mardi 4 novembre 2014

Ciel, mon égout !

Après la pluie, le beau temps. Le soleil retrouve sa place du meilleur copain qu’on aime retenir auprès de soi. Je contemple le ciel. L’air frais étincelle, transparent, quand soudain un voile passe sous mon nez. Bigre, ça pue ! L’atmosphère idyllique s’éclipse tandis que je considère à mes pieds, la bouche d’égout qui régurgite bruyamment des ruisselets d’eau brune. La chaleur aidant, notre minuscule rue moufte rapidement une étrange haleine.  Perplexe, bras ballant, et incapable de me décider sur la meilleure attitude à adopter – téléphoner à la mairie, arroser le sol copieusement– je demeure narine déployée, tendue sur les relents. Séquence découpage. Séparation méthodique des informations olfactives qui me parviennent mêlées. J’oscille sur mon bout de trottoir, silencieuse et concentrée, et j’oublie totalement où je me trouve. Jusqu’au moment où la voisine débarque à son tour et s’exclame bruyamment depuis le sommet des escaliers au seuil de sa porte « Ça pue !! Mais que fait donc la Mairie !» J’ai l’habitude. Elle proteste pour un oui ou pour un non. Je ne lâche pas mon ruban odorant et retourne au cœur du flot d’informations. Y’a comme qui dirait un petit truc par-là, intéressant. Une association troublante que j’aimerai emprunter pour un de mes projets. Mais la voisine ne lâche pas l’affaire, d’autant que le public est à ses pieds. Elle finit par me lancer une de ces tirades dont elle est très fière qui démontre sa connaissance intime des habitants du village : « Dites Madame Ellena, vous pourriez pas faire quelque chose ? ». Je lève mon visage vers elle et, tandis que mon nez capte de nouvelles données, je réponds sans réfléchir «Comment ça ?». Et la voilà partie ! « Ben vous êtes un parfumeur, non ? Vous pourriez pas nous désodoriser tout ça ? Je sais pas moi, vous devez bien avoir quelques flacons qui feraient l’affaire pour tuer la mauvaise odeur, comme les tablettes dans les toilettes ? ». Perplexe, bras toujours ballant, je ne sais comment réagir. Je tente la pédagogie. « Ce n’est pas aussi simple, Madame Voisine… ». Elle ne me laisse pas le temps de poursuivre, et enchaine immédiatement en descendant une marche pour venir s’accouder à la balustrade de son escalier : « Mais bien sûr que si, donnez-moi un peu de vos parfums, les plus forts que vous avez. Ceux que l’on prend pour les dessous de bras par exemple, et je vais vous montrer comment faire ». Je ne parviens plus à me concentrer sur les odeurs extravagantes qui filent sous mon nez. Je tente d’appréhender la logique de cette personne qui ne connait du parfum que ce que les films publicitaires diffusés à la télévision démontrent à coups de slogans. Madame Voisine consomme de l’image. Je manipule les odeurs. Madame Voisine campe les deux pieds dans le concret, tandis que je flotte amoureusement au cœur de l’abstraction. Comment lui expliquer en quelques secondes qu’il est impossible de transformer l’égout en bouquet de violettes. Car, finalement une réclame n’offre pas davantage de sursis pour convaincre un consommateur de l’efficacité olfactive d’un produit. Accoudée au garde-fou, son nez froncé par le dégoût, elle me toise narquoise, dans l’attente d’une solution miracle comme à la télé. Agacée, je croise les bras et me dresse, prête à énumérer claironnante les viatiques possibles pour purger, gommer, éradiquer d’un coup de baguette, la puanteur. Je ne suis plus un parfumeur, mais un bonimenteur qui sort de ses manches quelques remèdes: 
- Entonner une comptine ridicule en pulvérisant un aérosol parfumé aux fruits des îles, pour atomiser l’immonde remugle.
- Disposer des éclats de sucre imprégnés d’huiles essentielles, pour circonscrire le hoquet nauséabond. 
- Enflammer un lot de bougies, embraser une série de bâtons d’encens, pour purifier l’atmosphère.
- Déverser un flot de détergents bactéricides, fleurant les bouquets de lavandes, de roses, et autres petites fleurs champêtres afin de camoufler la nocivité des composants chimiques, pour décapiter la source des mauvaises odeurs tel un rince-bouche foudroyant. 
Je vais jusqu’à imaginer, geste désuet, un carré de coton délicat vaporisé d’un nuage de Sent-Bon que Madame Voisine glisserait sous son nez froissé…
À quoi bon.
Mes bras retombent, inutiles, le long de mon corps. J’incline la tête et souris à mon nez. Le remugle est toujours présent. Mystérieux et désinvolte. Libre comme l’air.
«Tout cela dépasse mes compétences, Madame Voisine. Je vais fermer mes fenêtres, vous feriez bien d’en faire autant».
Je rentre chez moi – douce odeur de ma maison- et je la plante, là, sur son balcon, nez pincé au vent offensant.
Bras ballant.







mardi 28 octobre 2014

Pudeur et sentiments

Sur la feuille où je rédige mes essais, les petites annotations au crayon forment une longue dentelle de citations pittoresques. Mon assistante dresse un seul de ses sourcils bruns en découvrant l’ultime griffonnage sous la colonne de chiffre qui ponctue le mélange précédant : « petite culotte sale ». Elle quitte mon bureau sans rien dire, puis, je l’entends s’affairer dans le laboratoire entre la chambre froide et les étagères. Bercée, j’écoute la mélodie paisible des ustensiles en verre qui s’entrechoquent, le son mat du flacon déposé sur la paillasse entre chaque manipulation, le silence, lorsqu’au-dessus du Becher la main libère la minuscule larme de matière prisonnière du compte-goutte, le grognement, enfin, du mécanisme qui enregistre chaque étape de la pesée. Battements familiers qui égrènent mes journées et scandent le travail du parfumeur.
Les mots du parfumeur attrapent des images brutales, souvent impudiques. En notant « petite culotte sale », je ne cherche pas à dépeindre comme un écrivain les courbes d’un corps féminin qui se néglige. Non. Je pointe sans parti pris, du bout du nez, l’association des molécules qui m’empêche d’atteindre cette odeur de galets que je cherche depuis longtemps. Ce matin, je retrousse mes narines, plonge mon nez sous les jupes du parfum et je sens la trainée.
Cette histoire de galets. Je reviens dessus épisodiquement quand il me semble progresser dans l’apprentissage de l’art et la manière de tricoter des odeurs. Je tisse, simplifie puis j’étire l’accord vers des possibles fleuris. Aujourd’hui, dois-je accepter la présence d’un intrus ? Un peu comme ces minuscules étiquettes cartonnées épinglées sur notre vêtement acheté dans une boutique d’une enseigne internationale qui nous explique très gentiment que cet article est fabriqué selon des techniques traditionnelles et qu’il est donc légitime de découvrir des défauts dans la trame, ou des irrégularités dans la couleur, car c’est la garantie d’un produit artisanal authentique. Cette odeur de « petite culotte sale » est peut-être une simple petite bouloche naturelle tout à fait acceptable pour un parfum respectueux d’une tradition offrant à la matière sa liberté d’expression. Une indication de haute qualité tant qu’on y est. D’autant que « petite culotte sale », associé au vestiaire aveugle de la salle de sport du Collège où des générations de filles juste pubères se sont succédé, est finalement une désignation très personnelle qui n’a de référent que dans mon armoire à odeurs, vaste catalogue cérébral alimenté d’anecdotes passées.

Avant même de savoir marcher -- sans doute ai-je fait mes premiers pas avec mon nez -- j’ai compris qu’en matière d’odeurs rien n’est tabou, que tout doit être dit pour être utile à la formule, à la compréhension d’un parfum en devenir. Le parfumeur développe un espace de langage intime alimenté par ses souvenirs. Ces désignations abruptes sont les marques pages d’une histoire olfactive qui permettent d’appréhender l’impalpable, de maitriser l’éphémère, comme on rédige un récit, mot après mot, odeur après odeur, en tapotant sur un clavier ou en tenant son stylo.
J’ai décidé de conserver la « petite culotte sale ». Non pour des raisons d’authenticité ou de marketing artisanal,  mais contrairement à une histoire mise en mots qui paraitrait déplacée et impudique, mon histoire mise en odeur est bien plus pertinente et sentimentale en conservant ce petit bout de tissu froissé. Mon parfum possède du relief, des facettes, et un flou agréable que l’on ne peut pas nommer.
Sans doute, cette petite culotte est-elle passée sous votre nez, et ne l’avez-vous point vu...


mardi 2 septembre 2014

L’amante charmante

Elle sent bon. Elle est propre.
Elle sort à l’instant de la douche. Elle a pris soin de faire sa toilette avec un gel douche hydratant, un shampoing purifiant, et, pour finir, elle a complété son geste par un savon intime délicatement parfumé et hypoallergénique. La serviette éponge avec laquelle elle a tamponné son corps humide sent encore la lessive. Elle a hésité un moment à s’appliquer un baume pour le corps. Elle désire avoir la peau douce, mais pas trop parfumée. Elle craint l’amoncellement étourdissant des effluves.
Elle sent bon. Elle est fraîche.
…Il ne pourra pas lui dire qu’elle sent la moule, la truite, la sueur.
Nue, sur la pointe des pieds, elle choisit dans son armoire une longue robe en coton blanc, aux courtes manches ballons, resserrée sous les seins par un large ruban du même ton. Le vêtement glisse autour de ses bras levés, voile le corps. Le cou jaillit, long et fin, mettant en valeur la vulnérabilité de la nuque. Quelques mèches de cheveux propres et parfumées s’échappent d’une épingle et coulent sur une épaule. Elle tend la main vers le nouveau flacon de parfum qui miroite sous la lumière, offre une goutte à son nombril et c’est tout. Le tissu de la robe se chargera de soulever et déposer par touche, le nectar, sur le reste de son corps.
Elle sent bon. Elle est belle.
…Il ne pourra pas lui dire qu’elle manque de goût.
Le temps s’étire. Il est en retard et elle commence à se faire du mauvais sang. Mince, elle ne doit pas se tourmenter, car la transpiration va s’enclencher, s’intensifier, son odeur corporelle va se modifier et se torréfier. Se calmer. Ouvrir la fenêtre et aspirer un bon coup. Soupirer. Dans un sursaut de panique, elle porte la main à sa bouche, souffle doucement et tente de détecter quelques remugles dans son haleine. Sa respiration semble neutre, à peine sucrée, avec un léger arrière-goût de menthe.
Elle sent bon. Elle est saine.
…Il ne pourra pas lui dire qu’elle est vulgaire.
Elle vérifie le lit. Les draps sont propres. Changés dès son réveil. Rien ne traine sur le fauteuil crapaud où tous les soirs elle jette ses vêtements de la journée. Rien non plus sous les meubles. Les écharpes ont été fourrées, cachées, dans le tiroir de la commode. Les placards sont soigneusement clos sur le fourbi.
La chambre est nette. Astiquée et ordonnée. Au cas où.
…Il n’aura pas le temps de le dire.
Elle quitte la pièce, traverse le salon et parvient dans la cuisine. Pourquoi n’arrive-t-il pas ? Tout est prêt. Propre et bien rangé. Geste irréfléchi, elle tend la main vers la cafetière dans laquelle traîne un fond de café chaud. Odeur tellement rassurante. Elle se sert une tasse, le regard ailleurs, rêveur, goûte la gorgée amère. Révulsée, comme piquée par une abeille, elle expulse le liquide noir dans l’évier. Flûûûûte, je dois retourner me brosser les dents ! Pourvu qu’il n’arrive pas à ce moment-là ! Elle court vers la salle de bain, arrache la brosse à dents de son support, tartine de dentifrice les poils blancs et nets, frotte résolument sa langue, ses dents, ses gencives. Crache plusieurs fois. Rince abondamment. Les odeurs sont maîtrisées, mais pour le reste : cheveux en bataille, maquillage gâché, regard perdu, éclaboussure d’eau sur la robe, elle n’ose même pas y penser. Ne se regarde pas dans le miroir.
Elle sent bon. Elle est propre
Elle a sauvé l’essentiel. Il n’est plus temps,
La sonnette retentit.


Plus tard,
Mais pas si tard finalement.
Les draps ne sont pas froissés,
Les coussins n’ont conservé aucune empreinte.
La chambre est intacte, inodore et parfaitement rangée.
Dans le salon, sans doute ?
Non plus.
Dans la cuisine
Elle vient de se faire un café et le savoure, radieuse et apaisée.

Sur le pas de la porte, il s’est penché vers elle. Heureux de la retrouver. Sa bouche s’est longuement attardée sur son cou, rond et doux. Derrière ses oreilles, petites et joliment dessinées. Il lui a dit qu’elle était charmante. Une belle amante.
Mais...sans saveur
Il a saisi la longue mèche de cheveux brillants abandonnée sur la poitrine et l'a contemplé un instant avant de la porter à son nez. Comme à regret, en soupirant, il l’a glissé derrière l’épaule parfaite, immaculée et parfumée. Puis, sans regret, il s’est détourné et a repris les escaliers, vers la rue, la vie, les odeurs.
Elle a refermé la porte, libérée…
















jeudi 28 août 2014

Entre deux ailes mon nez balance

Avion du soir. 
Paris / Nice
Voix en sourdine telle une comptine
du steward : porte fermée, toboggan engagé, avion plein à craquer et mise en marche de l’air conditionnée.
liqueur sombre du mazout.
épaisse, râpeuse, mauvais sirop pour la gorge.
Je déglutis. Tente de vider mes narines.
tends ma main jusqu’au nombril gris placé au-dessus de ma tête : un demi-tour dans le sens des aiguilles d’une montre pour lui clouer le bec.
Je n’ai pas le droit de me lever pour bâillonner tous les nombrils qui laissent échapper un filet d’air mazouté.
Je me résigne donc
renifle le pet d’avion.

Avion en vol
L’air froid en conserve se faufile entre les sièges. Tricote, mailles à l’envers endroits, un improbable parfum d’effluves humains.
Épiderme cuit et moite de fin de journée
résidus émouvants, des effets du stress, de la fatigue, des miasmes des restaurants, du tabac, du café, camouflés sous quelques sprays furtifs arrachés aux parfumeries tax-free
un truc fossile, douceâtre, comme le petit verre de guignolet servit à l’apéritif.
lavande et cannelle mêlée. En résumé.

Avion posé
La porte s’ouvre. Lourde et lente.
Pluie d’été sur le tarmac. Les vapeurs décollent volutes tièdes du bitume.
un premier baiser effleure mon nez, les eucalyptus sont en fleurs. Résines lumineuses et froides : poivre vert, maïs grillé et framboise.
Maison




NB : Le merveilleux parfum des eucalyptus en fleurs a totalement disparu de l’aéroport de Nice. Tous les arbres ont été abattus afin de bâtir des parkings. Mais, mon nez cherche toujours cette odeur si particulière qui m’accueillait depuis l’enfance. L’aéroport de Nice est aujourd’hui un lieu anonyme, ouvert à l’international, dont la signature olfactive demeure générique et stable.

jeudi 17 avril 2014

Pas de deux

Tac au tac les mots swinguent entre nos deux esprits rivés sur une image olfactive identique. Têtes penchées sur l’odeur nous cherchons la molécule utile, la pièce qui maintient l’ensemble. Pas de flacon, ni de touche, mais nos corps qui évoluent sur le bout de trottoir devant l’entrée de l’immeuble, tandis que nous bavardons librement. On tourne en rond, sauf dans notre tête qui manipule les odeurs, dessus, dessous, entre celle-ci et pourquoi pas telle autre. Le mouvement oscille, la direction change, l’odeur aussi. Cul-de-sac. Nous revenons sur nos pas. Rembobinons depuis le début, à quel moment nos chemins ont viré de bord et pris la mauvaise direction ? Nous étions framboise et nous sommes passés sur fraise. Ça ne va pas. Reprenons au début de framboise. Tu es calée ? Oui je l’ai. Framboise ronde, mais un peu sèche, torréfiée. Manque de jus, de pulpe. Si je te dis anis. Je pense aussi anis. Je cale donc anis, entre l’image banane et caramel. Acétate isoamyl et Éthyl maltol. Oui, je vois. C’est mouillé, charnu, et je bascule sur Framboise fraiche, et non plus Fraise confiture. Je décide donc de diminuer la quantité d’éthyle maltol pour offrir un peu d’espace à l’essence de badiane au parfum humide. L’image mentale s’ajuste, les curseurs s’équilibrent, l’odeur devient plus nette et flotte, lumineuse, parmi les circonvolutions de nos méninges respectives. Quelques témoins assistent à notre bavardage et tentent de saisir le sens de nos propos décousus. Les mots, pourtant simples, demeurent en suspens, impénétrables, et nous isolent du reste du monde. Nous poursuivons notre pas de deux. Prise dans ce jeu de quilles où une molécule repousse d’une simple pichenette mentale une autre, mon égo barbotte avec délice dans un élan de toute-puissance cérébrale, et je propose, pirouette facile, l’anthranilate de méthyle. J’annonce, impétueuse : framboise des bois ? Je n’ai pas le temps d’achever ma phrase qu’il me faut me rendre à l’évidence : erreur d’aiguillage. Un bruit terrible de vaisselle qui se brise résonne soudain dans ma tête, tandis que mon confrère grimace. Les rouages de nos méninges grincent, coincent, explosent : ça pue dans nos têtes ! Nous nous regardons en chien de faïence, la communication coupée. Pour me donner une contenance, je porte mon gobelet à mes lèvres et j’absorbe une minuscule gorgée de café froid que je frotte sur ma langue, chassant les ultimes fragments imaginaires de framboise fleurie. Sans un mot, nous reprenons sagement le chemin de nos bureaux où nous attendent nos petits écrans noirs sur lesquels nous traduisons en termes clairs et séduisants, tous les mots d’esprit odorant qui traversent nos pensées.
J’ai pourtant le sentiment étrange et nostalgique d’avoir raté un rendez-vous amoureux.

L'anthranilate de méthyl est une molécule très puissante qui peut tour à tour plomber un parfum ou rendre de grand service. Son odeur peut paraitre repoussante. Elle est simplement abstraite. Elle possède donc la faculté d'offrir ne nombreuses possibilité olfactive : tubéreuse, bois, fleur d'oranger, fruits, cuir, naphtaline, tourbe...tout est question de dosage et de rapport d'odeur...
Coin des curieux :
La fraise: fructone + ethyl maltol
La fraise des bois : fructone+ ethyl maltol+ anthranilate de methyl
La framboise fraiche: acetate d'isoamyl+ musc T + anethol
La framboise des bois: acetate d'isoamyl + musc T+ cassis
La framboise confiture de fraise : acetate d'isoamyl+ musc+ ethyl maltol

jeudi 27 mars 2014

Le roman de la rose

Le petit troquet du village épingle sur l’ardoise le Saint du jour. Aujourd’hui c’est Rose.
Mon cerveau entrainé visualise aussitôt l’odeur. Non pas celle de la peau d’une dame ou celui des cheveux d’une jolie demoiselle, mais celle de la fleur, délicate, top model de la parfumerie depuis plusieurs siècles. Tandis que je passe commande du menu, petits farcis du pays et anchois à l’huile d’olive, ma jugeote poursuit sa ritournelle parmi les composants qui constitue le parfum de la rose. Une rose des jardins émet un message olfactif composé de 400 molécules. Un parfumeur crée l’idée de la rose en mélangeant deux molécules. Cela vous parait simple et évident ? Que nenni ! Que je vous compte une de mes aventures olfactives où je me suis singulièrement embrouillée entre orgueil et enthousiasme…
Les aléas d’une carrière balbutiante m’ont amenée à me spécialiser rapidement dans le parfumage des soins cosmétiques, royaume de la rose, dont les vertus adoucissantes, clarifiantes et décongestionnantes sont appréciées depuis des lustres. À tel point qu’il est difficile d’échapper à un accord rosé dès qu’il s’agit de parfumer des crèmes pour le visage, lait, lotion, ou même une pommade dépilatoire…Un héritage qui semble anodin, car éthéré, mais guère remis en question, puisque chargé d’affect.
Parmi les premiers projets où je me suis fait le nez,  sans doute parce que  je correspondais à la cible produit, j’ai parfumé une gamme de soin destinée à des peaux jeunes au bord des rides, mais harcelée par une acné juvénile pugnace. Le libellé du brief comportait peu de précision sur l’odeur souhaitée, sinon un sentiment de frais et de propreté, sur une base riche et nourrissante pour une tranche d’âge et de peau très précise. « Mais, ça ne sent pas la rose ? », me répond t’-on dès les premières soumissions. Évidemment. Projet moderne, parfum d’actualité, j’ai anticipé l’odeur du soin de demain. Ah ? Très bien, mais greffez-nous tout de même un parfum de  rose là-dessus s’you plait. Mais la rose, à l’instar de la fraise, ça n’a jamais été mon truc, comme certains cuisiniers le caviar et le foie gras….Je retourne au labo, le nez entre les épaules et la cervelle molle.
Je contemple mon univers : étagères en verre, étroites et longues, où sont disposés des centaines de flacons clos sur leurs odeurs qui scintillent à la lumière des plafonniers. Comme on attrape son livre de chevet, je feuillète les étagères et parcours la ligne de mots familiers classés par ordre alphabétique. À chaque étiquette, le nom d’un produit de synthèse, d’une huile essentielle, d’un absolu et, aussitôt une flopée d’odeurs pétillent dans les méandres de ma boite crânienne. Certaines, telles des lucioles, clignotent sur le signe « rose ». Mais comme je boude, je vais au plus simple et pas au-delà de ce que je déchiffre en lettres d’imprimerie sur le flacon : « Huile essentielle de Rose Turque ». Et hop, quelques grammes dans mon essai, effet loukoum garanti !
Le lendemain, je porte un coup de nez sur le petit pot de crème parfumée, rassurée et sacrément fière de moi, car j’ai réglé le problème en deux coups de cuillère. Je constate que l’effet « rose » affleure sous le bouchon, et, sur ma peau, qu’il suggère élégance et délicatesse. Vraiment, une huile essentielle de qualité et tout est réglé : le naturel fait des miracles ! Mais je manque soudain de glisser de mon siège, lorsque je constate la poussée vertigineuse de mon prix de revient. Ben, ça va pas être possible pour le client un coût pareil ! Même en soulignant l’argument de la beauté intrinsèque de la matière noble, je ne pense pas parvenir à les convaincre de réviser leur tarif vers de telles hauteurs.
On reprend donc les bases du métier : 1+ 1= 3.
Alcool phenylethylique + géraniol =  rose miel
Alcool phenylethylique + ionone beta= rose thé
Alcool phenylethylique + acétate de citronellyl= rose jaune
Alcool phenylethylique + isobutyrate de phénoxyethyl= rose rouge
Alcool phenylethylique+ ionone beta+ acétate de benzyle= églantine
Vous avez le sentiment de réciter vos tables de multiplication ? De retourner sur les bancs de l’école du petit parfumeur ?
C’est le cas lorsque ces noms chimiques évoquent individuellement une odeur et, qu’en les associant, une bulle virtuelle bourgeonne dans votre tête. Le réflexe s’est mis en place.
Dans le cas d’un encéphalogramme plat, c’est-à-dire que vous n’avez aucune idée à quoi ressemblent ces machins chimiques, je vous demanderai de me faire confiance.
J’ai finalement proposé une histoire à l’eau de rose, où l’héroïne s’affublait d’une robe couleur muguet délicatement sertie de rondelles de  kiwis gorgées de vitamines. Le parfum, pour retendre les traits et dégommer les impuretés, fût présenté dans son petit pot de crème tout blanc
Quelques mois plus tard, les vendeuses des grands magasins conseillaient à de jeunes femmes pas encore trentenaires mais bientôt presque vieilles, un nouveau soin pour prévenir les premières rides, et purifier les peaux grasses affligées de petits boutons.
Pour la compréhension du récit, il est utile de préciser que l’odeur diaphane du muguet bâtit toute son intrigue sur l’accord d’une rose dont on retire les épines. Ensuite, il faut dire « rose blanche ».
Quant aux kiwis, il suffit de rassembler les éléments qui composent un panier de pommes vertes, brillantes et juteuses, et de s’exclamer « kiwi » !
 La parfumerie comme un roman, s’offre bien des détours et manipule votre nez jusqu’à la déraison. Tout le plaisir de la narration olfactive est que nul ne peut emprisonner dans un dictionnaire les définitions d’un effluve….