vendredi 21 décembre 2012

Salle d’attente pour fin du monde

C’est la fin du monde. Le début de l’attente. Je patiente.
Invisibles et inodores, les microbes sont là. Flânent alentour. Prêt à nous bouloter.
Mes enfants sont un met de choix. Un soir, comme tous les soirs, je pose mes lèvres sur leurs fronts d’enfants sages, bonne nuit mes petits. J’interromps mon câlin et mon blaire prend le dessus. Je renifle. Ma fille, comme mon fils, est habituée à ce manège, front immobile, corps tranquille. Son odeur à imperceptiblement changé. Moins sucrée. À peine plus aigrelette avec un trémolo de polenta, une lichette d’amidon. L’enfant couve. Un truc. Je ne sais pas quoi encore, mais je surveille. Je bisoute, fin de partie, la lumière disparait et la nuit peut se poser.
Le lendemain au réveil, l’odeur a disparu. Fausse alerte en apparence. Cartable et bonnet, en route pour l’école. Puis, l’après-midi un coup de fil. Le cordon fait signe. Votre fille à de la fièvre, elle dort, épuisée, la tête posée sur le coin de son bureau. Faudrait venir la chercher. Évidemment.
À l’école, je reçois un petit paquet tout chaud, mais sans l’odeur familière de croissant. Commué en miasme. Âpre et rance. Poisseux, comme un sirop trop cuit, rêche, comme une lime à ongles. Ma fille est dévorée par les germes de la gastro, plus un autre truc que je ne reconnais pas. Une inconnue, au parfum d’infusion de gazon trempé dans du lait de coco. Exotique, mais déroutant.
Deux jours plus tard, l’odeur verte et grasse infusée dans le lait de coco enfle tant et si bien au gré des sautes d’humeur de la température, qu’inquiète, enfin, je finis par échouer chez le médecin, Le Jour de la Fin du Monde. Maintenant. Et mon nez, avant même d’ouvrir la porte qui donne accès à la salle d’attente, se désespère. Aspire sans délai à la fin des temps. Au silence olfactif, pour une fois, juste une seule fois, et ensuite on pourra remettre le son…Car il y a un Homme derrière cette porte. Un type, viril, puissant, bardé dans une armure de Cologne. Des rivets agressifs de bergamote et le dihydromyrcenol soudés sous plusieurs couches d’allyl amyl glycolate, renforcé d’adoxal et d’essence d’armoise, protégé d’un immense bouclier de musc argent et de résines sable, armé enfin, d’une interminable lance de bois de synthèse, implacable, rugueuse et inflexible, vive le karanal… ! Je crie, grâce ! Cesse de m’estourbir et décolle-toi de mes narines !! Que nenni, s’écrit l’indécelable de la salle d’attente. Car mes yeux ne voient rien, quand mon nez englobe tout. Je découvre intriguée l’absence d’homme dans cette pièce exigüe, uniquement encombrée de femmes, de microbes et d’enfants malades à l’odeur fluette de farine et de pain perdu. Je m’assois sur le seul siège encore libre et écoute d’une narine distraite le radotage olfactif du fier guerrier. Le parfum mâle me poursuit dans l’antre du toubib. Volette autour de moi tandis que je règle la consultation, m’accompagne jusqu’à la sortie de la maison médicale et rapplique dans ma voiture, tandis que je prends le large vers la pharmacie. Au feu rouge, je m’interroge. Mon nez serait-il devenu incapable de s’autonettoyer, mes neurones seraient-elles en pannes de vélocités et mon cerveau tournerait-il fixette ? Arggggg !
Le parfum masculin m’empoigne, viol mon conduit nasal et s’installe, sans sourciller, dans l’antre de mon bulbe olfactif !  Fin de partie. Mon univers odorant est dévoré par le parasite. Virus. Écran Noir et dernière odeur : l’eau de toilette top-ten de cette fin 2012. Vaincue, je tombe sur mon volant et pose mon front sur le plastique dur et froid. La fragrance est encore plus forte, terrible et coupante. Étrange tout de même, à ce point-là. Je devrai plutôt percevoir les effluves fades de ma voiture, ceux du polymère gris et inerte. Poussière anisée et électricité statique : floralozone et lyral. Ben, non. Juste le molosse en armure d’aromates. Nez sur le guidon, je hume par petite touche. Centimètre après centimètre. Et découvre ahurie, que mes mains sont tout simplement barbouillées de parfum masulin, glané sans doute sur les accoudoirs du fauteuil de la salle d'attente. Finalement ce n’est pas la fin du monde, mais un simple accident de parcours entre microbes et hystérie mono-manique...

 

 

mercredi 12 décembre 2012

Grasse à l’odeur

Les murs suintent. Dans les calades sombres, encaissées, le relent demeure. Dissimulés sous les couches de crépis, prisonnier des voutes entre les immeubles enchevêtrés, il résiste. Se faufile et claironne les jours de pluie, enfle et fusionne les mois de chaleur. Mélasse noire. Odeur crasse. Entre moussaka et mousse de chêne.
Rue Droite, la langue de trottoir s’étire jusqu' au cœur de la ville, de son haleine. Le remugle du grignon d’olives, résultant des pressoirs à meules de pierres aujourd’hui disparus, badigeonne encore les murs d’une ruelle perpendiculaire et sinueuse. On devine, peint sur le flanc,  la raison sociale fanée des propriétaires. Émanations de gras ranci, de pop-corn brûlé, de chiendent humide et de pisse de chat en fine couche, qui marque le territoire de générations de félins qui se sont succédé sur ce pas de porte ombragé. Les traces des savonniers, façonniers d’une époque révolue, aux senteurs de soude et de cendre, d’huile d’olive et de mille-fleurs, persistent, reprit en cœur par les nombreuses boutiques "d'authentiques" qui alignent aujourd’hui leurs  vitrines colorées, en lieu et place des marchands d'autrefois --les boulangeries, qui fleuraient la fougassette parfumée à la fleur d’oranger, les confiseurs aux comptoirs débordant de pétales de fleurs cristallisées, de pyramides de melons translucides et de mandarines dégoulinantes de sucre confit-- afin d’attirer dans leurs rets odorants, des touristes empoissés par milles effluves de savonnettes et de sachets parfumés. Oxyde de rose, aux inflexions d’asperge et de limaille de fer pour rêver la rose de Grasse, alcool cinnamique, pour exprimer le mimosa, acétate de linalyle et coumarine, pour résumer la lavande, vanilline et éthyl maltol, pour susciter la gourmandise, essence de géranium, pour suggérer le rose de Bulgarie, methylionone, pour esquisser la violette de Toulouse,  isobornyl cyclohexanol, pour vous emporter sur les ailes d’un tapis volant parfumé au bois de Santal, evernyl et dihydromyrcenol, pour rafraichir les hommes au zeste de Cédrat. Des parfums de Cologne et de petites fleurs sages.
Naguère, la ville transpirait le patchouli et le ciste, les fleurs fatales et les résines brûlantes. Mais toutes ces odeurs ont presque disparu. Pour les débusquer, nez zélé, Il faut pénétrer les ruelles tordues et malpropres, quitter les couloirs touristiques et rattraper un filigrane enfouit dans les fissures, hébergé en tapinois sous l’enduit qui s’effrite, tressé laborieusement lorsque la ville vivait au rythme des usines. En ce temps-là, les fumées des chaudrons se détachaient des cheminées couleur de rouille perçant le ciel azur et s’épandaient sur la ville, effleurant les toits et barbouillant les façades, badigeonnant les vêtements des patrons et ceux des ouvriers, imprégnant la chair des femmes et des enfants, d’une odeur similaire et changeante. La récolte des roses au mois de mai nimbait la ville de cannelle et de miel, à l’approche de l’été pendant la saison du jasmin, les rues empestaient la dent gâtée et le foin mouillé, les gens grimaçaient, ne comprenant pas qu’une fleur si délicate puisse cocotter ainsi ; au mois de juillet, pour découvrir l’effluve de beurre clarifié de la lavande fraichement distillée, il fallait prendre le « bus des cocus » comme on le nommait, et filer dans la montagne ; lorsque c’était le tour des buissons de ciste la ville embaumait la barbapapa, puis, à l’automne, à la livraison des ballots de feuilles de patchouli, chacun se souvenait tout à coup qu’il devait ranger son grenier, enfin, venait le temps des matières sèches, celui des mousses d’arbres et de la mousse de chêne. Les filles devenaient rêveuses. Les hommes souriaient, benêts, nez au vent, et, sans que personnes ne s’en offusque, les boutiques fermaient plus tôt, les bureaux aussi, et la nuit se transformait en soupirs.
Il arrivait parfois qu’une des usines, moderne, en avance sur son époque éprouve un hoquet synthétique. Des relents étranges, indéfinissables, mais campés sur quelques solides molécules, ricochaient sur les murs de la ville et s’y attardaient pour ne plus les quitter. Hydroxycitronellal, aubépine paracrésol, isobutylquinoleine, ionones, un puzzle étrange où l’on devinait des fleurs de muguet, un lys narcotique et du cuir de vachette.
Aujourd’hui, mon fils potasse sa scolarité entre les murs du Lycée Amiral, large bâtiment en forme de U, crocheté sur l’un des versants de la ville. Lors des jours de mistral, quand les bourrasques retroussent les arbres et les vestes, des arômes de viandes grillées et de moussaka, quelquefois de crevettes surimi, viennent chatouiller les papilles des étudiants en cours d’anglais. Quand le vent tourne et se faufile depuis la mer, à l’est, les odeurs alors deviennent sucrées : fraise, framboise ou ananas. Les usines sont toujours là, sans cheminée ni fumerolles,  mais les vapeurs des arômes alimentaires ont remplacé une fois pour toutes, les fleurs et la mousse de chêne. Trêve de nourritures spirituelles ou romantiques, maintenant, les ados ont faim…

Le coin des curieux en quelques dates:
quelques découvertes de la chimie organique, utiles au métier du parfumeur depuis plus de 150 ans...
1833/34: aldehyde cinnamique, à l'odeur de canelle
1868: coumarine, à l'odeur de foin
1877: vanilline à l'odeur de gâteau
1877: aldéhyde anisique à l'odeur de mimosa
1885: quinoleine à l'odeur minérale de craie et de cuir
1898: ionones à l'odeur de violette, d'iris
1908: hydroxicitronellal à l'odeur de muguet
ect...