jeudi 24 février 2011

Les Poils du Dieu Pan /6

- Mais quel rapport avec toi ? Je veux dire : pourquoi cet ancien amant de ta mère s’est-il retrouvé dans notre placard ?
- Je n’en ai aucune idée…
- Ce gars au talc, il te connaissait ?
- Non, je ne crois pas. Nous ne nous croisions jamais
- Ce n’est pas possible. Il y a bien un jour où, après l’école, tu as débarqué trop tôt et tu les as surpris ?
- Non, te dis-je. Ma mère veillait au grain. Nous avions inventé ce code du foulard jaune noué à la fenêtre dont je t’ai déjà parlé : tant qu’il flottait tel un étendard, il n’était pas question que je mette les pieds à la maison !
Oriel intervint:
- C’est quand même dingue cette histoire. D’être mis à la porte de chez soi. D’attendre dehors par tous les temps, que ta maman ai achevée son affaire !
- Ta mère avait des ennuis à l’époque avec lui ? Une sombre histoire qui soudain referait surface aujourd’hui ? demanda Antoine, sans relever la remarque tombée à plat d’Oriel.
- Pas que je m’en souvienne, et puis tout ça, c’est du passé justement. Ma mère vit maintenant, tranquillement à la campagne avec son amie Mireille, et leurs cinq ou six chats. Je l’ai eu au téléphone récemment, et tout allait bien. Non, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi cette chaussette est restée délibérément sur son pied. Et, ça ne colle pas non plus avec l’odeur de marmelade.
- L’odeur de marmelade ? ne put s’empêcher de dire Oriel de plus en plus dégoutée.
- Oui, ou de pain perdu…un truc sucré, caramélisé, répandu sur tout son corps. Un reste de produit peut-être. Mais une signature olfactive, qui ne coïncide absolument pas avec le parfum de ces chaussettes.
- Bon. Résumons-nous. Intervient Antoine, en déposant bruyamment sur la table, la petite cuillère avec laquelle il touillait interminablement son café. Nous avons donc un type épilé, et plus ou moins carbonisé, qui porte des chaussettes au parfum extravagant de poudre et d’épices, ensuite nous avons…

Mais Tristan était reparti dans son monde intérieur. Tandis qu’il humait son café chaud qu’Élodie venait de lui resservir, il se remémora le nom de chacun des ingrédients employés dans le mélange particulier du visiteur de quinze heures. Enfant, il se rappelait avoir inscrit sur son cahier, les mots : craie, éponge du tableau noir et cuisine de la maman d’Anouchka. Il avait également dessiné un énorme fait-tout, posé sur une gazinière, où mijotait un ragoût fumant. Il avait conclu par ces mots : odeur propre, épicée et très forte. Maintenant, il saisissait l’exact mélange d’huiles essentielles : cardamome, girofle, muscade, nigelle, quelques gouttes d’une Cologne de Penhaligon’s à base de romarin, mêlées à une poudre de talc vendue dans le commerce et parfumée au géranium…Tiens, c’est vrai qu’il passait aussi beaucoup de temps dans la cuisine de la maman d’Anouchka…
- Lézard ! Sapristi, où est-ce que tu es encore parti ? J’essaye de t’aider et tu files à la dérive, tout seul sur ta barque !!
La voix d’Antoine l’arracha à sa réflexion et il quitta avec regret son monde parfumé. Retour sur terre. Case réalité.
- Qu’est ce que tu disais ?
- J’évoquais ton odeur de marmelade. Tu as une idée de son origine ?
- Non. Aucune. Mais je ne pense pas que ce soit important. Bon, sur ce, je dois vous laisser. J’ai une course à faire. Merci d’être passé Antoine, ravi de t’avoir rencontré Oriel.
Il se leva, régla la somme des cafés consommés en déposant un billet sur la table, et, sans se soucier de récupérer la monnaie, s’en fut, sans un mot de plus.
- Il te plante toujours comme ça ? demanda d’un ton raide Oriel, en contemplant le dos de Tristan franchir la porte, et disparaitre rapidement dans la rue.
- Parfois oui, quand il est préoccupé. Mais d’habitude, c’est lorsqu’il est en train de concocter une nouvelle recette. Là, je suis autrement inquiet. Je pense que cette histoire de cadavre épilé le touche d’un peu trop près.
- Il a quand même eu une enfance bizarre. Tu connais son histoire ?
- Très peu. À l’époque, tout le quartier était au courant que Lily entretenait des relations particulières avec quelques visiteurs, mais on en parlait à peine. Les gens savaient, mais ne s’en mêlaient pas. Je pense aussi que Lily avait l’art de se faire aimer par tout le monde…
- Lily ?
- Oui, la maman de Tristan. Je ne la connais que sous ce nom là.
- Pas de nom de famille. Madame Lézard ?
- Non, Lézard c’est le nom qu’il s’est lui-même donné. Celui qu’il m’a balancé quand nous nous sommes retrouvés des années plus tard. Quand revenu en France, il a décidé d’ouvrir son restaurant.
- Un truc comme, « y’a pas de lézard » ?
Antoine eut un sourire hésitant. Resta silencieux quelques secondes, pesant le pour et le contre, et finalement choisit de garder sa réflexion pour lui. Il remarqua de manière plus consensuelle :
- Pourquoi pas, je n’en ai jamais rien su, et je ne lui pas posé non plus de question à ce sujet.
- Et dis moi…il a une petite amie ?
- Tu es bien curieuse ? C’est quoi, toutes ces questions sur Tristan ?
- Mais non, ce n’est pas ce que tu penses…mais avoue qu’il est quand même déconcertant. Un meurtre, un passé étrange, et une vie perso dissimulée. Un vrai personnage de feuilleton de vendredi soir !
- Oui sans doute…mais je n’ai pas envie d’aller au-delà de cet épisode pour aujourd’hui. Allez viens, on va prendre l’air, et comme le restau est fermé pour un moment, je suggère que nous rattrapions notre retard sur les dernières sorties cinéma. On visionne tout, même les nanars !
- Mouais bon, si tu veux…
- Quel enthousiasme ! Alors, voilà une autre idée : puisque tu es si curieuse du beau Tristan, je te propose que nous l’invitions à diner, chez toi ? Qu’en penses-tu ? Comme ça, tu pourras t’essayer à le passer à la moulinette, et on verra si tu en tires davantage que je n’ai obtenu depuis toutes ces années.
Oriel ne répondit pas. Mais un sourire radieux, et des yeux brillants transformèrent son visage en une pancarte rayonnante affichant un « oui ! », sans l’ombre d’un doute. Elle enfila son manteau et prit les devants, d’un pas léger et ondulant. Antoine eut soudain quelques incertitudes sur les sentiments d’Oriel à son égard, puis chassa promptement cette idée sombre. Oriel était comme toutes les filles : curieuse, légère, vorace de potins et d’histoires, romanesques ou scabreuses. Pas plus compliqué que ça !

Tristan n’avait point de course urgente à faire. Il avait par contre, un besoin impérieux de prendre l’air, pour rincer son esprit soudain aux prises avec l’odeur du pain perdu. Celle, provenant des moments paisibles et gourmands auprès de sa maman. Celle, additionnée de marmelade, confectionnée par la maman d’Anouchka. Alors qu’il cinglait vers le sud en direction du Fleuve, doublant l’Arc de Triomphe « miniature » de la porte Saint-Denis en soulevant au passage un voile gris de pigeons en déroute, il se demandait pour quelle raison affluaient soudain à sa mémoire autant d’évocation d’effluve de cuisine ? Ses méninges déverouillaient de multiples casiers aux identiques saveurs doucereuses, sans parvenir à établir une ligne claire, tandis que son nez conservait encore entre ses cils sensibles, les arômes sombres et mats du café serré. Bien qu’à cet instant il identifia également en une fraction de seconde, l’odeur de pop-corn à l’ail des fientes de pigeons, le remugle poivré de l’urine humaine et les saveurs butyriques d’une queue de renard d’un alcoolique anonyme. Agacé, vaguement écœuré, il enferma son nez entre ces mains et frotta celui-ci d’un mouvement vif et bref, comme on passe un coup d’éponge sur une vaisselle souillée. Il franchit le boulevard Bonne Nouvelle encombré par la circulation et, au seuil de la rue Saint-Denis, il stoppa sa marche, releva la tête et aspira une grande goulée d’air parisien métallique et crayeux. L’haleine de sa ville natale le rasséréna, son cerveau cessa d’enfourcher son petit vélo véloce et la bibliothèque olfactive cessa d’ouvrir et refermer tous les tiroirs. L’image du joyeux désordre de la chambre d’enfants dans le film « Mary Poppins » lui vint soudain à l’esprit. Oui, certains effluves étaient comme ce petit soldat qui tentait d’échapper de son coffre, et acceptait enfin de laisser le couvercle se refermer sur lui, dans un dernier « pouêêt » !
Tristan reprit le cours de sa marche, nez et tête vide, en direction du quai des Orfèvres, où il avait une déposition à remplir.


À suivre…..

jeudi 17 février 2011

Les poils du Dieu Pan /5

Tristan Lézard engloutit le premier café d’une seule lampée. Brûlante. Dans la foulée, il but une gorgée de son verre d’eau glacée pour apaiser la sensation douloureuse, et fit disparaitre l’amertume qui taraudait sa langue. Il savoura ensuite interminablement les vapeurs du second café, jusqu’au moment où la délicieuse odeur torréfiée devint froide, minérale et monotone. Les effluves chaleureux l’entrainèrent dans la cuisine de son enfance. Sa mère, détendue et drôle, cuisinait du pain perdu pour le petit déjeuner du dimanche, tandis que le café filtrait dans la cafetière italienne, posée sur le gaz.. En sa présence, elle n’évoquait jamais les visiteurs. Elle ne les ignorait pas non plus, mais il existait un accord silencieux entre eux : on ne parlait pas du boulot à la maison. Parfois, elle lui expliquait à mot feutré, avec timidité, que le weekend suivant elle s’absenterait et que son petit garçon irait dormir une nuit chez les parents d’Antoine, qui vivaient au pied de la butte. Elle s’échappait toujours avec le même amant, dont il connaissait la voix et l’odeur. L’homme semblait jeune et agréable. Sa mère avouait qu’elle avait un faible pour lui. C’était un type qui travaillait dans le luxe. Beaux parfums, cosmétiques et belles montres. Comment s’appelait-il déjà ? Un nom d’écrivain. Un truc intello qui ne lui convenait pas du tout.
Perdu dans ses souvenirs il n’aperçut pas Antoine franchir le seuil du bistrot, accompagné de sa jolie brune, avec laquelle semblait-il, il avait décidé de passer quelque temps encore. Ce dernier repéra immédiatement la table en retrait où Tristan avait ses habitudes. Franchissant la courte distance qui les séparait, Antoine remarqua les sourcils qui rayaient d’un trait noir le front de son ami, et la mâchoire contractée: Lézard avait le nez sur son second café, et en général c’était le signe d’un aparté avec lui-même, dont il ne fallait surtout pas l’arracher. Même la serveuse, qui languissait après lui, passait au loin. Antoine s’approcha, avança une troisième chaise pour sa compagne, prit place à ses cotés, et d’un ton paisible demanda à Tristan de lui relater toute l’histoire, comme s’ils poursuivaient une conversation anodine.
Tristan surprit, ouvrait la bouche pour commencer à déverser sa mauvaise humeur, quand la serveuse surgit pour prendre la commande des nouveaux venus. Antoine se tourna vers elle, avec un large sourire.
- Bonjour Élodie, comment vas-tu aujourd’hui ? Mais dis-moi, tu es ravissante !
- Bonjour Antoine. Ça fait plaisir de vous voir. Bonjour Mademoiselle. Qu’est ce que vous prendrez ?
- Deux cafés pour nous, et toi Tristan, encore un café à sentir ?
- Oui. Pourquoi pas, c’est une bonne idée.
- Alors trois cafés, Élodie s’il te plait.
- Ça marche !
La jeune fille s’éloigna, non sans avoir coulé un long regard vers Tristan.
- Je me demande si un jour tu finiras par remarquer qu’Élodie se morfond d’un seul mot de toi !
- Je sais Antoine. J’ai remarqué son insistance, mais non. J’ai d’autres choses à faire qu’à perdre mon temps sur ce terrain. Famille et gamins ce n’est pas mon truc. Je préfère la conversation des casseroles, acheva-t-il dans un sourire en biais.
- Hé bien, ton ami n’est certes pas un beau parleur, mais quand il daigne sourire, c’est vrai que peu de filles doivent lui résister !
- Oriel, je te prie de garder en réserve ce genre de compliment pour ma personne. Heureusement, la majeure partie du temps, Tristan fait la gueule. Sinon, c’est vrai que je n’aurai aucune chance auprès de la gent féminine que nous croisons, ou qui fréquente notre restau. D’ailleurs, pour dire les choses franchement, je pense que nous n’aurions pas conservé la fidélité de notre clientèle si je ne dépensais pas toute mon énergie à séduire la salle, quand le cuisinier se contente de s’isoler tel un ours, derrière le rempart de ses fourneaux.
- C’est ce qui risque bientôt de nous arriver…la fermeture définitive, à cause d’un cadavre dans le placard ! Remarqua sans plaisanter, Tristan.
- Tu as une idée de son identité ?
- Oui. Depuis deux minutes. J’ai compris juste avant ton arrivée
- Raconte…
- C’est à cause de son odeur.
- Comment ça, l’odeur ? s’exclama Oriel intriguée. Tu n’es pas sérieux…
- J’ai reniflé le macchabée, dont la puanteur agréable m’intriguait. Surtout au niveau des pieds. Un truc me chiffonnait. Il a conservé sur lui une chaussette, intacte, qui n’a souffert d’aucune trace de brulure. Une chaussette propre et parfumée. Alors j’ai tenté de me rappeler où j’avais déjà croisé cette odeur…
Oriel affichait une moue dubitative, légèrement dégoutée. Antoine lui avait relaté en quelques mots durant le trajet, la découverte macabre de la matinée : le corps nu, épilé et brulé. Mais il ne lui avait pas évoqué le parfum de cadavre exquis.
Antoine qui connaissait Tristan depuis l’enfance n’était pas surpris par la tournure de son analyse. Par contre, il était intrigué par l’orientation de sa réflexion, car s’il connaissait le dingue de cuisine, sa sensibilité rare et tatillonne aux odeurs et aux saveurs, sa dextérité face au fourneau, il connaissait peu de choses de l’individu et de sa bulle privée. Tristan se dévoilait peu, trouvait toujours le moyen de feinter et botter en touche, et concluait une conversation à laquelle il ne souhaitait répondre, par un long silence, puis un regard doux, mais totalement fermé. Lorsqu’ils étaient enfants, ce silence offrait à Tristan un havre de paix qu’Antoine respectait, car le jeu reprenait rapidement ses droits. Aujourd’hui alors que chacun menait sa barque, Antoine s’inquiétait parfois de la discrétion extrême de son copain. Comment meublait-il ces rares instants de congés ? Était-il vraiment heureux, en dehors de sa cuisine ?
Tristan poursuivait sur sa lancée :
- J’ai croisé ce type au cours de mon enfance. Je ne l’ai jamais vu, mais je connais son odeur. Le parfum très particulier de ses chaussettes. Ne me demandez pas comment, ni pourquoi, je ne vous répondrais pas. Mais c’est un fait. Pendant des années, il est venu visiter ma mère. Et son odeur restait encore des heures, après qu’il ait quitté les lieux.
- Un de tes « oncles » ? Demanda Antoine, qui se rappelait, pour les avoir régulièrement croisés dans le quartier, les nombreux amants de la maman de Tristan.
- Le principal sans doute. Le plus régulier certainement. Je me souviens qu’il possédait une drôle d’habitude. Il parfumait ses chaussures : il saupoudrait de talc ses semelles pour éviter la transpiration. Il aimait expliquer longuement à ma mère le secret de sa recette, dont il était assez fier. Il avait mis des années à trouver le bon mélange. Il améliorait la poudre de talc, par une combinaison d’épices, à laquelle il ajoutait quelques gouttes d’un parfum anglais, dont il appréciait la signature élégante. Mais je suis incapable de me souvenir de son nom. Ma mère parlait de lui en l’appelant de son surnom, un truc d’écrivain, qui lui était tombé dessus à sa naissance. Rousseau ? Apollinaire ? Il passait plusieurs fois dans la semaine, et n’en avait jamais fini au moment de la sortie de l’école !! Je devais toujours guetter la fenêtre, vérifier si la voie était libre : ma mère retirait le foulard jaune noué au garde-fou. Ce type prenait tout son temps, bavardait interminablement, et lorsqu’il quittait l’appart on sentait encore l’odeur raffinée de ses chaussettes ! Le nombre de fois où j’ai trainé d’ennui dans cette rue, au pied de notre immeuble…parfois, je finissais par venir chez toi Antoine, tu te rappelles ?
- Oui, mais je n’en connaissais pas la raison à cette époque.
Oriel prit la parole d’une voix douce.
- Tu étais si seul à cette époque ? C’est une vie étrange tout de même pour un petit garçon, de rester dans la rue pendant que se succèdent des amants de passages. Tu n’en voulais pas à ta mère de t’abandonner, et de permettre à tous ces hommes de passer en coup de vent ?
- Non. Sans doute parce que je savais qu’elle m’aimait, qu’elle me protégeait à sa manière et avec ses moyens.
- Et tu n’avais pas d’autre ami qu’Antoine ?
- Si, il y avait Momo, dont le père tenait l’épicerie à côté de l’immeuble. On allait chiper des bonbons et des fruits, ensuite je confectionnais des gâteaux dans la cuisine d’Antoine, quand sa mère s’absentait pour aller chez ses copines ou chez le coiffeur… Ah ! Bon sang de bois !!
Dans un raclement de chaise, Tristan recula vivement afin d’éviter la rigole de café chaud qui manqua se déverser sur ces genoux. Élodie apportait à l’instant la commande quand une des tasses avait glissé de sa soucoupe, pour buter sur la table, libérant le liquide sombre.
- Oh ! Pardon, je suis vraiment navrée…je ne sais pas où j’avais la tête. Attendez, je reviens, je vais chercher une éponge et essuyer tout ce liquide
- Non. Un instant, ne vous dérangez pas. Prenez ça.
Lézard lui tendit une serviette de table qu’il avait soustraite quelques heures plus tôt de son restaurant, pour frotter les traces d’essence qui l’avaient tant gêné avant la découverte macabre.
Élodie prit la serviette, format une boule qu’elle glissa promptement dans la poche de son tablier, et s’en fut chercher une lingette afin de nettoyer les dégâts. Elle revint rapidement et fit disparaitre les traces de son étourderie. Elle savait parfaitement qu’elle n’avait pas prêté attention à ses gestes, lorsqu’elle avait déposé les tasses sur la table, car elle avait préféré admirer les boucles brunes et le large nez, de son soupirant indifférent. La seule bonne nouvelle de sa maladresse était qu’elle avait croisé brièvement son regard, quand il lui avait tendu la serviette jaune. Qui conservait son odeur. Le parfum de ses mains. Elle allait chérir ce morceau de tissus et rêver de longues heures à des histoires impossibles, mais tendres…. Long soupir.
....à suivre

jeudi 10 février 2011

Peaux d'hommes

Bonjour,

Au four et au moulin, rattrapée par les jours qui filent, je n'ai pas eu le temps de poursuivre et polir, les Poils du Dieu Pan/5.

Je vous propose cette chronique à "l'ancienne".

L’histoire commence comme ça.
Elle s’approche de leur corps. Aspire à petites doses mesurées chaque facette de leurs peaux, de leurs vêtements, de leurs vies. Elle sourit et ils ne comprennent pas. Ils craignent qu’elle ne se moque ou, qu’elle ne les prenne pas au sérieux. Alors ils s’en vont. Et elle se retrouve le nez vide, les mains inutiles.
Elle entend que son nez dérange. Toujours à fureter et analyser leur odeur d’homme. Curiosité déconcertante, car elle s’imprègne des faits, de leurs gestes. Femme déplacée, impudique et indiscrète. On ne sait jamais.
L’homme soudain pénétré par l’odeur découverte se trouve tout à coup fort dépourvu.
Mon odeur te dérange ? J’ai mangé un truc ? Mon déo déconne ? Hé là, cesse de promener ton nez sur moi, comme ça ! Ah ? Tu n’aimes pas ? Non, ça chatouille, et en plus ça me gêne. Oui, mais pourtant tu sens bon. Tu sais que t’es vraiment bizarre comme fille ? Non, je ne sais pas.
Il se rhabille, enfile sa veste comme si soudain il avait froid et la tête enfoncée dans les épaules, il prend la porte et se tire en vitesse.
Elle entend les pas décroitre dans les escaliers à toute allure
Allongée sur son lit, elle attrape un carnet moleskine dissimulé sous le meuble puis consigne en quelques lignes, la marque de la lessive, de l’assouplisseur, du shampooing et du gel douche, de la crème à raser, du déodorant, de la crème apaisante, du gel coiffant pour les cheveux, de la pâte dentifrice et de l’eau de toilette. Elle note également le menu de son petit déjeuner : café/ tartine grillée + confiture de figues, et finalement inscrit son trajet en métro. Elle conclut par le fait qu’avant de la rejoindre, il a fait une bise à une fille très parfumée.
Des histoires qui commencent comme cela, elle en possède plusieurs carnets
Mais aucune ne dépasse le premier chapitre.
Bribes d’odeurs et bouts de vies.
Ne pensez pas qu’elle soit malheureuse
Parfois, elle reprend un de ces vieux carnets et savoure les mots. Des odeurs oubliées. Elle sourit : celui-ci sentait drôlement bon.

jeudi 3 février 2011

Les poils du Dieu Pan /4

Ils avaient interrompu leur marche sans s’en rendre compte. Chacun de son coté tentait de cerner le tortueux mode opératoire. Norec, regard comme à son habitude trainant au sol. FG, au loin, cherchant dans la foule des parisiens qui arpentaient les trottoirs, une inspiration, un embryon de lien pour comprendre la cruauté perverse d’un seul être humain, égaré parmi ceux presque normaux. Un détail suplémentaire la tarabustait. Elle avait noté l'unique chaussette au pied sur le corps soigneusement dépoilé. Vision absurde, qui l’avait fait sourire malgré elle.
- Bon ! S’exclama-t-elle en s’ébrouant, comme pour chasser le nœud qui se formait dans le flot de ses réflexions.
Elle échangea un regard de connivence avec son assistant, soupira une nouvelle fois, et lui demanda.
- Je pense qu’il faudra interroger plus avant notre restaurateur. Je m’en occupe ce soir, lorsqu’il passera au bureau ; Il faut vérifier également qu’il n’a réellement aucun lien avec la victime, et sonder le réseau, pour savoir si Voltaire était dans une mauvaise passe ces derniers temps. Tu peux t’en charger s’il te plait ?
Voilà. C’était exactement ce trait, qu’il appréciait chez elle. Elle vous disait, merci, s’il vous plait, bonjour et je vous en prie, dès qu’elle s’adressait à quelqu’un de son entourage. Politesse élémentaire, totalement disparue dans l’immeuble depuis des décennies, pour raison de rapports virils et efficaces, même entre collègues. On lui reprochait sa sensibilité. Elle répondait par des manières de plus en plus affables, et débarquait le lendemain avec des escarpins à talons, plus hauts que la veille. Lors des interrogatoires, elle pouvait être d’une patience infinie. Souple et pugnace. Elle conservait son calme, indifférente aux longues périodes de mutisme. Questionnait, avec un sens de la politesse et du respect qui rendait nerveux ses collègues, et ramollissait le suspect. Soudain, sur un prétexte anodin, elle quittait la salle, et laissait le champ libre au collègue qui enclenchait son questionnaire, dès porte close : menaces, coup de gueule, coup de poing sur la table, grincement de chaises. Puis plus rien. Silence. En règle générale, on rappelait FG après une demi-heure, à la demande du suspect, et le gars déballait tout, sans se faire prier et bien gentiment. Bon, c’est vrai, ça ne marchait pas toujours. Faut bien des exceptions. Mais en règle générale, sa tactique avait fait ses preuves, et forcée avec les années, le respect, sinon l’admiration, des autres flics du bâtiment.
- OK, je m’en occupe. Je vous laisse regagner le bureau ?
- Oui. On se retrouve plus tard. De mon coté, je vais marcher encore un peu.
Gaëtan la planta là, et s’engouffra dans la première bouche de métro visible sur le grand boulevard. France poursuivit à pas tranquille cette fois-ci, sa promenade pensive, et s’engagea dans une des rues qui rejoignait au bout d’une longue marche, la rue de Rivoli.

***

Pendant ce temps, Tristan, résigné, achevait de clore les grilles sur la scène du drame. Un nettoyage drastique réalisé par des spécialistes était prévu le lendemain après-midi. Il envisageait ensuite un temps mort – le mauvais jeu de mots ne le dérida point -- afin d’aérer les lieux, et permettre au relent de cadavre et de désinfectant, de disparaitre. Il désirait surtout retourner aux fourneaux dès que possible, pour œuvrer une journée entière, et une partie de la nuit si nécessaire, à confectionner des rôtis piqués d’ail, à mitonner des plats, saturés de vins et d’épices, à pétrir et dorer des brioches imprégnées de fleurs d’oranger, à blondir, à feux très doux, des livres de beurre, pour obtenir cette belle vapeur de noisette, à hacher au couteau des bouquets entiers de basilic, d’estragon et de menthe, et, ainsi, enduire les murs et les poutres de sirops parfumés invisibles et barbouiller les nappes et les rideaux, de constellations aromatiques. Tristan désirait repeindre, à coup de casseroles, de fouet métallique, et de généreux mouvement de louche, son restaurant d’abondants et apaisants effluves, afin d’éradiquer cette terrible découverte au parfum douceâtre.
Il espérait au mieux, une réouverture pour ce week-end. Mais il en doutait. En attendant, il ne savait que faire de ce vide, soudain apparu dans sa routine quotidienne astucieusement organisée. Ancrée depuis l’aube jusqu’au soir, autour de la création et de la réalisation de deux recettes : recherche puis sélection des ingrédients ; préparation et juste cuisson. Instinctivement, il chercha dans la poche de sa veste son téléphone, et rappela Antoine, qu’il avait joint peu après son coup de fil aux policiers, pour lui dire qu’il avait changé d’avis, qu’il apprécierait finalement sa présence. « Faut qu’on parle. Je suis au bistrot, rejoins moi dès que tu peux ».
Il rempocha son portable, le regard perdu dans le vague, avec en tête le constat suivant : finalement, il possédait du temps, pour réfléchir à cette étrange matinée. Il se dirigea d’un pas rapide vers le porche de la rue des Petites Écuries qui débouchait sur la rue du Faubourg Saint-Denis et, sourd à la cohue permanente de cette artère longue et étroite, indifférent aux nombreux signes de reconnaissance, que ces voisins de boutiques lui envoyaient, il traça son sillage et s’efforça de retrouver le fil de ses réflexions, là où son nez l’avait laissé.
Il tenta de se souvenir à quel moment il avait croisé cette odeur particulière. Ce fin reliquat, qu’il avait réussi à isoler du mélange plus complexe et vaste de marmelade et de pains perdus qui sourdait du corps, et qui se trouvait au bout des pieds de la victime. Il avait croisé cette signature à une période de sa vie, quotidiennement. C’était le rendez-vous de quelle heure ? À cette époque, tout jeune enfant, il passait une partie de ses après-midi du mercredi, et ses journées du samedi, dans un placard au fond de la vaste loge où ils résidaient, sa maman et lui. Un petit deux-pièces, posé non loin du Sacré-Cœur, en équilibre sur une rue très pentue. L’immeuble gitait carrément vers la gauche, et cela amusait les visiteurs de maman qui trouvaient à l’endroit, un air de Montagne Russe. Les marches d’escalier étaient vraiment tordues, tandis que le cadre de la porte qui menait à l’entrée de l’appartement ne coïncidait plus depuis longtemps avec le seuil. Il arrivait parfois que certains visiteurs un peu trop grands frôlent de leurs cheveux, le plafond de plus en plus bas de la salle de bain. Cagibi exigu, à l’odeur de moisi permanente, qui s’enfonçait lentement mais surement, vers une des tranchées souterraines qui creusaient tel un gruyère, la colline de Montmartre. Un logement, qui était devenue au fil des années, un vaste terrain de curiosité. Dans cette pièce, qui tenait lieu de salon à tout faire et de chambre à coucher, se dressait, adossée au mur près de l’entrée et éloignée du grand lit, grâce à une judicieuse disposition de trois paravents sur lesquelles sa maman oubliait délibérément, lors des visites, de retirer quelques bas et dentelles, une immense armoire, héritage d’une grande tante qui avait vécue dans les colonies, et dont les portes en bois, d’un magnifique rouge sombre, étaient savamment ajourées pour permettre la libre circulation de l’air. Enfermé à l’intérieur, il ne distinguait rien et demeurait caché aux yeux des autres. Une douce pénombre lui permettait de jouer ou de lire tranquillement à l’abri, dans cette minuscule cabine douillettement aménagée, pendant que les hommes de passage s’entretenaient avec sa maman. Tristan avait développé ainsi un jeu secret. Ne pouvant apercevoir les visiteurs, mais curieux de les différencier, il avait appris à reconnaitre chacun d’eux à leur parfum. Et, au fil des années, il avait ainsi mémorisé une suite de détails, de particularités séduisantes, étranges ou saugrenues, dont il traduisait ensuite dans un cahier d’écolier, une transcription très personnelle: une suite de mots, une phrase, ou des dessins, pour évoquer l’odeur de l’inconnu. En face de chaque description correspondait un amant, baptisé de l’heure de son rendez-vous. Parfois, mais c’était rare, les horaires étaient déplacés. L’odeur persistait. Même si le parfum du savon ou de l’après-rasage changeait, le caractère de l’épiderme et des cheveux demeurait plus ou moins constant. Le nez du petit garçon s’était affuté, jusqu’à pouvoir découper en minuscules tranches odorantes toute personne qui passait à sa portée. Car bien évidemment, le jeu avait franchi les frontières du placard, et la rue était devenue un territoire de prédilection.
Tristan poussa la porte du café « le Mauri7 », et manqua de bousculer la serveuse, qui le salua d’un bonjour joyeux puis d’un beau sourire. Il ne s’en aperçut pas et rejoignit sa table habituelle située à l’arrière du bar, dans le coin sombre, où une baie vitrée s’ouvrait dans le passage Brady. Il demanda deux cafés et un verre d’eau, et reprit le cours de ses pensées. La jolie serveuse tenta d’accrocher le regard de Tristan, en vain, comme d’habitude. Alors, résignée à demeurer aujourd’hui comme hier, transparente, elle tourna les talons et claironna la commande à son collègue, coincé derrière le comptoir.
à suivre...