À l’aube, à l’angle du Passage des Petites Écuries, dans le 10em arrondissement parisien, Tristan Lézard s’écorchait les doigts sur le système d’ouverture de la grille de son bistrot. En général, cet affrontement quotidien ne posait pas de problème. La grille et l’homme s’empoignaient ainsi depuis des années, comme de vieux compagnons. L’une grinçait, l’autre grognait, puis dans un dernier effort, le verrou raclait, flanchait, et la grille s’écartait enfin. Pourtant, en ce tout début de matinée, les gestes étaient brusques. Tristan ruminait sa frustration, et marmonnait une guirlande de jurons que la grille absorbait sans moufter, demeurant close. L’excursion au marché de Rungis deux heures plus tôt était la cause de sa mauvaise humeur : le lot de truites réservées quarante-huit heures auparavant dégageait à son arrivé une pénible odeur de vase, et, six blocs plus loin, l’épicier tentait de lui fourguer du basilic Italien en lui certifiant que c’était une variété de Provence. Enfin, ses mains empestaient le diesel. Au retour, alors qu’il effectuait le plein de sa voiture, l’esprit comme souvent ailleurs, élaborant un dessert composé de farine de châtaignes et de noix de muscade, le réservoir s’était soudain étranglé, projetant quelques gouttes sur sa main. Un crachat rapidement épongé, mais une marque invisible inscrite sur sa peau. Intense et amère. Depuis, chaque fois qu’il levait la main vers son visage, une bouffée âcre empoignait son nez extrêmement sensible. Comme en cet instant alors qu’il se recoiffait d’un geste nerveux, entre deux prises de bec avec la clôture en métal, le relent caractéristique le percuta une fois de plus. Bon sang, dès que la porte – cette fichue porte — acceptera de s’ouvrir, il se ruera vers la minuscule salle d’eau à l’étage pour un lessivage complet : peau, ongles et cheveux ! Enfin, la grille céda. Longue plainte stridente de charnières et de rivets rouillés. Tristan engagea une nouvelle clé dans une seconde serrure, et une lourde porte vitrée, au cadre de bois sombre, s’ouvrit sur la salle de son restaurant.
La pièce était souillée.
L’atmosphère du lieu avait changé pendant la nuit.
Un événement fortuit s’était produit, et Tristan comprit instantanément que ce n’était pas un problème de poubelle éventrée, ou un reste de nourriture oublié sur une assiette. Un cadavre de rat non plus, car cela était déjà arrivé dans le passé, et l’odeur, il s’en souvenait, était plus légère et boisée. Il franchit le seuil, et referma la porte derrière lui afin d’éviter les courants d’air. Puis il renifla prudemment, par à coup, visage levé, afin de repérer l’origine de l’étrange fumet. Les signaux étaient ténus, flous et trop dilués. Sans hésiter, le visage fermé, les lèvres pincées, il se mit à quatre pattes et, tel un chien, pointa son nez dans toutes les directions.
Au ras du sol, entre les fragments de poussières et le souffle froid du carrelage, il saisit un bout d’information, terriblement nette et acide. Tristan se figea. Sa tête bascula, lourde soudain, et un long soupir lamentable s’échappa d’entre ses bras tendus et raides. Colère et dépit. Car il avait perçu, à l’horizon de ce sillon odorant dissimulé derrière la porte du placard à balais, où s’entassaient les produits ménagers, la réserve de nappes et de serviettes soigneusement repassées, une masse sombre de tracas, comme un terrible accroc à sa routine rassurante. Péniblement, il se leva, épousseta d’un geste soigneux ses genoux, frotta ses mains, toujours imprégnées de l’odeur d’essence qui virevolta quelques secondes autour de son visage, puis se dirigea lentement vers l’angle où suintait l’odeur repoussante. Ce n’était pas l’effroi de la découverte macabre, mais l’angoisse du remugle épouvantable qui allait percuter ces narines, imprégnant à jamais sa mémoire, qui retenait sa main sur la poignée chantournée. Le métal froid se réchauffait au contact de son poing fermé, tandis qu’il hésitait encore. Finalement, l’idée lui vint d’enclore son nez dans sa seconde main pour respirer les effluves tenaces du carburant, désagréables sans doute, mais à tout prendre, moins éprouvantes.
Il ouvrit alors la porte du placard d’un geste sec, et le corps sans vie s’avachit à ses pieds. Informe et écorché. L’odeur creva, métallique et visqueuse, comme d’un sac sous pression. Tristan se détourna, mais n’empêcha pas le flot puant d’atteindre son conduit nasal sans y avoir été invité, broyant aussitôt les traces d’hydrocarbure. Une multitude de loupiottes s’animèrent dans son cerveau. Des connexions infinies s’opérèrent en quelques secondes, des images se formèrent, puis, comme elle était venue, l’onde s’apaisa, la lumière s’éloigna, et Tristan pensa soudain à son dessert du jour : un pain perdu à la marmelade d’orange.
Tiens, pourquoi ?
Le cadavre dégageait une douce odeur amère. Sucrailleuse jusqu’à provoquer une légère nausée, en même temps qu’un besoin irrépressible d’aspirer encore un peu de cette séduisante pestilence. Un parfum collant et croustillant de caramel, mêlé d’un soupçon d’acidité âpre et fruité : une orange bigarade confite, oubliée dans une cocotte, en train d’attacher sur le fond brulant. Sucré et Carbonisé. Avec un léger relent de crème pâtissière. Non, rectifia-t-il aussitôt, quelque chose de plus aérien, comme un sabayon.
Il s’agenouilla près du cadavre et, fermant les yeux pour protéger son regard de la vision de la chair marbrée, sombre et torturée, il avança un nez prudent, jusqu’à effleurer, du bout de son nez, la peau malmenée. Il détecta un parfum d’œuf cuit, de lait bouilli, d’orange confite, entrecoupé de relents de suif métallique, de poils carbonisés et de sang séché. Un petit quelque chose encore, mais qu’il ne parvint pas à nommer.
Le corps d’un homme nu, frotté « au pain perdu » et saupoudré de poussières sombres, était mollement abandonné devant ses pieds. Tristan était incapable de dire s’il connaissait ou non cet homme, car le visage était volontairement noirci. Il remarqua, outre le parfum singulier, que le corps ne possédait plus un seul poil, jusque sur les parties génitales. Par contre, il avait conservé ses cheveux, qu’une calvitie débutante entamait à peine. L’homme était grand, bien bâti, avec un léger embonpoint. Sans doute la cinquantaine. Peut-être plus. Tristan se décida enfin, à faire ce qu’il ne pouvait repousser davantage : joindre les flics et perdre du temps pour la déclaration, le constat et autre paperasse. Sa journée était définitivement gâchée. Impossible d’ouvrir le restaurant aujourd’hui. Quant au reste de la semaine ? Il repoussa l’idée et les conséquences, et prit son téléphone portable.
A suivre….
La pièce était souillée.
L’atmosphère du lieu avait changé pendant la nuit.
Un événement fortuit s’était produit, et Tristan comprit instantanément que ce n’était pas un problème de poubelle éventrée, ou un reste de nourriture oublié sur une assiette. Un cadavre de rat non plus, car cela était déjà arrivé dans le passé, et l’odeur, il s’en souvenait, était plus légère et boisée. Il franchit le seuil, et referma la porte derrière lui afin d’éviter les courants d’air. Puis il renifla prudemment, par à coup, visage levé, afin de repérer l’origine de l’étrange fumet. Les signaux étaient ténus, flous et trop dilués. Sans hésiter, le visage fermé, les lèvres pincées, il se mit à quatre pattes et, tel un chien, pointa son nez dans toutes les directions.
Au ras du sol, entre les fragments de poussières et le souffle froid du carrelage, il saisit un bout d’information, terriblement nette et acide. Tristan se figea. Sa tête bascula, lourde soudain, et un long soupir lamentable s’échappa d’entre ses bras tendus et raides. Colère et dépit. Car il avait perçu, à l’horizon de ce sillon odorant dissimulé derrière la porte du placard à balais, où s’entassaient les produits ménagers, la réserve de nappes et de serviettes soigneusement repassées, une masse sombre de tracas, comme un terrible accroc à sa routine rassurante. Péniblement, il se leva, épousseta d’un geste soigneux ses genoux, frotta ses mains, toujours imprégnées de l’odeur d’essence qui virevolta quelques secondes autour de son visage, puis se dirigea lentement vers l’angle où suintait l’odeur repoussante. Ce n’était pas l’effroi de la découverte macabre, mais l’angoisse du remugle épouvantable qui allait percuter ces narines, imprégnant à jamais sa mémoire, qui retenait sa main sur la poignée chantournée. Le métal froid se réchauffait au contact de son poing fermé, tandis qu’il hésitait encore. Finalement, l’idée lui vint d’enclore son nez dans sa seconde main pour respirer les effluves tenaces du carburant, désagréables sans doute, mais à tout prendre, moins éprouvantes.
Il ouvrit alors la porte du placard d’un geste sec, et le corps sans vie s’avachit à ses pieds. Informe et écorché. L’odeur creva, métallique et visqueuse, comme d’un sac sous pression. Tristan se détourna, mais n’empêcha pas le flot puant d’atteindre son conduit nasal sans y avoir été invité, broyant aussitôt les traces d’hydrocarbure. Une multitude de loupiottes s’animèrent dans son cerveau. Des connexions infinies s’opérèrent en quelques secondes, des images se formèrent, puis, comme elle était venue, l’onde s’apaisa, la lumière s’éloigna, et Tristan pensa soudain à son dessert du jour : un pain perdu à la marmelade d’orange.
Tiens, pourquoi ?
Le cadavre dégageait une douce odeur amère. Sucrailleuse jusqu’à provoquer une légère nausée, en même temps qu’un besoin irrépressible d’aspirer encore un peu de cette séduisante pestilence. Un parfum collant et croustillant de caramel, mêlé d’un soupçon d’acidité âpre et fruité : une orange bigarade confite, oubliée dans une cocotte, en train d’attacher sur le fond brulant. Sucré et Carbonisé. Avec un léger relent de crème pâtissière. Non, rectifia-t-il aussitôt, quelque chose de plus aérien, comme un sabayon.
Il s’agenouilla près du cadavre et, fermant les yeux pour protéger son regard de la vision de la chair marbrée, sombre et torturée, il avança un nez prudent, jusqu’à effleurer, du bout de son nez, la peau malmenée. Il détecta un parfum d’œuf cuit, de lait bouilli, d’orange confite, entrecoupé de relents de suif métallique, de poils carbonisés et de sang séché. Un petit quelque chose encore, mais qu’il ne parvint pas à nommer.
Le corps d’un homme nu, frotté « au pain perdu » et saupoudré de poussières sombres, était mollement abandonné devant ses pieds. Tristan était incapable de dire s’il connaissait ou non cet homme, car le visage était volontairement noirci. Il remarqua, outre le parfum singulier, que le corps ne possédait plus un seul poil, jusque sur les parties génitales. Par contre, il avait conservé ses cheveux, qu’une calvitie débutante entamait à peine. L’homme était grand, bien bâti, avec un léger embonpoint. Sans doute la cinquantaine. Peut-être plus. Tristan se décida enfin, à faire ce qu’il ne pouvait repousser davantage : joindre les flics et perdre du temps pour la déclaration, le constat et autre paperasse. Sa journée était définitivement gâchée. Impossible d’ouvrir le restaurant aujourd’hui. Quant au reste de la semaine ? Il repoussa l’idée et les conséquences, et prit son téléphone portable.
A suivre….
clap
RépondreSupprimerclap
clap
bravo
Céline romancière. C'était... allez, disons le mot: une fatalité? Bravo belle dame, on attend la suite avec impatience et on espère que quelques éditeurs passeront par là.
RépondreSupprimerOhoh, quelle surprise. J'espère que le reste est en cours d'écriture, ce serait méchant de nous laisser trop longtemps sans nouvelle du bistrotier enquêteur qui a du flair.
RépondreSupprimerBizarre, j'ai une soudaine envie de sabayon...
Bonjour,
RépondreSupprimerBeau début !
Comme Carmencanada je dirais que ce n'est pas étonnant de vous voir glisser vers l'écriture d'un roman.
Comme je suis parfois un peu ...taquin (c'est peu dire) je me disais en lisant le passage : "ne possédait plus un seul poil, jusque sur les parties génitales"... (épilé au caramel ?) Voyons Céline, pourquoi ce détail, un vieux fantasme exprimé sous couvert de roman ? :D
En même temps moins de poils, moins d'odeur, peut-être y a-t-il autre chose à comprendre... (Ou... je pense trop ? :p)
En tous cas le détail a intrigué et amusé mon esprit mal tourné, on attend la suite en effet... ne serait-ce que pour savoir si c'est le chalumeau ou le caramel qui sont responsables de son épilation ! :D
Moi qui suis fan d'Adamsberg, le commissaire qui a la tête dans les nuages, me voilà ravi : une enquête en territoire étrange (pour nous autres sans-nez), miam !
RépondreSupprimerGénial j'adore ! Quelle bonne surprise, longtemps que je n'étais pas venue, vite la suite, si belle écriture ah vraiment ! Sunny Side
RépondreSupprimerBonjour La FLore
RépondreSupprimerEt merci pour ce message sonore !
Bonjour Denyse,
RépondreSupprimerUn grand merci à toi...cela me touche d'autant plus que tu tates joliment de la plume également !Ne soyons pas en veine de compliments, on a tendance parfois à les snobber de crainte de trop en faire ou d'être pris pour un(e) hypocrite bavouilleur... ;)
Salut Vinvin
RépondreSupprimerRavie de t'avoir ouvert l'appetit... à suivre donc !
Bonjour Nezherbes,
RépondreSupprimerHa ! de telles remarques ne m'étonne pas de vous !;) Ben vous allez rester sur votre faim quand au dilemmne caramel ou chalumeau...je peux changer à la dernière minute et préferer une épilation au Malabar !
Bonjour Lapo,
RépondreSupprimerEt moi donc....je dévore les bouquins de cette auteure. Un immense faible pour "part vite et revient tard" en raison de la présence du crieur public. Personnage secondaire indispensable !
Bonjour Sunny Side
RépondreSupprimerEt ravie de vous retrouver pour cette nouvelle aventure !
Conclusion:
RépondreSupprimerBon ben maintenant j'ai pas le choix !Je suis ravie de vos commentaires enthousiastes, maintenant je dois poursuivre, et rester au niveau...: ne pas vous ennuyer, ne pas vous perdre entre deux lignes !!
bigre c'est le genre de truc qui fiche la trouille !!
un policier olfactif chouette!
RépondreSupprimerLu la première partie avec plaisir, vite la suite...
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