mercredi 19 janvier 2011

Les poils du Dieu Pan /2

Ils vinrent, rapidement. Ne s’embarrassèrent point de questions. Disposèrent le matériel, les appareils photo. Immortalisèrent le lieu du crime, et ses proches environs. Quelques hommes fouillaient les recoins, glanant et déposant des miettes d’informations dans des sachets scellés. Le médecin légiste apparu comme dans une série télé, se pencha sur le cadavre, tapota le corps, ausculta les crevasses et les orifices, échangea un vocabulaire codé avec son assistant, puis fit prestement disparaitre l’inconnu nu et noir, dans un long sac et, disparu comme il était venu, discrètement et en silence.
Tristan se tenait debout dans un coin, contre le mur près de l’entrée. Tête penchée et pieds croisés. Perdu dans des pensées moroses. La vue du départ du cadavre ne soulagea pas son embarras. Il savait que la seconde vague n’allait pas tarder. Elle vint. Sous la forme d’une femme, longue et élégante. Elle se présenta si rapidement, que Tristan ne put retenir son nom ou son prénom. Sans importance, car les questions claquèrent dans la foulée, et il dut décliner toute l’arrière-garde de son identité. Ce qu’il fit d’une voix basse et trainante, mains enfoncées dans ses poches, tandis qu’un homme en retrait, consignait soigneusement chaque mot, les yeux rivés à son bloc papier.
- Je vous ennuie ?
- Pardon ?
- Je vous demande si je vous ennuie avec mes questions ?
Tristan leva son visage et croisa le regard de la commissaire. Elle ne souriait pas, cependant ses yeux n’étaient pas agressifs, simplement attentifs.
- Oui. Mais vous faites votre travail, et puisque je n’ai pas le choix…
- Vous ne semblez pas choqué par la découverte de cet homme mort, ni par son aspect, ou par le fait qu’il se trouve dans votre restaurant.
Que pouvait-il répondre ? Que l’odeur du macchabé avait distrait ses pensées sombres du matin, que la curiosité avait pris le dessus sur le dégoût ? Il choisit le silence.
- Vous connaissiez la victime ?
- Non. Jamais vu. Enfin, de ce que j’ai pu en deviner sous la couche de noir qui barbouillait son visage.
- Quelles sont les personnes qui travaillent avec vous dans ce restaurant ?
- Un ami. Nous bossons ensemble depuis six ans, depuis que nous avons fait l’acquisition de ces murs. Il s’occupe de la salle, du service et de la sélection des vins. Je reste en cuisine.
- Son nom.
- Antoine,…Antoine Marrel.
La commissaire plongea la main dans l’une des nombreuses poches extérieures d’un immense sac qu’elle portait à l’épaule, et en tira un calepin recouvert de cuir bleu turquoise dans lequel elle griffonna quelques mots rapides. Tristan se fit la réflexion que cette couleur ne cadrait pas avec la retranscription de faits, liés à une enquête criminelle. Le petit carnet semblait plutôt destiné à une journaliste de mode. Cet accessoire, délit de bagatelle, devait agacer ses collaborateurs masculins et souvent distraire les témoins, innocents ou suspects, qu’elle interrogeait. Il se surprit à sourire.
Elle décela son changement d’humeur, et enchaina d’une voix plus douce.
- Vous avez remarqué un détail en particulier en arrivant ce matin ? Balayant d’un geste franc de son carnet coloré, la pièce, où s’activait l’équipe scientifique.
Tristan allait lui répondre du tac au tac, oui votre carnet, et comprit, dès qu’il croisa son regard, le piège qu’elle lui tendait.
- Non.
Nul frémissement de dépit sur le visage. Nulle crispation. Elle remisa son carnet bleu clinquant dans la poche de son manteau sombre et se détourna, tout à coup concentrée sur le décor ambiant. Regard aux aguets, oreilles à l’affut des commentaires des différents policiers en train de fouiner. Tristan humait toujours l’odeur de marmelade, mais la commissaire ne semblait pas la remarquer. Elle demeura un instant immobile devant le placard où, avait été enfermé le cadavre. Elle enfila des gants de chirurgien, s’accroupit sur ses hauts talons, et du bout des doigts, repoussa un coin de nappe tombée sur le sol, tachée de sang séché et de cendres. Elle scruta les ombres quelques secondes encore, soupira, puis se releva, et parcourut la pièce du regard. Elle se dirigea ensuite tranquillement vers le fond de la pièce et franchit le seuil de la cuisine. Tristan entendit sa voix, déformée par la distance.
- Quel était le menu hier au soir ?
- Blanquette de veau à la vanille, coquilles Saint-Jacques à la mangue, confit de légumes…
- Et le dessert ? Le coupa t’-elle.
- Moelleux praliné, et ananas rôti au miel de rose. Vous aimez la cuisine ?
Elle quitta l’office, sans lui donner de réponse, revint vers le réduit souillé où elle s’attarda une nouvelle fois, puis soudain, fit demi-tour et gagna la sortie du restaurant. Sur le pas de la porte elle l’invita, à passer au commissariat en fin de journée pour signer sa déposition, et s’échappa sans un mot de plus. Tristan contempla la longue silhouette disparaitre rapidement au coin de la rue, l’homme discret à ses cotés.

Dans la salle de son restaurant, le reste de l’équipe technique poursuivait le travail méticuleux, débusquant toutes traces visibles. Tristan remarqua qu’aucun des hommes présents n’interrogeait les émanations éphémères, traces invisibles qui achevaient de se dissoudre sous l’effet des remous incessants provoqués par les déplacements des corps et des objets, uniquement attentifs aux indices concrets. C’était sans doute sa sensibilité extrême aux odeurs, acuité développée dès son plus jeune âge, afin de meubler l’ennui, lorsqu’enfermé dans l’armoire de la chambre, il se morfondait en attendant le départ du visiteur, qui lui avait permis de discerner ce détail : le corps épilé possédait un arôme particulier. Une signature familière. Pourtant, il lui semblait n’avoir jamais croisé ce type auparavant. Zigzaguant entre un homme agenouillé en train de récolter des cendres et un pied d’appareil photo abandonné entre deux tables, il revint se planter devant la porte ouverte du cagibi, ferma les yeux et ouvrit toutes grandes ses narines. L’exhalaison était moins violente, mais douceâtre et fine. Il pouvait ainsi se concentrer davantage sur les détails, et décortiquer chaque nuance. Il progressait dans l’odeur par étape, analysant chaque strate, éliminant au fur et à mesure l’information qu’il pouvait désigner : caramel, brulé, œuf, vanille, orange, âpre, acre, sucré, doux, strident. Jusqu’au moment où, plusieurs fois, il achoppa sur ce même détail qu’il n’avait su nommer, lorsque le cadavre s’était écroulé sur le sol carrelé. Il concentra son attention sur cet effluve en particulier, en même temps qu’il recréa dans son esprit, l’image du corps nu et torturé. Rien. Yeux demeurant clos, il changea légèrement sa position afin d’attraper quelques reliquats qui auraient pu lui échapper, cherchant un courant d’air chargé d’infimes éléments. Il projeta à nouveau sur l’écran de sa mémoire, le corps, et superposa cette image aux nouveaux fragments d’odeurs capturés. Zoom sur une amertume légèrement florale. Tristan utilisa ce qu’il surnommait son « nez cérébral », et le fit glisser le long des membres du mort. Une trace d’estragon, de lavande ? Non. Quelque chose de plus épicé, de plus savonneux. De la cardamome... vers la partie inférieure du corps. Il tenait enfin une donnée, un point de départ.
Il ouvrit les yeux, plongea son visage dans son blouson, et respira quelques secondes la toile rêche pour rincer son nez des miasmes récoltés. Cependant, sa boîte à méninge poursuivait son analyse, et assemblait les différentes informations.
Où, et en quelle occasion avait-il déjà croisé ce parfum ? Ce mélange inusité d’épice et de propreté un peu chimique, un peu aride. La dépouille de la victime. Entièrement nu. Excepté un bout de corps, auquel Tristan n'avait pas prêté attention lors du raz-de-marée odorant. La violence du phénomène lui avait embrouillé l’esprit, l’assommant, et le retournant comme une chaussette. Oui. C’est ça. Il s’en souvenait maintenant, le type avait conservé une chaussette à son pied gauche. Vision singulière. Absurde. Dont on se détourne bizarrement avec pudeur. Comme si, règle de savoir-vivre irrationnelle, un corps humain peut être découvert indifféremment habillé ou dévêtu, mais est tenu d’exhiber, même trépassé, des pieds correctement chaussés ou strictement dénudés. Rien de plus ridicule qu’un homme à poil, en chaussettes ! C’est ainsi que s’exclamait sa mère. Elle était intransigeante sur ce point, et exigeait toujours des visiteurs qu’ils retirent leurs chaussettes. Bouts de tissus tirebouchonnés ou soigneusement étirés, en fils d’Écosse ou en fibres synthétiques, qui trainaient ensuite quelques fois non loin de l’armoire où Tristan se tenait cloitré.
Question de standing, d’élégance, malgré les circonstances.
à suivre...

13 commentaires:

  1. Ouaouh, c'est génial Céline, j'ai tout dévoré d'un coup .
    J'aime beaucoup la minutie des détails olfactifs et autres :))
    Votre plume est ...déroutante, surprenante et passionante !
    Vite, la suiiiiiite !!!!!

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  2. Le rythme et l'écriture sont tjs aussi passionnantes. On ne décroche pas !
    Ah quel plaisir de vous lire ! Sunny side

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  3. Mais où est passée l'autre chaussette ?

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  4. Bonjour Julita,
    Merci, merci, merci, je suis ravie de lire votre commentaire enthousiaste. Car j'avoue que je me suis engagée dans un truc dont j'avais envie depuis longtemps, mais qui me dépasse un peu...mais je m'amuse vraiment :) !

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  5. Bonjour Sunny Side,
    Idem,moult merci
    Je poursuis donc sur ma lancée !

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  6. Salut Vinvin,
    Voilà une très bonne question....la réponse dans le chapitre N° ... ( il n'est pas encore écrit, faut que je réflechisse...comment font ils les écrivains, les vrais, pour s'y retrouver ? Simenon etait capable d'écrire un livre en une semaine...

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  7. Bonjour Céline,

    Quelle surprise et quel nouveau plaisir de te retrouver en Agatha Christie ! c'est juste top. Après 2 épisodes, je suis accro...le policier olfactif, un nouveau genre littéraire ?
    en tout cas, vous êtes tout à fait mon genre de romancière très chère ! :o)
    bises
    stef

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  8. Un corps dénudé, épilé, barbouillé, torturé, avec une seule chaussette sans oublié les poils du dieu Pan, tout cela est trs mystérieux.Tu réinventes le feuilleton du XIXème siècle!

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  9. Ces 2 premiers épisodes plantent bien le décor. A bientôt pour la suite. Cette lecture est un plaisir !

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  10. Bonjour ALice,
    Oui et je vais finir par m'emmêler les pinceaux à ou les mouillettes ! ;)

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  11. Bonjour Margot
    Et merci
    A suivre, donc...!

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  12. Bonjour Geraldine,
    No problemo...je m'amuse beaucoup ! :)

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