jeudi 3 février 2011

Les poils du Dieu Pan /4

Ils avaient interrompu leur marche sans s’en rendre compte. Chacun de son coté tentait de cerner le tortueux mode opératoire. Norec, regard comme à son habitude trainant au sol. FG, au loin, cherchant dans la foule des parisiens qui arpentaient les trottoirs, une inspiration, un embryon de lien pour comprendre la cruauté perverse d’un seul être humain, égaré parmi ceux presque normaux. Un détail suplémentaire la tarabustait. Elle avait noté l'unique chaussette au pied sur le corps soigneusement dépoilé. Vision absurde, qui l’avait fait sourire malgré elle.
- Bon ! S’exclama-t-elle en s’ébrouant, comme pour chasser le nœud qui se formait dans le flot de ses réflexions.
Elle échangea un regard de connivence avec son assistant, soupira une nouvelle fois, et lui demanda.
- Je pense qu’il faudra interroger plus avant notre restaurateur. Je m’en occupe ce soir, lorsqu’il passera au bureau ; Il faut vérifier également qu’il n’a réellement aucun lien avec la victime, et sonder le réseau, pour savoir si Voltaire était dans une mauvaise passe ces derniers temps. Tu peux t’en charger s’il te plait ?
Voilà. C’était exactement ce trait, qu’il appréciait chez elle. Elle vous disait, merci, s’il vous plait, bonjour et je vous en prie, dès qu’elle s’adressait à quelqu’un de son entourage. Politesse élémentaire, totalement disparue dans l’immeuble depuis des décennies, pour raison de rapports virils et efficaces, même entre collègues. On lui reprochait sa sensibilité. Elle répondait par des manières de plus en plus affables, et débarquait le lendemain avec des escarpins à talons, plus hauts que la veille. Lors des interrogatoires, elle pouvait être d’une patience infinie. Souple et pugnace. Elle conservait son calme, indifférente aux longues périodes de mutisme. Questionnait, avec un sens de la politesse et du respect qui rendait nerveux ses collègues, et ramollissait le suspect. Soudain, sur un prétexte anodin, elle quittait la salle, et laissait le champ libre au collègue qui enclenchait son questionnaire, dès porte close : menaces, coup de gueule, coup de poing sur la table, grincement de chaises. Puis plus rien. Silence. En règle générale, on rappelait FG après une demi-heure, à la demande du suspect, et le gars déballait tout, sans se faire prier et bien gentiment. Bon, c’est vrai, ça ne marchait pas toujours. Faut bien des exceptions. Mais en règle générale, sa tactique avait fait ses preuves, et forcée avec les années, le respect, sinon l’admiration, des autres flics du bâtiment.
- OK, je m’en occupe. Je vous laisse regagner le bureau ?
- Oui. On se retrouve plus tard. De mon coté, je vais marcher encore un peu.
Gaëtan la planta là, et s’engouffra dans la première bouche de métro visible sur le grand boulevard. France poursuivit à pas tranquille cette fois-ci, sa promenade pensive, et s’engagea dans une des rues qui rejoignait au bout d’une longue marche, la rue de Rivoli.

***

Pendant ce temps, Tristan, résigné, achevait de clore les grilles sur la scène du drame. Un nettoyage drastique réalisé par des spécialistes était prévu le lendemain après-midi. Il envisageait ensuite un temps mort – le mauvais jeu de mots ne le dérida point -- afin d’aérer les lieux, et permettre au relent de cadavre et de désinfectant, de disparaitre. Il désirait surtout retourner aux fourneaux dès que possible, pour œuvrer une journée entière, et une partie de la nuit si nécessaire, à confectionner des rôtis piqués d’ail, à mitonner des plats, saturés de vins et d’épices, à pétrir et dorer des brioches imprégnées de fleurs d’oranger, à blondir, à feux très doux, des livres de beurre, pour obtenir cette belle vapeur de noisette, à hacher au couteau des bouquets entiers de basilic, d’estragon et de menthe, et, ainsi, enduire les murs et les poutres de sirops parfumés invisibles et barbouiller les nappes et les rideaux, de constellations aromatiques. Tristan désirait repeindre, à coup de casseroles, de fouet métallique, et de généreux mouvement de louche, son restaurant d’abondants et apaisants effluves, afin d’éradiquer cette terrible découverte au parfum douceâtre.
Il espérait au mieux, une réouverture pour ce week-end. Mais il en doutait. En attendant, il ne savait que faire de ce vide, soudain apparu dans sa routine quotidienne astucieusement organisée. Ancrée depuis l’aube jusqu’au soir, autour de la création et de la réalisation de deux recettes : recherche puis sélection des ingrédients ; préparation et juste cuisson. Instinctivement, il chercha dans la poche de sa veste son téléphone, et rappela Antoine, qu’il avait joint peu après son coup de fil aux policiers, pour lui dire qu’il avait changé d’avis, qu’il apprécierait finalement sa présence. « Faut qu’on parle. Je suis au bistrot, rejoins moi dès que tu peux ».
Il rempocha son portable, le regard perdu dans le vague, avec en tête le constat suivant : finalement, il possédait du temps, pour réfléchir à cette étrange matinée. Il se dirigea d’un pas rapide vers le porche de la rue des Petites Écuries qui débouchait sur la rue du Faubourg Saint-Denis et, sourd à la cohue permanente de cette artère longue et étroite, indifférent aux nombreux signes de reconnaissance, que ces voisins de boutiques lui envoyaient, il traça son sillage et s’efforça de retrouver le fil de ses réflexions, là où son nez l’avait laissé.
Il tenta de se souvenir à quel moment il avait croisé cette odeur particulière. Ce fin reliquat, qu’il avait réussi à isoler du mélange plus complexe et vaste de marmelade et de pains perdus qui sourdait du corps, et qui se trouvait au bout des pieds de la victime. Il avait croisé cette signature à une période de sa vie, quotidiennement. C’était le rendez-vous de quelle heure ? À cette époque, tout jeune enfant, il passait une partie de ses après-midi du mercredi, et ses journées du samedi, dans un placard au fond de la vaste loge où ils résidaient, sa maman et lui. Un petit deux-pièces, posé non loin du Sacré-Cœur, en équilibre sur une rue très pentue. L’immeuble gitait carrément vers la gauche, et cela amusait les visiteurs de maman qui trouvaient à l’endroit, un air de Montagne Russe. Les marches d’escalier étaient vraiment tordues, tandis que le cadre de la porte qui menait à l’entrée de l’appartement ne coïncidait plus depuis longtemps avec le seuil. Il arrivait parfois que certains visiteurs un peu trop grands frôlent de leurs cheveux, le plafond de plus en plus bas de la salle de bain. Cagibi exigu, à l’odeur de moisi permanente, qui s’enfonçait lentement mais surement, vers une des tranchées souterraines qui creusaient tel un gruyère, la colline de Montmartre. Un logement, qui était devenue au fil des années, un vaste terrain de curiosité. Dans cette pièce, qui tenait lieu de salon à tout faire et de chambre à coucher, se dressait, adossée au mur près de l’entrée et éloignée du grand lit, grâce à une judicieuse disposition de trois paravents sur lesquelles sa maman oubliait délibérément, lors des visites, de retirer quelques bas et dentelles, une immense armoire, héritage d’une grande tante qui avait vécue dans les colonies, et dont les portes en bois, d’un magnifique rouge sombre, étaient savamment ajourées pour permettre la libre circulation de l’air. Enfermé à l’intérieur, il ne distinguait rien et demeurait caché aux yeux des autres. Une douce pénombre lui permettait de jouer ou de lire tranquillement à l’abri, dans cette minuscule cabine douillettement aménagée, pendant que les hommes de passage s’entretenaient avec sa maman. Tristan avait développé ainsi un jeu secret. Ne pouvant apercevoir les visiteurs, mais curieux de les différencier, il avait appris à reconnaitre chacun d’eux à leur parfum. Et, au fil des années, il avait ainsi mémorisé une suite de détails, de particularités séduisantes, étranges ou saugrenues, dont il traduisait ensuite dans un cahier d’écolier, une transcription très personnelle: une suite de mots, une phrase, ou des dessins, pour évoquer l’odeur de l’inconnu. En face de chaque description correspondait un amant, baptisé de l’heure de son rendez-vous. Parfois, mais c’était rare, les horaires étaient déplacés. L’odeur persistait. Même si le parfum du savon ou de l’après-rasage changeait, le caractère de l’épiderme et des cheveux demeurait plus ou moins constant. Le nez du petit garçon s’était affuté, jusqu’à pouvoir découper en minuscules tranches odorantes toute personne qui passait à sa portée. Car bien évidemment, le jeu avait franchi les frontières du placard, et la rue était devenue un territoire de prédilection.
Tristan poussa la porte du café « le Mauri7 », et manqua de bousculer la serveuse, qui le salua d’un bonjour joyeux puis d’un beau sourire. Il ne s’en aperçut pas et rejoignit sa table habituelle située à l’arrière du bar, dans le coin sombre, où une baie vitrée s’ouvrait dans le passage Brady. Il demanda deux cafés et un verre d’eau, et reprit le cours de ses pensées. La jolie serveuse tenta d’accrocher le regard de Tristan, en vain, comme d’habitude. Alors, résignée à demeurer aujourd’hui comme hier, transparente, elle tourna les talons et claironna la commande à son collègue, coincé derrière le comptoir.
à suivre...

2 commentaires:

  1. Le passage sur Tristan est captivant ... cette odeur va-t-elle lui révéler un moment oublié de son enfance ? Sunny Side

    RépondreSupprimer