vendredi 31 août 2012

Tête de pomme

Soigneusement posées entre de minuscules flacons en verre et des éventails de touches déployées, quelques feuilles format A4 que je reconnais entre mille m’accueillent silencieusement de bon matin. Je m’assois, dépose mon sac à main à mes cotés, mon mug de thé sur un coin du bureau et je saisis le petit tas de papiers déposé à mon attention. 5 briefs, pour ma rentrée. Finis les vacances, j’ai déjà des devoirs. Lecture obligatoire, exposé et compte rendu. Sujet: la pomme.
On ne change pas une odeur qui gagne.
J’ai débuté la parfumerie voici presque 20 ans avec une pomme
Je continue inlassablement à aligner les matières premières pour façonner des parfums à l’odeur de pomme.
Et nous sommes de nombreux parfumeurs à en remplir des paniers sans fond !
Voyons, voyons, qu’est-ce que je vous sers ma p’tite dame aujourd’hui ?
Une pomme kiwi, une pomme poire, une pomme réglisse, une pomme feuille-de- tomate-mais-pas-trop, et une pomme noisette. Ah ! J’oubliais : une pomme d’amour, également s’il vous plait.
C’est pour le dessert ?
Nan, c’est pour des shampooings.
Quelle drôle d’idée.
Point du tout, je vous explique :

Fin des années 50, début des années 60, on emploi encore très fréquemment le savon de Marseille pour la maison et la personne. Gros pavé malcommode, on gratte quelques copeaux que l’on malaxe avec de l’eau pour façonner une boule de pâte molle dont on frotte ensuite son cuir chevelu, rinçage à l’eau et enfin, au vinaigre. Les cheveux sont lavés une fois par mois, parfois moins, au changement de saison par exemple, sauf en hiver, car il fait trop froid. En fait, pas trop souvent, car comme tout le monde le sait, le cheveu trop violemment malmené, frotté et oxygéné, pourrait chuter. Le shampooing dans sa version moderne, c'est-à-dire sous une forme liquide, doucement se démocratise : on trouve dans toutes les drogueries des berlingots de shampooing DOP vendus à l’unité (DOP, inventé en 1934 est vraiment popularisé 20 ans plus tard via la publicité radiophonique).

À partir des années 70, le mode de vie américain et sa perception du corps, va petit à petit influencer, sans que nous nous en apercevions, notre comportement hygiénique
En France à cette époque, la parfumerie consacre tout son élan et son talent à l’univers du luxe, c’est-à-dire essentiellement à l’élaboration des eaux de toilette et eaux de Cologne destinées à une clientèle bourgeoise. La parfumerie de l’hygiène est un marché très limité qui n’attire pas du tout l’attention des nez. Le travail du parfumeur consiste à couvrir efficacement et sans histoire l’odeur de la galénique ou de la base, avec des parfums élémentaires et figuratifs. Les petites fleurs, les bouquets dits « au naturel », demeurent la norme. Le shampooing DOP par exemple, dégage une odeur d’acétate de benzyle et d’amyle qui rappelle vaguement le parfum du jasmin. Le savon Monsavon (à l’époque la marque appartenait à L’Oréal) évoque le sachet de lavande déposé dans les armoires. Sobre et efficace. Quant à l’odeur véritable du savon de Marseille : prenez de la purée d’olive noire, plusieurs feuilles de laurier et mélanger avec de l’huile d’olive bien rance (car la soude n’est pas à la portée de tous les nez…et attention, c’est nocif !), vous donnera une petite idée de l’odeur de propre à la française de cette époque.

Aux États-Unis, l’industrie n’à que faire de la notion restreinte du luxe, elle s’intéresse avant tout à la production de masse, n’hésitant pas à imaginer et développer des produits de qualité pour le grand public. Ainsi, les shampooings américains possèdent des odeurs totalement différentes de notre propre culture olfactive. Ce sont les parfums de lessives et non les petites fleurs, qui inspirent le quotidien de l’hygiène corporelle des Américains.
C’est l’image d’Épinal du linge séché en plein air, des draps humides dépliés sur l’herbe en plein soleil (La Petite Maison dans la Prairie…), de l’eau mise à bouillir avec de la potasse où le linge est longuement brassé, remugle sec et aigre-doux que notre culture épicurienne juge fade, mais que le peuple américain, puritain, apprécie pour sa neutralité et son efficacité. Le corps doit posséder cette odeur de grand air, de nature saine et roborative, et surtout pas lénifiante et personnelle.
Deux parfums vont connaitre un grand succès. Une odeur d’herbes fraichement coupées, comme si l’on venait de tondre sa pelouse, et un parfum de pomme, frais, tonique et acidulé, évoquant également la sève des jeunes pousses d’herbes. Impossible de retrouver la marque de la première, mais pour la pomme, c’est « Herbal Essences » que l’on peut encore acheter aujourd’hui.
Comment ces parfums ont- ils débarqué en France ?
Par le Nord.
Et par le biais du marketing, certes balbutiant en France dans les années 70, mais dont le discours parvient rapidement à convaincre plusieurs marques de la nécessité de laver plus régulièrement les cheveux, et donc de consommer davantage. Pour faire passer la pilule, on contourne la culture française : se laver la tête n’est plus simplement un geste d’hygiène, mais doit devenir un plaisir ludique pour toute la famille. La couleur, la forme du flacon et l’odeur sont des moyens d’y parvenir. Le savon de Marseille, en paillettes ou en gros carré gris et terne, va disparaitre des salles de bain, puis de la cuisine. Oui, oui, je sais, il va revenir mais c’est une autre histoire d’odeur et de forme….

Apparaissent donc à la fin des années 60, d’abord timidement, car les Français sont très attachés à leurs traditions (Dop, pour ne citer que lui, et notre savon made in Marseille), sur les étagères des supermarchés quelques shampooings aux parfums de lessive et de pelouse. Mais une odeur en particulier va marquer les mémoires: en1979 un flacon, long et élégant comme une eau de toilette, contenant un incroyable liquide vert fluo, flanqué d’une étiquette illustrée d’une belle grosse pomme tracée au crayon, va littéralement envahir toutes les salles de bains françaises. Toutes…Sauf la mienne, car mon papa-parfumeur ne supportait pas l’odeur trop puissante, absolument artificielle et terriblement gadget de ce produit. Une génération entière se souvient sans aucun doute du shampooing « Prairial » dont la pub à la télé, martelait le slogan suivant : « les beaux cheveux se reconnaissent à leur parfum ».
Puis, en 1983, le marché du shampooing est envouté par la chevelure d’une jolie jeune femme qui soigne ces longs, très longs cheveux d’un blond presque blanc, grâce au shampooing « Timotei » à l’authentique parfum d’herbes. Un précurseur de l’idée « bio », soit dit en passant (Timotei est d’abord lancé en Suède dans les années 70). Depuis, toutes les marques se sont engouffrées dans la brèche, et chacune propose sa version de pommes et de petites herbes fraiches.
Aujourd’hui l’odeur qui imprègne votre chevelure n’est plus imaginée de manière aussi simple et directe. Les marques ont apporté quelques nuances. Cependant, lors de vos déambulations passionnantes au cœur de l’immense et interminable rayon des shampooings, vous constaterez que la pomme et l’herbe coupée, demeurent des signatures olfactives indispensables pour convaincre notre esprit que nos cheveux sont bels et bien propres.
La grande différence avec les années 70, c’est le nombre de propositions. Autrefois, on utilisait un même shampooing pour toute la famille. Aujourd’hui chaque tranche d'âge et chaque type de cheveux possèdent son propre shampooing griffé de son odeur propre : pomme-kiwi pour des cheveux vitaminés, pomme-cassis pour les cheveux colorés, pomme-romarin ou pomme-menthe pour les cheveux gras, pomme-vanille, pomme-pêche, pomme-mirabelle, pomme-karité, pour les cheveux sec, pomme-fraise, pomme-caramel pour les enfants, pomme-verte, pomme-miel, pomme-raisin pour les cheveux fin, pomme- tisane pour les cheveux blond, pomme-santal pour les cheveux bruns, ….et j’en oublie !

Et le plus formidable de toute cette histoire, c’est que l’odeur de la pomme et des petites herbes vertes, sont finalement devenues des odeurs universelles de propreté, d’efficacité et de plaisir. Les cheveux du monde entier acceptent de nos jours de sentir la pomme. C’est une odeur mondiale, comme le Coca Cola est devenu un goût mondial.
Manger des pommes, croquez la pomme, et pom pom pom, ce n’est pas l’idée d’une marionnette, je suis navrée de vous détromper, mais en fait, c’est encore un truc made in USA !

Le coin des curieux:  une odeur de pomme

Agrumex/ Verdox: 150 gr
Allyl Heptanoate: 30 gr
Aldehyde C14: 2 gr
Aldehyde AlphHexyl Cinnamique: 30gr
Damascone alpha: 1gr
Acetate Prenyl: 20gr
Timberol: 10gr
Vanilline: 3gr
Ethylene Brassylate: 150gr
Orange huile essentielle: 15gr
Vertocitral:5gr
DPG(solvant): 84gr

Total: 500gr









mercredi 22 août 2012

Jeux de rôles

Vendredi soir. Quelque part en région parisienne.
Trois heures auparavant, nous avons quitté la civilisation moderne pour nous retrouver le temps d’un weekend entre potes, sur les lieux d’un ancien fort militaire pas tout à fait en ruines, isolé entre champs et forêts.
À ce moment, nos corps sont lavés, nos cheveux soigneusement peignés, les dents bien brossées. Les costumes neufs, les robes chatoyantes, capes et bottes décrottées des jeux précédents.
Maintenant, tout peut arriver.
Et c’est comme ça que j’ai perdu mon homme, dès le premier jour.

Pourtant la matinée de samedi s’est bien déroulée. Rencontres fécondes, échanges constructifs, quêtes bien entamées, saupoudrées de quelques bastons drolatiques. Le jeu progresse, la journée s’étire. La chaleur monte.
Le soleil parvient au zénith. Poussières et pollens voltigent sous les foulées de fous furieux travestis qui s’affrontent en beuglant, pour débouter l’équipe adverse. Les méchants forcément succombent, malgré leurs points de résistances. Le cagnard, féroce, dévore tout le monde.
Les costumes sont lourds et épais : armures de cuirs et cottes de mailles. Pas de douche sur le camp. Pas de salle de bain privée, ni de toilettes publiques. Une citerne d’eau, mais uniquement pour les besoins de l’auberge « médiévale ». Nous sommes soi-disant à une époque où les elfes et les magiciens maitrisent les incantations pour conserver leur propreté d’origine.
Heureusement, le jeu de rôle grandeur nature fait preuve d’adaptabilité et s’inventent des baguettes magiques : la lingette procure des points de mana honorables. Enchantement satisfaisant. Par manque de temps, on opte pour un sort déodorant, invocation minimum : il glisse sur le corps comme une savonnette. Combo acceptable, dégâts dilués. Au fur et à mesure des heures, les doses de parfums s’ajoutent, se superposent et s’assemblent. Une intense et prégnante exhalaison d’aromates, de bois, et d’épices au patchouli domine la meute de trolls, d’elfes et de paladins, de voleurs et de princesses égarées. Et l’air de ne point y toucher, le panache viril l’emporte sur les froufrous de vanille, de framboise et de fleurs aux tournures féminines. Longs débats en perspective sur l’égalité des sexes dans le jeu de rôle !? Taratata ! Je botte en touche et campe l’explication que le dihydromyrcenol, l’allyl amyl glycolate et l’ambroxan sont des gros Bill particulièrement coriaces qui dispersent sans état d’âme les oripeaux scintillants de la parfumerie traditionnelle : ambre, muguet et bergamote, figurants bien trop délicats et raffinés. Le jeu de rôle n’est pas un monde de tapettes. Non, mais !
Fichtre, Diantre et Tabernacle, cette explication n’est pas meilleure ! Bah…

La première journée s’achève donc. La nuit s'installe, guère illuminée par les feux de camp et les quelques bougies éparses.
Lors des jeux précédents, je me guidais au nez et retrouvais ainsi la trace de mon homme. Mais ce soir, les joueurs crapotent à l’unisson un funeste arôme de camouflage. L’illusion domine telle une armure immatérielle, mais redoutable. Je croise à tout bout de champs des relents masqués. Les vraies odeurs ont disparu.
Je n’ai rien contre le costume qui dissimule, bien au contraire, mais l’odeur déguisée, quelle confusion !! Dans ce monde en clair obscur, je distingue un troll qui semble correspondre au gabarit de mon homme. Je l’enlace. Il grogne. En règle générale ce type de bestiole n’apprécie pas les câlins, mais on se connait, non ? Flûte, ce n’est pas le bon ! Voici mon homme dupliqué en une quarantaine d’exemplaires, troll ou pas. Même les filles émettent une odeur similaire !
La nuit
En aveugle
Allons donc, je ne vais pas m’angoisser pour si peu. C’est un jeu. Et si mon nez est complètement perdu, mélange ses pinceaux et n’assimile pas les nouvelles règles, ce n’est pas la mer à boire, je sentirai plus tard.
Une ultime hésitation ?
Tant pis, je pince mon nez et me jette à l’eau. Tous copains ! Même parfum !!

À la fin du weekend la communion est totale : nous possédons une odeur identique de lingettes bébés, mêlée à la senteur acre des feux de bois et du déo Adidas « cèdre ananas ». On est tous fatigués, crasseux et contents, mais préoccupés par un seul désir : rentrer chez soi et disparaitre sous une douche chaude.

Dimanche soir.
J’ai retrouvé ma peau. Et celle de mon homme. Je peux sentir heureuse.


Pour les curieux:
Dihydromyrcenol: molécule odorante et artifielle, issue de la chimie, à l'odeur de liquide vaiselle, de métal froid, crissante, crue, et totalement assimilée aujourd'hui à l'odeur de propre. A l'origine employée pour les parfums de la détergence, puis un jour remarquablement utilisée dans une eau de toilette pour homme "Cool Water" de Davidoff. Depuis, sur-dosée dans presque tout les parfum pour hommes ....
Allyl amyl glycolate : molécule chimique à l'odeur aigre et sucrée d'annanas, de sève, de salade fanée, de pomme trop mure, de fruit étrange. On en trouve partout, partout....
Ambroxan : molécule chimique qui a depuis longtemps détroné et remplacé le parfum de l'ambre gris devenu trop cher et/ou introuvable. C'est un peu sec et raide sur les bords, poussiéreux et astringeant,  mais redoutablement puissant et efficace, et, cerise sur la gateau de l'industrie du parfum : durée de vie sur la peau : interminable.....