vendredi 19 novembre 2010

Mistral

On murmure les soirs de Mistral, le récit suivant.

À une époque, bien loin de nous, quand le temps s’exprimait en saisons, le vent soufflait comme il arrive parfois en cette région, depuis des heures et sans relâche. Il traversait les plaines, s’engouffrait entre les villages, froissait les arbres et les cultures, assommait le bétail et les hommes.
Lorsque la nuit vint, le Mistral cognait encore contre les murs d’une belle maison, bâtie sur un bord de terre piquée de vignes. Il glissait sous les portes en soulevant la poussière oubliée sur les tomettes usées, et parvenait à s’infiltrer entre les volets clos. La lumière des chandelles vacillait brièvement, agitant des ombres sur les visages attentifs des membres d’une famille et de proches voisins, regroupés autour de la table de la vaste cuisine. Par moment, leurs regards s’échappaient vers l’étage. Interrogatif. Silencieux. Puis lentement, avec un léger soupir, leur attention était à nouveau attirée par l’ondulation des flammes.

Au dessus, dans la chambre des maitres, une femme donnait naissance, avec juste l’effort nécessaire pour profiter du sentiment heureux et paisible du travail bien fait. L’enfant était beau et bien formé. Son premier cri clair fut lancé vers le plafond badigeonné à la chaux. Le cri jaillit de la minuscule poitrine et, le sourire bienveillant de la belle nourrice qui le tenait, tout gluant et sanguinolent dans ces bras, se transforma en grimace hideuse. L’enfant puait. Non pas, des miasmes intemporels et habituels donnés par la mise au monde : sang, eaux, sueurs, muqueuse et selle. Émanation chaude et fade, métallique et musquée. Mais, d’un remugle terrifiant d’ail cru, de glèbe saumâtre et d’orange pourrie. De surprise elle faillit lâcher l’enfançon, et ne put retenir un gémissement en le déposant dans les langes, pour le débarrasser rapidement des scories de l’enfantement. Le nouveau-né emmailloté bien serré fut déposé dans les bras de sa maman. L’enfant ouvrit sa bouche, cherchant le sein. L’haleine fétide atteint le visage fatigué de la mère. Elle ne trouva pas les mots, mais son visage exprima un profond dégoût, se détourna, et les mains repoussèrent le minuscule fardeau. Le père qui faisait les cent pas derrière la porte, entendit les pleurs et s’engouffra, rayonnant et conquérant, dans la chambre. Et s’en retourna, accablé et l’épaule basse, aussitôt qu’il se pencha vers son enfant nouveau-né. La porte se referma. La sage femme ne savait que dire, ni que faire, n’ayant jamais eu d’expérience semblable sur sa longue liste de naissances. Une gêne silencieuse s’installa dans la chambre. On entendait seulement les rafales chaotiques du vent, et la respiration discrète et régulière du bébé.
Lentement, comme un récipient s’emplit jusqu’à ras bord, lorsqu’un robinet mal fermé laisse échapper des gouttes régulières, la pièce fut petit à petit envahie par l’effroyable puanteur des premières expirations du nouveau-né. La sage femme quitta les lieux précipitamment, le souffle court, le corps, comme enroulé autour de son nez. La mère resta seule, son bébé à ses côtés, abandonné au bord du lit. Beau et serein, l’air heureux, il dégustait l’atmosphère avec bonheur, et rejetait un filet de merde invisible, sans se soucier des grimaces de sa mère au bord de la nausée.

Pendant ce temps, au rez-de-chaussée on commentait l’événement sans trouver raison, ni réponse. Le ton montait. Il fallait se décider, chercher une solution. Mais d'aucuns n’avaient ouï dire d’un tel drame dans les environs, ni par delà. Aucun être humain à leur connaissance ne pouvait empester ainsi, encore moins un nouveau-né sans histoire. Dans le brouhaha des protestations, une voix douce et fluette perça

- Le vent… entendez-vous le vent ?

- Hé bien, quoi le vent, Grand-mère. Répondit agacé, le père du nourrisson.

- Le vent qui est si fort ce soir, si violent et rageur. Sans doute le petit en venant au monde, en a-t’il chopé un morceau dans sa gorge ?

- Mais qu’est-ce que tu nous jaspines, là ?

- Calme-toi Pierre…Le rassura la Tantenette, en posant sur son bras, sa main tachée de fleurs de cimetière. « Elle veut simplement dire, que le vent et la vie se sont sans doute emmêlés les gaz »
Regards pensifs et mines serrées, un silence sceptique accueillit cette version des faits et flotta un bref instant sur l’assistance, quand soudain une longue plainte de vent s’engouffra par la cheminé, et souffla les bougies d’un des beaux candélabres posés sur le buffet. Tous sursautèrent. Un merveilleux parfum de pois de senteur et d’orangers en fleurs, de sucre légèrement caramélisé et de navettes passées au four, glissa sous le nez de chacun. Tous sourirent sans en avoir conscience, et les traits de leurs visages, hachés par le soleil et les travaux de la terre, se détendirent soudain, lisses et lumineux.
Le père alors, bondit de sa chaise et se précipita à l’étage, avalant les marches d’escalier deux par deux. Il revint quelques instants plus tard, le bel enfant au doux visage entre ses bras, tandis que l’on entendait les appels tragiques de sa mère, qui hurlait sa douleur et son impuissance.
Le père traversa d’un pas déterminé la pièce où chacun, autour de la table, se tenait à demi debout, hésitant à intervenir, ne sachant quoi décider, pour finalement se rassoir la fesse lourde, quand ils entendirent la porte de la maison se refermer bruyamment. Une saute de vent parfumé parvint à se faufiler jusqu’à la cuisine et balaya une nouvelle bougie.
La Tantenette soupira. Elle quitta la table et ralluma une à une, en prenant tout son temps, les chandelles qui avaient été soufflées par le Mistral enivrant.
Le père réapparu. Sans le tout petit.
Les visages se levèrent vers lui, l’interrogeant en silence. Inquiets. Étrangement soulagés également.
La grand-mère émit un grognement désapprobateur.
Le père ne moufta mot et monta sans plus se préoccuper des visiteurs, dans sa chambre, rejoindre sa femme.
Les pleurs de la mère cessèrent.
Personne n’osa proférer un commentaire. On attendit. Longtemps. Le nez sur le menton.
Le Mistral poursuivait sa sarabande assourdissante. Il frappait les murs, peignait les cyprès, qui crépitaient sous l’assaut, brossait les micocouliers aux feuillages échevelés, arrachait de longs sifflements plaintifs, lorsqu’il tentait de glisser entre les tuiles du toit.
Puis le silence vint.
Et l’on entendit distinctement un rire doux et paisible, complice de l’aube.

L’aïeul déplia son vieux corps, et adressa à l’assistance un regard qui commandait de la laisser seule maitresse de la suite des événements. Même la Tantenette ne broncha pas, et hocha la tête en silence. La vieille resserra son châle autour de ses épaules, franchit le hall au son de ses souliers frottant le sol, et quitta la maison.
Sans hésiter, elle s’engagea dans l’allée qui menait de la demeure des maitres vers les champs cultivés. Au sommet du chemin de terre, avant de basculer vers les vignes, le vent prend toute sa course depuis la haute vallée, car aucun obstacle ne l’empêche de débouler et s’abattre, querelleur et joueur, sur un murier robuste et trapu, planté là depuis si longtemps qu’on l’imagine immuable. Sa large ramure, sombre et serrée, couvre depuis toujours les promeneurs, d’une ombre fraiche et plaisante, quand le soleil devient trop blanc.
La grand-mère entendit le rire cristallin du nourrisson, et se dirigea vers l’arbre. Le Mistral était devenu brise délicate, et les parfums de la nature parvenaient léger et caressant. Le corps emmailloté était suspendu sur la branche basse du murier telle une énorme gousse de haricot blanc, balloté par le courant. Elle s’approcha. Un soubresaut de vent fit pivoter le cocon, et le visage du bébé apparu, potelé et pâle dans la lumière dorée de cette aube d’automne. Les joues pleines, rondes et tendues intriguèrent la vieille. Elle décrocha l’enfant et le ramena chez lui. Le tout petit n’avait pas desserré les lèvres et son regard était devenu bien sérieux.
La grand-mère pénétra dans la demeure, l’enfant blotti dans son giron. Un murmure heureux et soulagé accueillit le nourrisson, qui n’avait toujours pas ouvert sa minuscule bouche d’un rose tendre d’aubépine. On se pencha à l’unisson sur le petit paquet blanc, que l’on avait déposé religieusement sur la table de la cuisine. Le bébé cessa de s’agiter. Son regard grave parcouru l’assemblée, ses lèvres s’entrouvrir comme pour offrir un baiser et, ses joues gonflées se détendirent. Un tourbillon d’effluves terrifiants cingla violemment le visage des adultes groupés autour de la table. Un vrombissement terrible souleva leurs vêtements, envoyant valser verres, assiettes et tous les objets posés sur les meubles. Les tableaux se décrochèrent et chutèrent avec fracas, le feu dans la cheminée se volatilisa, tandis que les cendres jaillirent et souillèrent le moindre recoin, jusqu’aux poutres du plafond. La vague odorante rugit de plus belle, corrosive et rance, et se répandit par tous les couloirs, inondant chaque pièce, s’engouffrant dans les escaliers, pour finalement arracher la porte de la chambre où, l’angelot était venu au monde quelques heures plus tôt. Sur le lit, qui conservait toujours le désordre et les marques de l’accouchement, les parents dormaient, abattus d’émotions. Le Mistral les souleva en douceur et, sans les éveiller, brisa la fenêtre pour les emporter dans ses reitres, par delà les collines. Jamais on ne les revit.
Dans la cuisine, la vague nauséabonde se dissipa. Le calme revint.
Les femmes et les hommes présents ouvrirent un œil prudent, s’ébrouèrent comme pour chasser quelques poussières âcres et brulantes, et contemplèrent la pièce chamboulée. La table autour de laquelle ils se trouvaient auparavant avait disparu. Une pénible odeur d’humus faisandé, de fruits putrides et de métal broyé, affleurait alentour. Nulle trace de l’aïeul, ni du bébé.

Depuis ce jour, la Vie et le Mistral ont mis un terme à ce terrible désordre et chacun reste à sa place.
La belle et grande bâtisse où les Éléments se sont embrouillés à, depuis disparue, et nulle pierre ne témoigne de sa présence.

Aujourd’hui, comme toujours depuis la nuit des temps, le Mistral possède tous les parfums de la terre et des inquiétudes du monde. Et lorsqu’il se répand, il traine après lui la colère sourde des hommes.

Et lorsqu’un nouveau-né vient au monde, rapidement une douce odeur de pois de senteur et de galette caramélisée, suinte de son crâne rond, et apaise ainsi, l’inquiétude des hommes.

Enfin, en général…

mercredi 10 novembre 2010

Son & Image 1

Rayon CD et DVD.
Lettres modernes pour des odeurs vertes et aquatiques, de barquettes plastiques et de rondelles miroirs.
Oubliée, celle douce et sucrée du vinyle, de la chemise cartonnée, imprégnée du parfum des lieux, cuisine, cave ou garage.
Qui se souvient encore de l’odeur des bandes à cassettes qui se dévidaient inévitablement en pelote ?

Rayon T. V
Grands et gigantesques écrans. Odeur chaude et pointue des téléviseurs. Fragrance intemporelle ? Pas certain.
Dans mon enfance, le petit écran, comme on le nommait alors, diffusait des ondes olfactives proches du liquide vaisselle concentré, mélange de citron vert et de muguet précoce. Maintenant, la télévision sent presque la rose, très pâle et fanée. Évidemment, c’est le progrès : la température des composants lorsqu’ils fonctionnent, le matériau avec lequel les coffrages sont fabriqués, et les minuscules éléments électroniques ne sont plus les mêmes.
Étrangement, ce qui ne varie pas c’est l’odeur de la poussière qui adhère à l’écran et mijote doucement. Imperceptible lorsque nous en possédons qu’une seule, voile doux et tiède, léger et suranné, quand une dizaine d’écrans illuminent au même moment un espace clôt.

mercredi 3 novembre 2010

Hotel et Restaurant…de Charme

Weekend flânerie. Nous avons réservé une chambre d’hôtel dans un lieu charmant et pittoresque. Trois petites étoiles étincellent sur la porte. Nous sommes reçus avec chaleur et simplicité, puis accompagnés à notre chambre.
Froufrou de serrure, la porte s’ouvre et je me ferme instantanément. Un flot d’informations artificielles percute mon visage, mon cerveau se recroqueville et mon nez coupe le réseau. Mais dans la fraction de seconde nécessaire pour bloquer le flux, j’ai tout de même le temps d’identifier une Eau d’Issey, particulièrement noyée dans le jus de concombre en conserve.
Alarme et panique : je ne vais pas pouvoir dormir dans un tel hourvari olfactif !
Et pourtant, comme la chambre est ravissante avec sa jolie vue sur le parc, sa salle de bain irréprochable, sa décoration harmonieuse, composition parfaite pour magazine papier glacé. Mais parfum criard. Absurde et lancinant. L’employé quitte la pièce très satisfait de nous avoir fait découvrir un cadre si bien ordonné et, dès porte close, mon radar se met en marche. Nez en l’air, je tente de localiser le diffuseur de parfum dans un angle du plafond. En réalité, il trône sur un guéridon : un bouquet de « spaghettis », planté dans un long vase élégant, baigne dans un liquide vert et pulse généreusement une pelote de volutes invisibles, formant une salade indigeste de cailloux salés, de fleurs de lotus et de bouts de bois drossés par les courants marins. Calonne, salicylates, et une large dose de nonadiénal. J’attrape l’objet du délit du bout des doigts et zou, dehors, à l’autre bout de la terrasse. La fenêtre restera ouverte toute la soirée pendant que nous dinons chez nos amis. La chambre, à notre retour est glacée, l’odeur, toujours présente. Je finis par m’endormir, le visage coincé dans mon T-shirt. Doudou apaisant et nez chez moi. Avant de sombrer, j’ai une pensée pour mon père qui lors de ces voyages, enveloppe souvent son oreiller avec sa chemise, car il supporte difficilement l’odeur des lessives locales ! Je me rappelle m’être un peu moquée de lui. Mais finalement me voilà à mon tour piégée par le nez. Mon odorat devient, avec le temps, de plus en plus sensible. Ou alors, nous avons un petit côté Diva chez les Ellena ?
Le lendemain nous sommes invités à déjeuner dans un restaurant situé au cœur de la vieille ville de Genève. Nous franchissons tranquillement le seuil en bavardant de choses et d’autres, mais j’interromps soudain mon babillage, car une équipe entière de Rugby Man en bout de jeu, me prend dans ses bras et m’enlace vigoureusement. En fait, une extraordinaire odeur de sueur chaude, de chaussettes humides et d’urine fraiche m’empoigne à plein nez : fromage fondu, ail rissolé et vin blanc bouilli. Miam. J’avais oublié que cette ville sent les pieds, dès les premiers froids. Faits d’hiver terriblement envahissant, que ma mémoire d’enfant a dégagé sans état d’âme, dès que nous avons quitté la région. Sans doute parce que je n’appréciais pas la fondue au fromage à cette époque. Odeur oppressante, amertume aigrelette du vin blanc, et bouts de pain rassis : rien qui ne puisse séduire alors ma gourmandise de petite fille. Depuis j’ai changé d’avis, mais je déplore toujours d’en conserver une trace épaisse sur ma peau et mes vêtements. Oui, oui, une Diva, vous dis-je qui ne supporte plus, ni les parfums trop élaborés et bruyants des hôtels, ni les arômes simples et roboratifs de la bonne cuisine un peu…vulgaire ? Ce qui ne m’a pas empêchée de dévorer mon repas. Miam ! Et de me changer plus tard. Avec un lot de vêtements parfumés à la lessive « ouste krapoto » et « glouton schlingueur », afin de reconquérir une neutralité calibrée comme il se doit depuis les années 70 : musc blanc flapi et tensio-actif cruellement aldéhydé. Faute de mieux…

Oups ! J’ai oublié en quittant l’hôtel de rapporter sur le guéridon de la chambre, le bouquet de spaghettis parfumés.


Pour Clothilde, Gabriel et Alex. Encore merci pour ce w.e.
Merci à Hélène pour m’avoir offert l’idée des « spaghettis », tiges d’osiers poreuses, qui par effet de capillarité, aspirent et diffusent très efficacement le parfum liquide.
Enfin, ce texte est dédié à toutes les « chochottes » du blair, dont je fais partie !