Premières odeurs. Enfance de l’art, c’est la naissance du jour.
Chaque matin, lorsque je quitte mon foyer, j’hume la lumière. Un livre
s’ouvre, une nouvelle histoire et je me glisse entre les pages.
Dès l’automne, sous les mailles du vent qui colporte une brassée de
signaux odorants mouillés salés, mon nez balance entre champs et cités. Odeurs
de papier mâché, d’épinards en boite, de miel de châtaigner, de champignon, ou
de toile de jute forment une trame commune, déjà paresseuse.
L’hiver, mon nez se recroqueville comme escargot dans sa coquille.
C’est froid, ça pince et je ne sens plus rien ! J’enveloppe un instant mon
nez au creux de la main, je souffle et réchauffe mes narines qui acceptent de
se dilater. Inspiration. Vanne ouverte, circuits au taquet, je renifle
longuement et j’analyse le temps qu’il fait. Froid c’est certain, mais au-delà
du seuil inhospitalier, la découverte de minuscules odeurs délicates, timides. En
ville, la fragrance est douce et fleure bon la farine minérale : un
reliquat de cendre, de sciure de bois mouillé et l’amertume du bitume. À la
campagne, l’haleine lourde et inerte de la terre, plombée par l’humidité
glacée, abandonne des effluves grossiers de bouchon de liège, d’huile de noix
rance et quelque chose comme de la nicotine.
Au printemps, la ville dès l’aube n’est plus que pollen et histoire
d’eau. Sec, mouillé, fané, décomposé ! Refrain d’une comptine bon enfant qui
nous entraine dans une ronde de parfums simples et rassurants : miel
anisé, concombre croquant, flocons d’avoine doux, zeste de pamplemousse, pâte
de coing, gousses de cardamome…à la campagne, c’est un tourbillon de flèches
acérées, aux saveurs de poivre long, de résines âpres et de jus d’herbes,
emmailloté de particules douceâtres et entêtantes. Un grain de folie, touffu,
frisquet parfois, et mon nez, petite bête, ne sait plus où donner de la
tête !
Au cœur de l’été, la matière s’ébroue dès le lever du soleil. C’est le
moment que je préfère. L’air autour de moi est comme en apnée. Il s’échappe des
sols et de la végétation un murmure paisible, un babillage désinvolte, avant le
grand barouf et les hurlements stridents qui fusent lorsque la chaleur est au
zénith. La ville conserve entre bitume et pavés un reste de la fournaise de la
veille et libère dès le passage du service de nettoyage quelques relents sucrés
et humides. Une odeur de caoutchouc caramélisé, de craie mouillée et de brins
d’herbes écrasées, m’accompagne jusqu’à l’entrée du métro. Ensuite, c’est une
autre histoire…. À la campagne, les parfums de l’aube manquent de saveurs. Je
m’impatiente. À l’inverse de la ville, j’aimerai donner un grand coup de pied
dans la pelote d’odeurs serrée, serrée, sur ces secrets ! Je baigne tout
simplement dans mon quotidien : en ville je travaille, ne m’embêtez pas, à
la campagne c’est les vacances, lâchez tout !
Au fil des saisons, la nature partage ses humeurs au point du jour.
J’inhale sans lassitude les grandes lignes d’une ossature aromatique maintes
fois assimilée. Parfois, lors de mes déplacements, je croise quelques nuances.
Des instantanés fugaces et volatiles, mosaïque d’ornements fragiles. Difficile
à décrire, même pour un parfumeur, car ces signaux épars disparaissent aussitôt
happées, et mon cerveau ne prends pas toujours le temps de trier et classifier.
L’information glisse, puis disparait entre trois plis cervicaux, sans réelle prise
de conscience. Pourtant, à ma demande, une petite loupiote odorante peut scintiller
dans un coin de ma mémoire et l’associer à un lieu familier sous la forme d’un code
extrêmement simple : une couleur-une molécule.
New York: bleu, crésol
Paris: Rose, orivone
Berlin: Gris, evernyl
Genève: vert, aldéhyde cyclamen
Holzminden: jaune, isobutyl quinoléine
Italie: brun, butyrate de DMBC
Laos : orange pâle, filbertone.
....Cartes postales olfactives formulées dès potron-minet.