lundi 27 septembre 2010

Le verrou

J’entretiens les fondations de mes souvenirs engrangées depuis presque 18 années de métier. Ce matin j’exécute des exercices d’olfaction, comme il m’arrive d’en faire régulièrement pour bousculer les tiroirs de ma mémoire qui possèdent une tendance naturelle à gripper. Je sens des touches, bouts de papier neutres et blanc, imbibés d’une petite quantité de matières premières très diluées, naturelles ou synthétiques. Je dois retrouver le nom de cette matière. Rapidement. Mécaniquement.
Étudiants, nous avons pratiqué cette gymnastique indispensable, premier apprentissage du métier de parfumeur. Nous avons longuement détaillé sur nos cahiers l’odeur, inconnue ou familière, déposée sur la mouillette, puis nous l’avons mémorisé, répétant quotidiennement nos exercices de flair en aveugle, comme un jeu, jusqu’à ne plus avoir d’hésitation. Prise de repères abstraits, fragiles, difficile parfois à verbaliser, souvent chargés de souvenirs intimes.

Genève
École

Voici les premiers mots qui percutent mon cerveau ce matin quand je passe la mouillette sous mon nez. Puis un grand blanc.
Aucun nom sur ce produit.
Pourtant, je connais ce matériau et l’utilise de temps à autres. Mais à cet instant, j’éprouve un vide. Une sensation étrange qui m’amuse et m’intrigue. Je redresse la tête, jette un œil à l’extérieur du bureau et rince mon regard sur le paysage. Je frotte ensuite mon nez contre mon pull et aspire l’odeur familière de ma peau. Stratagème personnel pour mettre les curseurs à zéro. Je tente un nouveau snif du papier bavard.

Genève
Gris, tout s’émiette et se disperse. Blocage. Nan, je n’irai pas !

Je patiente quelques secondes. J’opère un vide dans mes canaux de détections et pointe un nez prudent, avec l’impression réelle qu’il s’allonge de quelques millimètres, tandis que mes narines déploient leurs ailes aux maximums !
Je force mes moyens d’analyses, mes anciens réflexes de dépistage à ânonner un vocabulaire descriptif d’école élémentaire. Miellé, amande, poussière… mais ne puis en dire davantage, car la liaison est soudain coupée.
Bigre.
Plus ne nez. Passons à la tête.
Glissement de terrain, je quitte la réalité et plonge dans la contemplation.
À bien y réfléchir, je constate que le mot Genève surgit, dès que ce composant passe sous mon nez, depuis les premières séances d’olfaction à l’ISIPCA. Donc, le phénomène est ancien. Pourtant, c’est la première fois qu’il musèle toutes autres formes d’introspection. Quel est ce produit qui m’empêche de sentir ? Pour quelles raisons je ne peux lui donner un nom ? Comme je souhaite comprendre pourquoi mon nez achoppe sur le même mot, la même image floutée, je résiste au besoin de quitter mon bureau pour aller demander à mon assistante le nom du perturbateur. Car aujourd’hui j’ai une image. Vague et grise, mais nettement présente. Une sensation physique également. De douceur, enrobée de gêne. Quelque chose affleure à mon insu et vient se révéler sous une forme simple et sensible. Vais-je plonger dans la psychologie de bazar, l’auto-analyse de comptoir ? Je choisis finalement la tentation de « Madeleine ». : Je déguste une forme de saveur d’aujourd’hui et j’opère un grand écart avec mon passé.

Genève
École
Ma fille
Déménagement

Ma fille vient de changer d’école.
Au même moment, mais des années auparavant, j’ai découvert ma nouvelle école à Genève. Aujourd’hui, les parfums du paysage, de l’air, des routes ne sont pas les mêmes que dans cette ville au creux des Alpes. Et pourtant. Je goûte à la même odeur et possède les mêmes craintes. Comme ma fille, quand nous pénétrons dans cette nouvelle école. Tous les matins une chaude bouffée de sueur d’enfants, de savon et de papiers, nous saute au visage lorsque nous franchissons l’accueil. Je laisse ma fille, hésitante, au bord des larmes en lisière de classe. Je quitte les lieux, et, geste inconscient, je me mouche. Nez rincé, encéphalogramme plat, je file vers mes propres activités.

Oui, mais.
Exercice du matin. Musculation et petite crampe. Tiens, ça coince sur la touche.

Je reprends mon bout de buvard et j’accepte de regarder l’odeur. Je comprends enfin ce qui me freine. Une toute petite, toute fine odeur, de colle blanche, de lait aigre, de confiture gâtée. Un parfum d’école maternelle. Dilué et suranné.
Je suis bien loin de la définition forgée sur les bancs d’une autre école, bien des années plus tard, repoussant au loin le mot Genève et les images associées.
Alcool benzylique : sperme, miellée, fleur blanche et trace d’amande.
Maintenant, je dois dire aussi : solitude, angoisse et curiosité, avec les émotions d’une enfant de 5 ans.

lundi 20 septembre 2010

Ascenseur

Un cube mécanique. Musique de circonstance.
Boite à odeur itinérante. Avec des hauts et des bas. S’ouvre et se ferme régulièrement. Avale et recrache une petite humanité messagère.

9 heures du matin. Café chaud, parfums frais, déo conquérants et cheveux porte- drapeaux.
Bonjour, dit le parfum. Je vous pousse un peu excusez-moi je prends de la place. Je vous enlace brièvement, je me tortille, et passe entre voas jambes, derrière les reins de votre voisin. Dans un sursaut, un mouvement de main pour vérifier une coiffure, je reviens vous chatouiller le nez. Ne grimacez point, je ne fais que passer. Voilà, je suis arrivé, je descends. Ah, pardon je reste encore un peu, bref reliquat de patchouli qui s’évapore enfin, dévoré par l’immense gaillard qui pénètre dans le cube volutes déployées. Savoir faire américain, casquette aldéhydé et muscles de cèdre blanc au goût de craie. Les narines grincent, un regard las contemple le plafond gris de la boite, quand est-ce qu’on arrive ? Ouf, il ne s’attarde pas. S’échappe, puis se perds dans les couloirs du 4em. Un temps de silence. Le moka reprend sa petite ritournelle paisible, puis des ondes sucrées éclaboussent l’espace exigu. Coucou, dit un autre compère, je suis la boule de vanille, je rebondis de tous les côtés sans pouvoir me retenir, et comme je suis enrobée de caramel liquide je laisse des traces invisibles sur vos bras, vos épaules, lorsque vous me frôlez. Comme c’est amusant, je suis un parfum qui colle ! Je remarque des sourires de gourmandise, parfois on me repousse d’un soupir. Qu’importe, je cours ma ronde, puis file ventre à terre dès que muguet et bord de mer se pointent. Air pur synthétique. On atteint des sommets. Tiens, non, à l’arrêt suivant, bien que le cube poursuive sa course ascendante, on chute ras des pâquerettes, niveau gazon coupé. Herbe à vaches ou régime de bananes ? Qu’importe l’étiquette, c’est la même molécule de toute façon.

La distribution matinale soigneusement acquittée, le cube, ensuite, opère souvent à vide dans la journée. Il stocke en attendant. Il ventile parfois, dès que les portes s’ouvrent.
Ah ! Enfin quelqu’un. Bonjour, bienvenue dans la boîte. Vous me reconnaissez, je suis Shalimar, la directrice produit du 5em ? Vous ne me voyez pas bien sur, mais vous identifiez ma trace. Je suis passée ici 20 min auparavant, pour un trajet de 3 étages. Mais j’ai tellement d’épaules et, j’ose l’avouer, je manque un peu de légèreté. Mais quel sillage... ne trouvez-vous pas ? Oui, oui, fais la pivoine du 8em, qui tente sans succès de surpasser la vanilline-civette de la douairière de 1925. Arrêt suivant, nos deux commères s’étranglent. Un ouragan s’engouffre et disperse sans émotion les fleurs et l’ambre. « À vos souhaits », répond gentiment la jolie fille à la pivoine. « Berci », répond l’homme en complet passe muraille qui suinte par tous les pores de sa peau l’eucalyptus en pommade, la fleur d’oranger en spray buccal, et le vieux tabac agrippé aux fibres de sa veste. L'homme renifle. Le cube ne bronche pas, et continue d’engranger. Jusqu’au soir.
18 heures. Pas de café. Quelques traces de sueur, un relent de lingettes, regards mous et coiffures en berne. Shampoing à la poire brandit ses paniers à moitié vide, déo à la mangue à capoté version pomme de pin. Pivoine murmure encore un peu, essoufflée mais vaillante, quelques fruits aux sirops soutenant son discours. Shalimar embarque, lumineuse et sereine, et prend toujours beaucoup d’espace, pardon, pardon on se pousse s’il vous plait. La vanille sucre d’orge, fidèle à elle-même, ébouriffe encore quelques personnes, le patchouli s’épanouit et devient torride. Les gros muscs protéinés, si vaillants, fusants, étourdissants et furibonds le matin, sentent la dégonfle et tournent à l’aigre pour la plus part. Quand est-ce que les hommes cesseront-ils d’abuser de déodorants antihumidités ?

La nuit tombe. Le cube s’est immobilisé. Dans son ventre sombre, les dernières volutes sont lentement étirées, brassées puis digérées. Les parfums des agents de nettoyage, citron métallique et jasmin diaphane, ultimes participants de la sarabande, sont également engloutis et dissouts. Pourtant dans un coin quelques particules résistent encore et toujours. Elles s’accumulent en silence, profitent de la saleté oubliée pour se protéger et, chaque matin, quand les portes s’ouvrent pour accueillir le premier chargement, un coup de vent, des semelles qui frottent et libèrent, et le labdanum de Shalimar, un peu amoché, borgne, chauve, mais identifiable s’élance à nouveau. « Coucou me revoilou ! »

La journée reprend.

jeudi 9 septembre 2010

De concert

Nous prenons de l’âge ensemble. L’artiste, sur scène. Moi, dans la salle. Connue dès ses débuts par sa façon indécente de se tortiller devant le piano, je l’écoute ce soir les fesses sagement posées sur un siège numéroté.
Je suis tombée amoureuse de sa musique et de sa voix des années auparavant, quand j’ai découvert qu’elle s’offrait le droit de marteler l’instrument les coudes au-dessus des oreilles, et que ses mélodies exprimaient une révolte jubilatoire. Quel rapport avec les odeurs ? Je cherche.
…et des semaines plus tard je n’ai toujours pas trouvé.
Comme quoi le nez n’offre pas tous les possibles. Les oreilles suffisent aussi parfois. Tout simplement.
Mon flair a cherché en vain quelques signaux. Dans cette salle immense illuminée par les tirs croisés des feux de la scène, je ne captais que la caresse froide et morte des climatiseurs. Narines serrées par l’air glacé, j’ai tenté ensuite d’imaginer une odeur aux différentes figures abstraites, matérialisées par les projecteurs colorés qui formaient un écrin autour de l’artiste. Peine perdue. Calme plat, tiroirs à volutes fermés pour la soirée !
Je me suis abandonnée à l’univers du son. J’ai absorbé les vibrations, ouvert mes méninges à d’autres sensations
Lâcher-prise olfactif, j’ai cessé de sentir
Donc
Je n’ai plus à rien à dire

jeudi 2 septembre 2010

Paris Plage..la rentrée attendra

Août en bascule. En équilibre sur l’axe du 15, entre vacances et rentrée. À gauche du calendrier, les berges de Paris s’offrent aux piétons. Culbute à droite, le macadam retrouve ses anciennes habitudes : camions, voitures, et deux roues.

Fin juillet, je musarde nez au repos, entre les rues de la capitale. À l’approche du fleuve, j’aperçois en contre bas une bande de sable et une ligne de parasols. J’emprunte les escaliers et me glisse parmi le remous des badauds. Mon nez évidemment s’emballe…

Petit uppercut au bord des narines. Une odeur grasse, d’huile de friture saturée par les cuissons successives et la température trop élevée, me souhaite la bienvenue. Je plonge dans la caricature des bords de mer : chouchous, chichi, et frites en barquettes plastiques. Coincé à l’angle du pont, la guitoune bleu ciel est cernée par une longue file d’affamés qui emportent, serrés contre leurs ventres, une pyramide de nourritures chaudes et odorantes dont le fumet oscille entre vanille torréfiée, et sel au vinaigre. Un peu sonnée, je m’aperçois que les images olfactives se succèdent très rapidement, l’une chassant l’autre sans que je puisse m’attarder à les décortiquer. Elles sont concentrées sur une bande étroite – la largeur de la route entre le fleuve et le mur du quai -- et s’alignent en un parcourt dense, car l’idée est d’offrir aux promeneurs le maximum d’occasions de détentes et de loisirs. Je quitte le gras, et glisse sur l’odeur sèche et minérale du sable blond répandu dans un bac à sable pour adulte : chaises longues, petits parasols, quelques seaux et pelles en plastiques. Je me penche et attrape un râteau rouge. Il sniffe une amusante odeur de banane et de ciment. Aucune trace d’iode évidemment. Nouvel uppercut. Cette fois-ci, je souffle par le nez. L’ombre du pont m’enveloppe en douceur tandis qu’un relent d’ammoniaque m’arrache une grimace. Je longe des toilettes chimiques adossées au tunnel, dont les portes, déguisées en bambou, s’ouvrent et se ferment sans répit, éructant régulièrement une haleine piquante de matières fécales désinfectées. Je trace et j’émerge à la lumière où l’atmosphère change brusquement. Mon nez capture un flot d’images de bois et de goudron mouillé mêlés, tandis qu’un brouillard fin rince les miasmes douloureux. Des brumisateurs sont fichés sur un long parapet en bois où alternent des caisses contenant des mottes de végétaux, voutés par l’humidité ambiante. Sentiment de sucre glace, effluves doux et huileux des vêtements soudain détrempés. Des enfants passent entre mes jambes et je hume leurs têtes chaudes et suantes, soudain ruisselantes et fraîches. L’odeur éclate comme une bulle de savon, miellée et légèrement aigre. Je reprends le chemin vers la route sèche et, aussi sec, le parfum de résine de pin des fibres de bois tranchées récemment remplace la sensation lactée et cartonneuse du bois mouillé. Des tréteaux, des tables et des bancs pour une pause farniente. Je croise une maman. Son bébé, niché au cœur de ses bras passe juste sous mon nez. J’absorbe l’arôme rassurant de biscuit, de la transpiration du nourrisson. Puis, un souffle fade de vase, au passage d’un bateau-mouche sur la Seine. Sous le Pont Neuf une musique enfle, traditionnelle et gaie. Trois hommes dansent, mains au dessus de leurs têtes. Un cercle d’inconnus entoure la scène, sourire aux lèvres, corps qui tanguent au rythme des tambours. Croisement des peuples. Empathie éphémère et fugace. Comme les odeurs. Fuyantes. Happées, identifiées, puis dispersées dans le mouvement incessant des notes de musique, des applaudissements, et des rires. J’abandonne les musiciens et je rencontre un clown. Il triture des ballons de ces grosses mains noueuses, et créé des formes abstraites sous la mine radieuse d’un lot de bambins ébahis. Maquillage blanc, nez rouge et odeur de gaufres. J’enjambe plusieurs générations et tombe sur un bal musette. Des danseurs mines sérieuses tendent l'oreille au tempo de l’accordéon, puis s’élancent et balance sans vergogne des jets d'Eau de Cologne. Soudain, un incroyable parfum de souk à la guimauve happe mon nez. Je pivote sur mes talons : trois magnifiques Drag Queens paradent et s’esquivent. Aussitôt, fougère à papa et chypre costaud s’introduisent entre les mailles, et la valse, interrompue juste un instant, reprend son tricot démodé. Coumarine, mousse de chêne et petite transpiration. Un truc propre et sucré me bouscule à peine. Chewing-gum. Un homme me frôle et passe son chemin, à l’affût. Il mâchonne sa solitude. Bonne haleine fraiche à la recherche d’une donzelle ? Nos chemins se séparent, je poursuis ma quête personnelle. Une exhalaison étrange caresse mon visage. J’approche de la bouche du tunnel qui disparait sous le quai du Louvre. Respiration acide et froide qui conserve la trace des pneus, des rôts des véhicules, des chiures de moteurs et d’urine humaine. Curieux mélange doux et sucré, composé de pâte à tarte crue, de réglisse, de calcaire, de bois fumé, et de pain d’épices.

Il est temps de remonter à la surface pour reprendre le cours de la ville, et clore mon nez. À quelle heure est la prochaine séance…de cinéma ?