mercredi 26 janvier 2011

Les poils du Dieu Pan /3

-Qu’en penses-tu ? Lui demanda-t’elle, sans ralentir ni se retourner pour vérifier s’il avait entendu sa question.
- L’homme est fermé, peu causant. Cette histoire l’ennuie visiblement. Doit pas aimer qu’on l’emmerde !
La Commissaire France Gomez renifla discrètement. Un signal. Une habitude de vieux couple, pour faire comprendre à son assistant que le résumé était un peu court. Gaëtan Norec suivait, bras ballant, souffle court. Envie d’une cigarette, mais impossible d’en griller une lorsque FG partait à courir comme ça. Pour réflechir, qu’elle lui répondait. Il l’accompagnait partout, l’attendait le matin devant chez elle, quittait le bureau après son départ. On se moquait, on le traitait de petit chien à sa Dame, mais il s’en foutait. C’était la seule personne dans tout ce putain de bâtiment, où il végétait depuis quinze ans, après qu’une circulaire à propos d’un pourcentage de taux d’handicapé à respecter l’avait catapulté dans les bureaux de la criminelle, à lui avoir toujours parlé correctement. Dès le premier jour de son arrivée lorsqu’elle avait pris son poste, lâché son énorme sac sur une chaise et déposée sur son bureau son calepin, jaune d’œuf à l’époque, elle s’était adressée à lui en le regardant droit dans l’œil. Sans jamais se tromper. Toujours le même, le gauche, couleur ardoise, qui ne bougeait pas, ou si peu, dans son visage. Depuis, huit bonnes années maintenant, il la suivait comme son ombre, traduisant, résumant, ordonnant, le chaos de ses réflexions qu’elle prononçait à voix haute, ou qu’elle transcrivait dans son carnet, qui changeait de couleur chaque saison. Parfois, elle lui tendait le petit cahier en silence, avec un demi-sourire. Il l’acceptait comme une offrande, l’emportait chez lui et bûchait toute la nuit dessus. Il rédigeait des fiches, dont il surlignait au crayon (de la même couleur que le carnet) les passages clés. Il ajoutait des flèches là où il pensait qu’il existait un lien, une corrélation. Il entourait d’un large cercle les nœuds de remarques, incompréhensibles ou en cour de dépiautage. Il avait même inventé un code pour désigner l’affaire classée, celle en gestation, à court ou long terme, qui pourrait être complétée dès qu’un signal supplémentaire surgirait, ou celle totalement abandonnée, faute d’éléments. Le lendemain, éreinté, mais heureux, le regard plus fuyant qu’à l'accoutumée (l’œil droit, d’un bleu d’agapanthe, disparaissait vers l’oreille, tandis que l’ardoise, habituellement stable, s’alanguissait vers le bas, coté nez), il lui tendait le carnet, et une boite à chaussure Kickers de couleur rouge qui contenait des fiches soigneusement rédigées et complétées. Gaëtan n’aimait pas l’informatique. Il comptait sur ses propres moyens d’analyse et de classification, de stockages et de rangements, et surtout sur sa mémoire infaillible, que personne au bureau n’avait pensé à interroger. Jusqu’à une conversation fortuite avec FG au début de leur cohabitation, alors qu’ils partageaient une pièce exigüe, placée en face des toilettes pour hommes.
-Comment vous dire...Il ne m’a pas donné l’impression de nous mener en bateau. Je ne pense pas qu’il connaisse notre victime.
- Et toi ? Tu l’as reconnu ?
- Ouaip. C’est Michel Drommel, surnommé « Voltaire » dans le quartier où il avait ses habitudes.
- Règlement de compte ? Pourtant on est en dehors de sa zone, non ?
- C’est ça... Je ne comprends pas comment il a atterri dans ce placard. Et dans quel état, putain de bordel de foutr…
- Norec !
-Oups, pardon, ça m’a échappé. Mais, faut avouer qu’il n’était pas beau à voir. Jamais rencontré un truc pareil.
- Justement. Je tente de comprendre pourquoi cet homme, Lézard, n’a pas bronché plus que ça. Il n’était ni choqué, ni blême. Rien. Indifférent, comme blasé.
- Ben, à ce propos, je ne suis pas d’accord avec vous.
- Explique.
-Il m’a paru au contraire très curieux. Il ne cessait de vous observer pendant que vous déambuliez dans son restau. De l’air de celui qui n’y touche pas. On aurait dit qu’il attendait que vous tombiez sur le détail, comme lorsque l’on joue à cache-cache.
- Il nous cache un truc, tu penses ?
- Nan, c’est autre chose… dit-il d’un ton mystérieux, savourant son effet.
FG se fit aussitôt la réflexion qu’elle était encore tombée sur un type qui ne pouvait s’empêcher de regarder une flic, comme une bête curieuse. La preuve, dans le dico « flic » est au masculin. Commissaire tout pareil. Qui plus est, une flic jolie. On frisait la caricature. Il m’observait ?...Pfff, ben, voyons. Puis, elle cessa d’y penser et se concentra sur le sujet essentiel qui avait mené ses pas un mercredi matin, dans ce quartier bruyant et populaire de Paris.
Sans ralentir leur allure, ils avaient quitté la rue d’Enghien, franchit le Boulevard Bonne-Nouvelle et se dirigeaient maintenant vers le Grand Rex, qu’ils dépassèrent, sans accorder un regard aux affiches à gros titres des dernières sorties cinéma. Absorbée par ces pensées, elle ne se rendait pas compte du nombres de rues qu’elle avalait, son assistant sur les talons.
Depuis ces dernières années sur Paris, les règlements de compte étaient proches du zéro, et s’ils survenaient, ils ne concernaient que le menu fretin. Un grincement sans plus. Le temps d’huiler les gonds, de faire jouer la poigner, et d’écarter le maladroit qui s’était pris les pieds dans la porte. Voltaire c’était autre chose. Un habitué du quartier de la gare du Nord, depuis Clichy jusqu’à Jaurès. Proxénète à ses heures, traficotant discrètement la parfumerie de luxe et les montres de types Rolex. Aucune compétence intellectuelle, malgré son surnom attribué par ses proches, depuis que sa mère l’avait mis au monde sur le quai du métro Voltaire, un jour de bombardement des forces Alliées. Pas chiant le Voltaire. Répartissant judicieusement ces renseignements sur tous les fronts, histoire d’être équitable avec chacun, les flics comme les voyous, afin qu’on le laisse tranquille, lui et son trafic. Quelques années de taule, de-ci de-là. Bref. Rien, en résumé. À moins qu’il n’ai froissé un nouveau venu. Un jeune loup, qui n’acceptait plus les règles des anciens. Mais pourquoi Voltaire ? Connu de tous, mais nullement une célébrité dans le milieu de l’influence et du pouvoir. Et pourquoi donc tant de cruauté ? Une telle signature ? Sophistiquée, délicate et tordue.
Elle songea au cadavre. Epilé ou brulé ? Elle devrait consulter rapidement le rapport du légiste sur ce sujet.
- Les deux mon capitaine
- Que me dis-tu ? Elle ne s’était pas rendu compte que, comme à son habitude lorsqu’elle réfléchissait, elle s’était exprimée à voix haute. Enfin, pas si haute, mais Gaëtan à défaut d’avoir des yeux en face des trous, possédait une excellente ouïe.
- Les deux : épilé et brulé. En fait la victime a été épilée par combustion des poils. Et la chair a morflé par endroits. Épilation totale, jambes complètes et maillot, avec des allumettes ou un briquet.
- Pourquoi pas un chalumeau ?
- Y’aurait plus de dégâts.


à suivre….

mercredi 19 janvier 2011

Les poils du Dieu Pan /2

Ils vinrent, rapidement. Ne s’embarrassèrent point de questions. Disposèrent le matériel, les appareils photo. Immortalisèrent le lieu du crime, et ses proches environs. Quelques hommes fouillaient les recoins, glanant et déposant des miettes d’informations dans des sachets scellés. Le médecin légiste apparu comme dans une série télé, se pencha sur le cadavre, tapota le corps, ausculta les crevasses et les orifices, échangea un vocabulaire codé avec son assistant, puis fit prestement disparaitre l’inconnu nu et noir, dans un long sac et, disparu comme il était venu, discrètement et en silence.
Tristan se tenait debout dans un coin, contre le mur près de l’entrée. Tête penchée et pieds croisés. Perdu dans des pensées moroses. La vue du départ du cadavre ne soulagea pas son embarras. Il savait que la seconde vague n’allait pas tarder. Elle vint. Sous la forme d’une femme, longue et élégante. Elle se présenta si rapidement, que Tristan ne put retenir son nom ou son prénom. Sans importance, car les questions claquèrent dans la foulée, et il dut décliner toute l’arrière-garde de son identité. Ce qu’il fit d’une voix basse et trainante, mains enfoncées dans ses poches, tandis qu’un homme en retrait, consignait soigneusement chaque mot, les yeux rivés à son bloc papier.
- Je vous ennuie ?
- Pardon ?
- Je vous demande si je vous ennuie avec mes questions ?
Tristan leva son visage et croisa le regard de la commissaire. Elle ne souriait pas, cependant ses yeux n’étaient pas agressifs, simplement attentifs.
- Oui. Mais vous faites votre travail, et puisque je n’ai pas le choix…
- Vous ne semblez pas choqué par la découverte de cet homme mort, ni par son aspect, ou par le fait qu’il se trouve dans votre restaurant.
Que pouvait-il répondre ? Que l’odeur du macchabé avait distrait ses pensées sombres du matin, que la curiosité avait pris le dessus sur le dégoût ? Il choisit le silence.
- Vous connaissiez la victime ?
- Non. Jamais vu. Enfin, de ce que j’ai pu en deviner sous la couche de noir qui barbouillait son visage.
- Quelles sont les personnes qui travaillent avec vous dans ce restaurant ?
- Un ami. Nous bossons ensemble depuis six ans, depuis que nous avons fait l’acquisition de ces murs. Il s’occupe de la salle, du service et de la sélection des vins. Je reste en cuisine.
- Son nom.
- Antoine,…Antoine Marrel.
La commissaire plongea la main dans l’une des nombreuses poches extérieures d’un immense sac qu’elle portait à l’épaule, et en tira un calepin recouvert de cuir bleu turquoise dans lequel elle griffonna quelques mots rapides. Tristan se fit la réflexion que cette couleur ne cadrait pas avec la retranscription de faits, liés à une enquête criminelle. Le petit carnet semblait plutôt destiné à une journaliste de mode. Cet accessoire, délit de bagatelle, devait agacer ses collaborateurs masculins et souvent distraire les témoins, innocents ou suspects, qu’elle interrogeait. Il se surprit à sourire.
Elle décela son changement d’humeur, et enchaina d’une voix plus douce.
- Vous avez remarqué un détail en particulier en arrivant ce matin ? Balayant d’un geste franc de son carnet coloré, la pièce, où s’activait l’équipe scientifique.
Tristan allait lui répondre du tac au tac, oui votre carnet, et comprit, dès qu’il croisa son regard, le piège qu’elle lui tendait.
- Non.
Nul frémissement de dépit sur le visage. Nulle crispation. Elle remisa son carnet bleu clinquant dans la poche de son manteau sombre et se détourna, tout à coup concentrée sur le décor ambiant. Regard aux aguets, oreilles à l’affut des commentaires des différents policiers en train de fouiner. Tristan humait toujours l’odeur de marmelade, mais la commissaire ne semblait pas la remarquer. Elle demeura un instant immobile devant le placard où, avait été enfermé le cadavre. Elle enfila des gants de chirurgien, s’accroupit sur ses hauts talons, et du bout des doigts, repoussa un coin de nappe tombée sur le sol, tachée de sang séché et de cendres. Elle scruta les ombres quelques secondes encore, soupira, puis se releva, et parcourut la pièce du regard. Elle se dirigea ensuite tranquillement vers le fond de la pièce et franchit le seuil de la cuisine. Tristan entendit sa voix, déformée par la distance.
- Quel était le menu hier au soir ?
- Blanquette de veau à la vanille, coquilles Saint-Jacques à la mangue, confit de légumes…
- Et le dessert ? Le coupa t’-elle.
- Moelleux praliné, et ananas rôti au miel de rose. Vous aimez la cuisine ?
Elle quitta l’office, sans lui donner de réponse, revint vers le réduit souillé où elle s’attarda une nouvelle fois, puis soudain, fit demi-tour et gagna la sortie du restaurant. Sur le pas de la porte elle l’invita, à passer au commissariat en fin de journée pour signer sa déposition, et s’échappa sans un mot de plus. Tristan contempla la longue silhouette disparaitre rapidement au coin de la rue, l’homme discret à ses cotés.

Dans la salle de son restaurant, le reste de l’équipe technique poursuivait le travail méticuleux, débusquant toutes traces visibles. Tristan remarqua qu’aucun des hommes présents n’interrogeait les émanations éphémères, traces invisibles qui achevaient de se dissoudre sous l’effet des remous incessants provoqués par les déplacements des corps et des objets, uniquement attentifs aux indices concrets. C’était sans doute sa sensibilité extrême aux odeurs, acuité développée dès son plus jeune âge, afin de meubler l’ennui, lorsqu’enfermé dans l’armoire de la chambre, il se morfondait en attendant le départ du visiteur, qui lui avait permis de discerner ce détail : le corps épilé possédait un arôme particulier. Une signature familière. Pourtant, il lui semblait n’avoir jamais croisé ce type auparavant. Zigzaguant entre un homme agenouillé en train de récolter des cendres et un pied d’appareil photo abandonné entre deux tables, il revint se planter devant la porte ouverte du cagibi, ferma les yeux et ouvrit toutes grandes ses narines. L’exhalaison était moins violente, mais douceâtre et fine. Il pouvait ainsi se concentrer davantage sur les détails, et décortiquer chaque nuance. Il progressait dans l’odeur par étape, analysant chaque strate, éliminant au fur et à mesure l’information qu’il pouvait désigner : caramel, brulé, œuf, vanille, orange, âpre, acre, sucré, doux, strident. Jusqu’au moment où, plusieurs fois, il achoppa sur ce même détail qu’il n’avait su nommer, lorsque le cadavre s’était écroulé sur le sol carrelé. Il concentra son attention sur cet effluve en particulier, en même temps qu’il recréa dans son esprit, l’image du corps nu et torturé. Rien. Yeux demeurant clos, il changea légèrement sa position afin d’attraper quelques reliquats qui auraient pu lui échapper, cherchant un courant d’air chargé d’infimes éléments. Il projeta à nouveau sur l’écran de sa mémoire, le corps, et superposa cette image aux nouveaux fragments d’odeurs capturés. Zoom sur une amertume légèrement florale. Tristan utilisa ce qu’il surnommait son « nez cérébral », et le fit glisser le long des membres du mort. Une trace d’estragon, de lavande ? Non. Quelque chose de plus épicé, de plus savonneux. De la cardamome... vers la partie inférieure du corps. Il tenait enfin une donnée, un point de départ.
Il ouvrit les yeux, plongea son visage dans son blouson, et respira quelques secondes la toile rêche pour rincer son nez des miasmes récoltés. Cependant, sa boîte à méninge poursuivait son analyse, et assemblait les différentes informations.
Où, et en quelle occasion avait-il déjà croisé ce parfum ? Ce mélange inusité d’épice et de propreté un peu chimique, un peu aride. La dépouille de la victime. Entièrement nu. Excepté un bout de corps, auquel Tristan n'avait pas prêté attention lors du raz-de-marée odorant. La violence du phénomène lui avait embrouillé l’esprit, l’assommant, et le retournant comme une chaussette. Oui. C’est ça. Il s’en souvenait maintenant, le type avait conservé une chaussette à son pied gauche. Vision singulière. Absurde. Dont on se détourne bizarrement avec pudeur. Comme si, règle de savoir-vivre irrationnelle, un corps humain peut être découvert indifféremment habillé ou dévêtu, mais est tenu d’exhiber, même trépassé, des pieds correctement chaussés ou strictement dénudés. Rien de plus ridicule qu’un homme à poil, en chaussettes ! C’est ainsi que s’exclamait sa mère. Elle était intransigeante sur ce point, et exigeait toujours des visiteurs qu’ils retirent leurs chaussettes. Bouts de tissus tirebouchonnés ou soigneusement étirés, en fils d’Écosse ou en fibres synthétiques, qui trainaient ensuite quelques fois non loin de l’armoire où Tristan se tenait cloitré.
Question de standing, d’élégance, malgré les circonstances.
à suivre...

jeudi 13 janvier 2011

Les poils du Dieu Pan /1

À l’aube, à l’angle du Passage des Petites Écuries, dans le 10em arrondissement parisien, Tristan Lézard s’écorchait les doigts sur le système d’ouverture de la grille de son bistrot. En général, cet affrontement quotidien ne posait pas de problème. La grille et l’homme s’empoignaient ainsi depuis des années, comme de vieux compagnons. L’une grinçait, l’autre grognait, puis dans un dernier effort, le verrou raclait, flanchait, et la grille s’écartait enfin. Pourtant, en ce tout début de matinée, les gestes étaient brusques. Tristan ruminait sa frustration, et marmonnait une guirlande de jurons que la grille absorbait sans moufter, demeurant close. L’excursion au marché de Rungis deux heures plus tôt était la cause de sa mauvaise humeur : le lot de truites réservées quarante-huit heures auparavant dégageait à son arrivé une pénible odeur de vase, et, six blocs plus loin, l’épicier tentait de lui fourguer du basilic Italien en lui certifiant que c’était une variété de Provence. Enfin, ses mains empestaient le diesel. Au retour, alors qu’il effectuait le plein de sa voiture, l’esprit comme souvent ailleurs, élaborant un dessert composé de farine de châtaignes et de noix de muscade, le réservoir s’était soudain étranglé, projetant quelques gouttes sur sa main. Un crachat rapidement épongé, mais une marque invisible inscrite sur sa peau. Intense et amère. Depuis, chaque fois qu’il levait la main vers son visage, une bouffée âcre empoignait son nez extrêmement sensible. Comme en cet instant alors qu’il se recoiffait d’un geste nerveux, entre deux prises de bec avec la clôture en métal, le relent caractéristique le percuta une fois de plus. Bon sang, dès que la porte – cette fichue porte — acceptera de s’ouvrir, il se ruera vers la minuscule salle d’eau à l’étage pour un lessivage complet : peau, ongles et cheveux ! Enfin, la grille céda. Longue plainte stridente de charnières et de rivets rouillés. Tristan engagea une nouvelle clé dans une seconde serrure, et une lourde porte vitrée, au cadre de bois sombre, s’ouvrit sur la salle de son restaurant.

La pièce était souillée.

L’atmosphère du lieu avait changé pendant la nuit.
Un événement fortuit s’était produit, et Tristan comprit instantanément que ce n’était pas un problème de poubelle éventrée, ou un reste de nourriture oublié sur une assiette. Un cadavre de rat non plus, car cela était déjà arrivé dans le passé, et l’odeur, il s’en souvenait, était plus légère et boisée. Il franchit le seuil, et referma la porte derrière lui afin d’éviter les courants d’air. Puis il renifla prudemment, par à coup, visage levé, afin de repérer l’origine de l’étrange fumet. Les signaux étaient ténus, flous et trop dilués. Sans hésiter, le visage fermé, les lèvres pincées, il se mit à quatre pattes et, tel un chien, pointa son nez dans toutes les directions.
Au ras du sol, entre les fragments de poussières et le souffle froid du carrelage, il saisit un bout d’information, terriblement nette et acide. Tristan se figea. Sa tête bascula, lourde soudain, et un long soupir lamentable s’échappa d’entre ses bras tendus et raides. Colère et dépit. Car il avait perçu, à l’horizon de ce sillon odorant dissimulé derrière la porte du placard à balais, où s’entassaient les produits ménagers, la réserve de nappes et de serviettes soigneusement repassées, une masse sombre de tracas, comme un terrible accroc à sa routine rassurante. Péniblement, il se leva, épousseta d’un geste soigneux ses genoux, frotta ses mains, toujours imprégnées de l’odeur d’essence qui virevolta quelques secondes autour de son visage, puis se dirigea lentement vers l’angle où suintait l’odeur repoussante. Ce n’était pas l’effroi de la découverte macabre, mais l’angoisse du remugle épouvantable qui allait percuter ces narines, imprégnant à jamais sa mémoire, qui retenait sa main sur la poignée chantournée. Le métal froid se réchauffait au contact de son poing fermé, tandis qu’il hésitait encore. Finalement, l’idée lui vint d’enclore son nez dans sa seconde main pour respirer les effluves tenaces du carburant, désagréables sans doute, mais à tout prendre, moins éprouvantes.
Il ouvrit alors la porte du placard d’un geste sec, et le corps sans vie s’avachit à ses pieds. Informe et écorché. L’odeur creva, métallique et visqueuse, comme d’un sac sous pression. Tristan se détourna, mais n’empêcha pas le flot puant d’atteindre son conduit nasal sans y avoir été invité, broyant aussitôt les traces d’hydrocarbure. Une multitude de loupiottes s’animèrent dans son cerveau. Des connexions infinies s’opérèrent en quelques secondes, des images se formèrent, puis, comme elle était venue, l’onde s’apaisa, la lumière s’éloigna, et Tristan pensa soudain à son dessert du jour : un pain perdu à la marmelade d’orange.
Tiens, pourquoi ?
Le cadavre dégageait une douce odeur amère. Sucrailleuse jusqu’à provoquer une légère nausée, en même temps qu’un besoin irrépressible d’aspirer encore un peu de cette séduisante pestilence. Un parfum collant et croustillant de caramel, mêlé d’un soupçon d’acidité âpre et fruité : une orange bigarade confite, oubliée dans une cocotte, en train d’attacher sur le fond brulant. Sucré et Carbonisé. Avec un léger relent de crème pâtissière. Non, rectifia-t-il aussitôt, quelque chose de plus aérien, comme un sabayon.
Il s’agenouilla près du cadavre et, fermant les yeux pour protéger son regard de la vision de la chair marbrée, sombre et torturée, il avança un nez prudent, jusqu’à effleurer, du bout de son nez, la peau malmenée. Il détecta un parfum d’œuf cuit, de lait bouilli, d’orange confite, entrecoupé de relents de suif métallique, de poils carbonisés et de sang séché. Un petit quelque chose encore, mais qu’il ne parvint pas à nommer.
Le corps d’un homme nu, frotté « au pain perdu » et saupoudré de poussières sombres, était mollement abandonné devant ses pieds. Tristan était incapable de dire s’il connaissait ou non cet homme, car le visage était volontairement noirci. Il remarqua, outre le parfum singulier, que le corps ne possédait plus un seul poil, jusque sur les parties génitales. Par contre, il avait conservé ses cheveux, qu’une calvitie débutante entamait à peine. L’homme était grand, bien bâti, avec un léger embonpoint. Sans doute la cinquantaine. Peut-être plus. Tristan se décida enfin, à faire ce qu’il ne pouvait repousser davantage : joindre les flics et perdre du temps pour la déclaration, le constat et autre paperasse. Sa journée était définitivement gâchée. Impossible d’ouvrir le restaurant aujourd’hui. Quant au reste de la semaine ? Il repoussa l’idée et les conséquences, et prit son téléphone portable.

A suivre….

Interlude 6

Bonjour,
Début d'année : nouveau projet
Suite à un commentaire d'un lecteur (qui possède le blog: respirer/voir/toucher), j'ai commencé voici quelques mois, la rédaction d'une petite histoire sur le thème d'un polar olfactif.
Aucune prétention, sinon le désir de s'amuser et peut être de vous distraire ?
J'ai décidé de vous le proposer sous la forme d'un feuilleton ( sans doute pas hebdomadaire, car c'est un gros boulot), depuis la lecture des derniers commentaires sur mon derniers post. Je continue par ailleurs la rédaction des chroniques.
Allez zouuu, je me lance : "Les Poils du Dieu Pan" , saison 1
...ah ? par'ce que tu imagines en faire plusieurs ???
ben oui... sauf si tout le monde me lance des tomates ;) ! Je m'amuse beaucoup à écrire l'intrigue, mais on verra bien si les lecteurs s'amuse également ?...à suivre

vendredi 7 janvier 2011

Evaluation 2

Une haie de flacons étiquetés, soigneusement alignés sur une table de travail. Une chaise de salarié, confortable. Une salle de réunion blanche et nette. Une lumière artificielle sans ombre portée. Un parquet stratifié clean et clair. Ambiance neutre, recueillit.
Au boulot !

Petit a : desserrez d’un geste vif et déterminé, les bouchons en plastique blanc qui cerclent et bâillonnent les flacons en verre transparent, déposés devant vous.
- Hésitation. Dois-je ouvrir les flacons un à un, ou d’une seule volée ?
- Pas de réponse.

Petit b : penchez votre nez sur chacun des flacons, et sentez le parfum enfermé à l’intérieur.
- Hésitation. Par lequel je commence ?
- Pas de réponse.

Petit c : cochez sur la feuille de réponse déposée devant vous, une note entre :
.petit 1 : ça va pas du tout
…….
.petit 5 : mais c’est excellent ce truc
- Hésitation. Au bout du quatrième flacon, je ne sais plus, si c’est bien ou moins bien. Et il reste encore 6 flacons à sentir ! Je coche des petits 3 alors ?
- Pas de réponse

Petit d : Essuyez-vous le nez. Vous avez une trace de gel douche qui orne le bout de votre appendice nasal et vous allez polluer les autres flacons.
- Hésitation. Je pollue ? Je pollue, quoi, comment ? Mais qu’est ce qu’ils veulent dire par là ?
- J’abandonne le retour d’une réponse. De toute façon je suis tout seul.

Petit e : Sélectionnez et rangez par ordre croissant les parfums :
· petit 1 : que vous trouvez les plus puissants
· petit 2 : que vous trouvez les plus rémanents
- Hésitation, "soupir"… combien de pages reste-il encore à remplir ? C’est quoi rémanent ? Et puis mon nez est tout estourbi : je ne distingue plus rien. Aucune nuance de pâquerettes ou d’abricot, de sucré ou de rude. Alors déterminer si « WTS » est plus puissant que « GHY »…et puis enfin, c’est quoi ces lettres à la c…sur ces étiquettes. Elles n’évoquent rien.

Petit f : veuillez prendre maintenant le flacon étiqueté « R », fermé avec un bouchon bleu, déposé au second rang. Débouchez-le et sentez- le. Diriez- vous :
.petit 1 : que ce parfum est agréable ?
….
.petit 7 : que ce parfum est très désagréable ?

Si vous avez répondu petit 7 à la dernière question, vous pouvez quitter ce bureau. Merci. Vous n’avez été d’aucune utilité pour le métier et la parfumerie en général. Si vous avez répondu entre petit 1 et petit 5, vous pouvez poursuivre le questionnaire.
- Hésitation. Ricanement. Et si je répondais petit 7 ? …Ciao, ciao !!
Allez, je suis réglo. Je conserve ma note de petit 4.

Petit g : Merci de rester avec nous. Poursuivons donc notre merveilleuse aventure d’évaluation sensorielle du marché des gels douche, destinés aux ménagères de moins de cinquante ans. Comparez maintenant, le parfum du flacon étiqueté « R » avec les autres parfums des flacons étiquetés à coups de dés, alignés devant vous. Diriez-vous :
.petit 1 : que le parfum « R » est sacrément mieux, plus puissant, plus rémanent, plus tenace, plus original, plus sophistiqué, plus…que les flacons disposés devant vous ?
.petit 2 : que le parfum « R » est vraiment moins bien que tous les autres ?

Si vous avez répondu petit 1, vous pouvez vous retirer. Au revoir, merci. Vous n’avez toujours pas compris l’utilité des études de marché, et la haute compétition que cela représente.
Dans le cas où vous avez répondu petit 2, nous vous remercions pour l’intelligence de votre analyse, et la valeur inestimable de votre capacité olfactive, si, si… et nous vous proposons donc, de remplir le dernier formulaire, qu’une jeune femme va vous apporter avec la boisson neutre de votre choix (eau fraiche, gazeuse ou plate).
Nous sommes désolés de ne pouvoir vous proposer du café, car cette boisson, fortement odorante pollue l’atmosphère neutre de cette pièce. Bien sûr, vous allez nous faire la remarque pertinente que le lieu empeste la confiture de fruits de musc de savon, et toute la sueur de votre longue réflexion, mais ce n’est pas pareil !! Cela fait partie du décor, le café, non ! Pas d’onde nuisible et perturbatrice. Sinon, on corrompt la notion sacrée de « Référence ».

Petite pause. Quelques gorgées d’eau. Allées venues de la jolie hôtesse qui range, et effectue l’échange du matériel.
Nouveau formulaire. Nouvelle ligne de flacons, identique à la première, mais propre et convenablement scellée.

Petit a : Prenez le flacon, étiquetée «WST » posé devant vous, et comparez avec le flacon capsule bleue, étiqueté «R ». Diriez- vous que ce parfum est :
.petit 1 : plus fleuri
.petit 2 : moins fleuri
.petit 3 : plus fruité
.petit 4 : moins fruité
.petit 5 : plus frais
.petit 6 : moins frais
.petit 7 : plus doux
.petit 8 : moins doux
.petit 9 : plus puissant
.petit 10 : plus rémanent

Que le flacon étiqueté « R » ????

Petit b : procédez de la même manière avec les neuf autres flacons « GHY », « DCO », « ZRT », « OQS », « KFB » », etc. restants.

Petit c : essuyez-vous le nez. Mouchez-vous, car vous ne sentez plus rien. Prenez encore un petit verre d’eau.

Petit d : sélectionnez enfin par ordre croissant, les parfums qui vous semblent les plus intéressants (capsule blanche) pour remplacer, détruire, dégommer, le parfum de la concurrence, contenu dans le flacon étiqueté « R » (capsule bleue).

Petit f : si par votre connaissance sérieuse du marché, par votre imagination fertile, ou par le fruit d’un hasard heureux, vous trouvez la marque et, la désignation bucolique du gel douche échantillonné dans le flacon, portant la lettre impartiale « R », vous pouvez noter votre avis ci-dessous.
Un tirage au sort déterminera, parmi les bonnes réponses, l’heureux gagnant d’un filet garni, de nos meilleures eaux de toilettes, parfums, savons et shampooing, remportés cette année.

Merci encore de votre participation active à ce test d’évaluation, pour la compréhension et le développement de la parfumerie internationale de demain.
Une boisson odorante et un petit sablé aromatisé vous attendent à l’extérieur de notre laboratoire d’expertise, dans notre petit salon d’accueil.
- Hésitation. J’ai le nez comme une patate, le cœur tout retourné, et je ne suis pas certain d’avoir fait les bons choix. C’est ennuyeux ?
- Pas de réponse.
- Pas de réponse.