyant. Mais quelques soucis avec ma vue. Parfois, lorsque c’est absolument nécessaire, mon visage disparait derrière deux petits hublots, cercles de verres qui me permettent d’appréhender le monde en détail, sans un flou parfois bien commode. Par exemple, je préfère me contempler dans un miroir sans mes lunettes. Non qu’elles ne me siéent point, simplement parce que mon visage me parait ainsi plus doux et bien moins marqué par les ans. Je change rarement de montures. Mais, le mois dernier, je me suis assise sur ma paire de lunettes qui a très mal réagi en disparaissant sous l’étendue de mon postérieur. Lorsque j’ai senti l’objet déformer ma chair, il était déjà trop tard. Mes fesses se sont adaptées, mes lunettes absolument pas. Regard de guingois, me voilà chez l’opticien. J’enchaine les différents modèles, minaude devant le miroir, hésite : trop lourdes, trop étroites, trop grandes où sont donc passé mes sourcils, trop colorés, trop ternes je ressemble à une maitresse d’école à l’ancienne, à une harpie, à une coincée, jusqu’au moment où je mets la main sur la forme et la couleur qui se prête à mon caractère. Mise en verres et réglages divers, me voici deux jours plus tard dans une salle bondée de cinéma zieutant le dernier succès du moment. Un mélange étrange traine sous mon nez. Sans doute la mixture pop-corn et eaux de toilette élaborée à partir de la foule rassemblée. Je me laisse happer par le film et perds de vue l’odeur. Lundi bureau. Première réunion de la journée. Changement de programme : projection de camemberts et de diagrammes multicolores. Je chausse mes nouvelles lunettes et j’apprécie sans intérêt la netteté des chiffres minuscules après la virgule. Une odeur passe, papillonne autour de moi. Petite bestiole mystérieuse, elle volète puis s’échappe. Quelques flacons de parfum censés illustrer le marché actuel sont alignés sur la table. Je tends la main et, discrètement à tour de rôle, je les glisse sous mon nez : aucun d’eux ne m’évoque l’odeur oscillante. Je tourne mon nez, balaye l’espace alentour afin de capturer une information olfactive pertinente qui me permette d’identifier la source de cette vibration odorante faible, mais tenace, qui chatouille mon museau. Mon manège finit par attirer l’attention de la conférencière qui s’interrompt. Je sourie et lui fais signe que ce n’est rien, pardon, je suis désolée de l’avoir coupé dans son élan. Pensive, je cesse de m’agiter et, dépitée, je retire les lunettes et les déposes sur la table. L’odeur disparait. Je ne m’en aperçois pas, car je frotte entre deux doigts l’arête de mon nez, fermant les yeux à m’en broyer les paupières. Puis, geste d’automate, mes doigts chopent les montures et les calent derechef à l’emplacement prévu à cet effet. Volète, volète, la petite odeur. Je déconnecte complètement du sujet de la réunion et concentre toute mon attention sur ce miasme gentil, mais étrange. Flocon de purée déshydraté. Premiers mots posés sur l’invisible. Puis, carotte fraiche et bouchon de liège neuf. Un truc ensuite, illisible, que je ne peux nommer, ni imager : entre métal et fumée. Épicé, certainement. En plein remue-méninge, louchant sur la pointe de mon blair, je compare chaque facette des molécules, prisonnières fugaces de mes cils olfactifs en prise directe avec ma cervelle, au flot d’images et de sensations stockées depuis belle lurette dans ma mémoire. Système de classements et de recoupements tentaculaires où les propositions se succèdent telles des fiches cartonnées stockées dans les tiroirs d’une bibliothèque. Oui, je sais, je n’ai pas encore basculé dans l’ère informatique… La conclusion est simple. Je disparais sous un feu d’artifice ininterrompu de minuscules poussières odorantes sans intérêt ni étiquettes, qui finissent cependant par m’agacer et me démanger telle la Mouche du Coche de Monsieur de la Fontaine. J’achève la réunion sans lunettes, dans le flou le plus total me demandant si c’est l’odeur naturelle du matériau employé ou bien si celui-ci a été parfumé artificiellement ? Je n’ai pas de réponse. Depuis, je suis retournée voir mon opticien qui a accepté, septique, d’échanger mes montures, bien que personne jusqu’à présent ne se soit plein d’un inconfort olfactif. J’ai appris également que la conférencière m’a jeté de lourds regards noirs de reproche jusqu’à la fin de son intervention, tandis que je reniflais par à coup, les branches de mes lunettes, tâchant de comprendre le phénomène des montures odorantes.