Soigneusement posées entre de minuscules flacons en verre et des éventails de touches déployées, quelques feuilles format A4 que je reconnais entre mille m’accueillent silencieusement de bon matin. Je m’assois, dépose mon sac à main à mes cotés, mon mug de thé sur un coin du bureau et je saisis le petit tas de papiers déposé à mon attention. 5 briefs, pour ma rentrée. Finis les vacances, j’ai déjà des devoirs. Lecture obligatoire, exposé et compte rendu. Sujet: la pomme.
On ne change pas une odeur qui gagne.
J’ai débuté la parfumerie voici presque 20 ans avec une pomme
Je continue inlassablement à aligner les matières premières pour façonner des parfums à l’odeur de pomme.
Et nous sommes de nombreux parfumeurs à en remplir des paniers sans fond !
Voyons, voyons, qu’est-ce que je vous sers ma p’tite dame aujourd’hui ?
Une pomme kiwi, une pomme poire, une pomme réglisse, une pomme feuille-de- tomate-mais-pas-trop, et une pomme noisette. Ah ! J’oubliais : une pomme d’amour, également s’il vous plait.
C’est pour le dessert ?
Nan, c’est pour des shampooings.
Quelle drôle d’idée.
Point du tout, je vous explique :
Fin des années 50, début des années 60, on emploi encore très fréquemment le savon de Marseille pour la maison et la personne. Gros pavé malcommode, on gratte quelques copeaux que l’on malaxe avec de l’eau pour façonner une boule de pâte molle dont on frotte ensuite son cuir chevelu, rinçage à l’eau et enfin, au vinaigre. Les cheveux sont lavés une fois par mois, parfois moins, au changement de saison par exemple, sauf en hiver, car il fait trop froid. En fait, pas trop souvent, car comme tout le monde le sait, le cheveu trop violemment malmené, frotté et oxygéné, pourrait chuter. Le shampooing dans sa version moderne, c'est-à-dire sous une forme liquide, doucement se démocratise : on trouve dans toutes les drogueries des berlingots de shampooing DOP vendus à l’unité (DOP, inventé en 1934 est vraiment popularisé 20 ans plus tard via la publicité radiophonique).
À partir des années 70, le mode de vie américain et sa perception du corps, va petit à petit influencer, sans que nous nous en apercevions, notre comportement hygiénique
En France à cette époque, la parfumerie consacre tout son élan et son talent à l’univers du luxe, c’est-à-dire essentiellement à l’élaboration des eaux de toilette et eaux de Cologne destinées à une clientèle bourgeoise. La parfumerie de l’hygiène est un marché très limité qui n’attire pas du tout l’attention des nez. Le travail du parfumeur consiste à couvrir efficacement et sans histoire l’odeur de la galénique ou de la base, avec des parfums élémentaires et figuratifs. Les petites fleurs, les bouquets dits « au naturel », demeurent la norme. Le shampooing DOP par exemple, dégage une odeur d’acétate de benzyle et d’amyle qui rappelle vaguement le parfum du jasmin. Le savon Monsavon (à l’époque la marque appartenait à L’Oréal) évoque le sachet de lavande déposé dans les armoires. Sobre et efficace. Quant à l’odeur véritable du savon de Marseille : prenez de la purée d’olive noire, plusieurs feuilles de laurier et mélanger avec de l’huile d’olive bien rance (car la soude n’est pas à la portée de tous les nez…et attention, c’est nocif !), vous donnera une petite idée de l’odeur de propre à la française de cette époque.
Aux États-Unis, l’industrie n’à que faire de la notion restreinte du luxe, elle s’intéresse avant tout à la production de masse, n’hésitant pas à imaginer et développer des produits de qualité pour le grand public. Ainsi, les shampooings américains possèdent des odeurs totalement différentes de notre propre culture olfactive. Ce sont les parfums de lessives et non les petites fleurs, qui inspirent le quotidien de l’hygiène corporelle des Américains.
C’est l’image d’Épinal du linge séché en plein air, des draps humides dépliés sur l’herbe en plein soleil (La Petite Maison dans la Prairie…), de l’eau mise à bouillir avec de la potasse où le linge est longuement brassé, remugle sec et aigre-doux que notre culture épicurienne juge fade, mais que le peuple américain, puritain, apprécie pour sa neutralité et son efficacité. Le corps doit posséder cette odeur de grand air, de nature saine et roborative, et surtout pas lénifiante et personnelle.
Deux parfums vont connaitre un grand succès. Une odeur d’herbes fraichement coupées, comme si l’on venait de tondre sa pelouse, et un parfum de pomme, frais, tonique et acidulé, évoquant également la sève des jeunes pousses d’herbes. Impossible de retrouver la marque de la première, mais pour la pomme, c’est « Herbal Essences » que l’on peut encore acheter aujourd’hui.
Comment ces parfums ont- ils débarqué en France ?
Par le Nord.
Et par le biais du marketing, certes balbutiant en France dans les années 70, mais dont le discours parvient rapidement à convaincre plusieurs marques de la nécessité de laver plus régulièrement les cheveux, et donc de consommer davantage. Pour faire passer la pilule, on contourne la culture française : se laver la tête n’est plus simplement un geste d’hygiène, mais doit devenir un plaisir ludique pour toute la famille. La couleur, la forme du flacon et l’odeur sont des moyens d’y parvenir. Le savon de Marseille, en paillettes ou en gros carré gris et terne, va disparaitre des salles de bain, puis de la cuisine. Oui, oui, je sais, il va revenir mais c’est une autre histoire d’odeur et de forme….
Apparaissent donc à la fin des années 60, d’abord timidement, car les Français sont très attachés à leurs traditions (Dop, pour ne citer que lui, et notre savon made in Marseille), sur les étagères des supermarchés quelques shampooings aux parfums de lessive et de pelouse. Mais une odeur en particulier va marquer les mémoires: en1979 un flacon, long et élégant comme une eau de toilette, contenant un incroyable liquide vert fluo, flanqué d’une étiquette illustrée d’une belle grosse pomme tracée au crayon, va littéralement envahir toutes les salles de bains françaises. Toutes…Sauf la mienne, car mon papa-parfumeur ne supportait pas l’odeur trop puissante, absolument artificielle et terriblement gadget de ce produit. Une génération entière se souvient sans aucun doute du shampooing « Prairial » dont la pub à la télé, martelait le slogan suivant : « les beaux cheveux se reconnaissent à leur parfum ».
Puis, en 1983, le marché du shampooing est envouté par la chevelure d’une jolie jeune femme qui soigne ces longs, très longs cheveux d’un blond presque blanc, grâce au shampooing « Timotei » à l’authentique parfum d’herbes. Un précurseur de l’idée « bio », soit dit en passant (Timotei est d’abord lancé en Suède dans les années 70). Depuis, toutes les marques se sont engouffrées dans la brèche, et chacune propose sa version de pommes et de petites herbes fraiches.
Aujourd’hui l’odeur qui imprègne votre chevelure n’est plus imaginée de manière aussi simple et directe. Les marques ont apporté quelques nuances. Cependant, lors de vos déambulations passionnantes au cœur de l’immense et interminable rayon des shampooings, vous constaterez que la pomme et l’herbe coupée, demeurent des signatures olfactives indispensables pour convaincre notre esprit que nos cheveux sont bels et bien propres.
La grande différence avec les années 70, c’est le nombre de propositions. Autrefois, on utilisait un même shampooing pour toute la famille. Aujourd’hui chaque tranche d'âge et chaque type de cheveux possèdent son propre shampooing griffé de son odeur propre : pomme-kiwi pour des cheveux vitaminés, pomme-cassis pour les cheveux colorés, pomme-romarin ou pomme-menthe pour les cheveux gras, pomme-vanille, pomme-pêche, pomme-mirabelle, pomme-karité, pour les cheveux sec, pomme-fraise, pomme-caramel pour les enfants, pomme-verte, pomme-miel, pomme-raisin pour les cheveux fin, pomme- tisane pour les cheveux blond, pomme-santal pour les cheveux bruns, ….et j’en oublie !
Et le plus formidable de toute cette histoire, c’est que l’odeur de la pomme et des petites herbes vertes, sont finalement devenues des odeurs universelles de propreté, d’efficacité et de plaisir. Les cheveux du monde entier acceptent de nos jours de sentir la pomme. C’est une odeur mondiale, comme le Coca Cola est devenu un goût mondial.
Manger des pommes, croquez la pomme, et pom pom pom, ce n’est pas l’idée d’une marionnette, je suis navrée de vous détromper, mais en fait, c’est encore un truc made in USA !
Le coin des curieux: une odeur de pomme
Agrumex/ Verdox: 150 gr
Allyl Heptanoate: 30 gr
Aldehyde C14: 2 gr
Aldehyde AlphHexyl Cinnamique: 30gr
Damascone alpha: 1gr
Acetate Prenyl: 20gr
Timberol: 10gr
Vanilline: 3gr
Ethylene Brassylate: 150gr
Orange huile essentielle: 15gr
Vertocitral:5gr
DPG(solvant): 84gr
Total: 500gr
Très intéressant Céline ! (J'avais bien aimé aussi votre billet sur le fameux parfum aux oeufs des familles, et cette satanée molécule à l'odeur sublime 'd'oeuf cru" que vous trouvâtes perdu sur une étagère poussiéreuse de votre école, jadis, et avec laquelle vous vouliez révolutionner la parfumerie :-)
RépondreSupprimerPour votre formule de pomme, elle semble déjà sacrément travaillée ! Plus complexe que la suggestion de votre papa pour une pomme verte : "fructone, acétate de benzyle, cis-3 hexenol". Que j'ai essayée et qui fonctionne plutôt pas mal. Mais peut-être que pour les shampooings, la formulation doit coller à l'usage et nécessite des obligations olfacto-cinétiques particulières.
Au rayon confiserie du petit supermarché de mon coin, impossible de trouver des bonbons acidulés à la pomme verte. L'autre supérette : pareil. Il m'a fallu en faire quatre avant de trouver un paquet en contenant.
RépondreSupprimerSerait-ce un effet de bord ? La pomme verte devenue une histoire de poil et non de miam ? Vite, un dentifrice à la pomme verte !
Bonjour NLR,
RépondreSupprimerParfum de pomme: trois mots,trois produits pour illustrer l'odeur. En effet, ces trois materiaux permettent d'apréhender parfaitement l'odeur de la pomme. La fructone sent déjà la pomme cuite, l'acetate de benzyle offre la chair et le jus, le cis 3 hexenol, pour les pépins et la peau verte et croquante. En trois materiaux, déjà, une phrase. Le début d'une histoire, mais comme vous le remarquez...pas tout le récit. D'autant lorsqu'il faut déguiser, accompagner, une base de shapooing :)
Conserver sur le cheveux l'odeur la pomme, du soin: cheveux mouillé, sous l'eau pendant la douche, pendant le séchage et cheveux sec!Et la majorité des matières premières disparaissent dans la bonde....
La formule que je propose ici n'est même pas convaincante pour la majorité des labos et des parfumeurs !Pas assez couvrante !! Pourtant je l'ai posée ça et là,modifiée, allégée, complétée, pour divers produits d'hygiène et de cosmétique. C'est un résumé, une quatrième de couverture...en quelque sorte !;))Mais il existe une multitude de recettes et de savoir faire. La merveilleuse pédagogie de mon père est de démontrer la simplicité et pourtant, toute la complexité de l'apréhension d'une odeur: des centaines de molécules explosent dans notre bouche lorsque l'on croque une pomme, mais trois materiaux sont juste necessaires pour que notre cerveau analyse et reconnaisse ce parfum. Mais des dizaines de materiaux utilisés par les parfumeurs, afin de convaincre les marques, de la qualité de leur créations...trois c'est pas serieux, c'est comme un jeu ;)!
Salut Lapo,
RépondreSupprimerPas bon pour tes dents les bonbons à la pomme!
Le dentifrice à la pomme existe, mais il cohabite difficilement avec la pâtte dentifrice. Résultat, le gout de la pomme est rapidement infect...mais c'est l'opinion de ma bouche qui est trop éduquée à la menthe!!Avec la pomme je ne suis pas auto-persuadée de la propreté de ma cavité buccale, car la tuyauterie rétronasale n'a pas été rafraichit par le menthol...pov' chose que nous sommes, dépendants et manipulés par les goûts et les odeurs....
A vous lire c'est un peu partout pareil semble-t-il, au niveau des clients. Moi qui connais mieux le domaine de la photographie, si vous arrivez sur un plateau en tant que photographe de pub, par exemple, et que vous n'avez pas prévu une bonne batterie de flashes, de spots, d'appareils spéciaux, etc., le client ne sera pas content, il aura même peur que son produit de soit pas suffisamment bien éclairé. Alors que dans la majorité des cas, un spot bien dirigé et un simple réflecteur font l'affaire. Pour vous c'est la même chose, il faut 50 produits alors que dans le fond dix bien choisis suffiraient peut-être... On est bien dans le culte fallacieux des apparences, où il faut que ça un jette un max pour rien, même si c'est plus cher. Etrange monde n'est-ce pas.
RépondreSupprimerChère Madame Ellena,
RépondreSupprimerJ'écris un livre pour le marché anglais qui touche au sujet de l'odeur du Métro de Paris, et je voudrais bien vous en parler un peu plus. Est-ce que vous pouvez me contacter? Mon adresse mail est:
piudasgupta@hotmail.com
Merci et cordialement,
Piu Das Gupta