Recettes de géométrie. Formules ergonomiques.
Prenez quelques matières premières et faites les entrer dans une odeur que vous aurez au préalable imaginée.
Vous trouvez que ça coince ou que ça déborde ?
Du mal à fermer votre valise, même en vous asseyant dessus de tout votre poids ?
À moins que debout devant l'armoire vous ne demeuriez dubitatif. Ne sachant quels ingrédients choisir, ni comment les ranger ? La valise vide. Le nez en perdition. Le cerveau mou. La feuille blanche.
Ne désespérez pas.
Il existe des méthodes pragmatiques
Triangle
Rectangle
Rond.
Choisissez une forme. Au besoin, piochez un morceau de chaque, mélangez et inventez une nouvelle figure.
Triangle
La plus classique. Tête/cœur/fond
Organisez les ingrédients en fonction de leur temps d’évaporation.
Ne tiens pas compte de l’intensité de l’odeur, mais de sa durée de vie.
Rectangle
La plus logique. Familles olfactives
Organisez les ingrédients d’après leurs caractéristiques olfactives.
Ne tiens pas compte ni de l’intensité, ni de la durée. Prends en compte l’identité olfactive : vert, florale, fruité, boisée….
Rond
La plus abstraite. Tout fait sens, rien n’a de sens.
Prend en compte l'intensité, la durée et l'identité dans un rapport d’odeurs. Pas de hiérarchie ni d’organisation…en apparence.
Prend en compte l'intensité, la durée et l'identité dans un rapport d’odeurs. Pas de hiérarchie ni d’organisation…en apparence.
Bébé parfumeur, mes matériaux sont classés par famille olfactive, par temps d’évaporation, par intensité et par affinité, soigneusement transcrit sur des fiches cartonnées. Mon bureau n’est pas assez grand pour toutes mes fiches et certaines essaiment sur la moquette grise. Je circule entre les noms chimiques et naturels, tel un échassier en quête de son repas. Je picore un nom puis plusieurs, tente de les associer pour former un triangle. Je ronchonne, car je ne sais plus où disposer ma figure géométrique. Finalement, je retire tous les cartons déployés sur mon bureau et les dépose à terre. La moquette disparait totalement sous une mosaïque de papier.
Penchée au-dessus de mon triangle, je crée un parfum chypré, légèrement fruité. Je tire la langue sur le côté et me concentre.
Je possède sur la pointe, de l’essence de bergamote, un peu d’orange douce, un truc chimique rigolo. Je trace un trait de séparation, ébauche la forme d’un tiroir et insère quelques casiers contenant des notes fruitées…flûte j’ai oublié de mettre des notes vertes pour zester la bergamote et rendre la pêche blanche plus naturelle. J’écarte légèrement mes petits cartons et j’ajoute le cis-3-hexenol entre l’agrume et les lactones.
Dans le tiroir suivant, je synthétise quelques bouquets de roses, un brin de muguet, une fleur de jasmin, en trois traits de matières. J’allonge avec une belle rasade de patchouli, une larme de labdanum, quelques brins de vétiver de synthèse. Je tasse le fond à l’aide d’une généreuse louche de musc macrocycliques et une noix de mousse de chêne.
Je fais rentrer le tout dans un cercle pour agiter le rapport d’odeur et vais de ce pas au labo, peser ma compo.
Car en ce temps-là je ne possédais pas encore le privilège d’être secondée d’une assistante. Devant ma balance de précision je compte et assemble chaque matériau à la demi-goutte près, par habitude je donne un petit coup de nez lorsque je débouche le flacon contenant le produit. Je nourris ainsi ma mémoire et vérifie que le produit n’est pas pollué, que son odeur est bien celle supposée. La pollution est le grand ennemi du parfumeur, le rhume non.
Total achevé.
Concentré
Solution
Petit flacon et jolie étiquette. Chypre Fantastique n° 1. 8% alcool 90°. Mars 1995.
Je retourne dans mon bureau, loin des émanations du labo. Atmosphère propre et paisible, nonobstant le foutoir crée par tous les morceaux de papier éparpillés sur le sol. Vous connaissez les habitudes du parfumeur : petite trempette de la mouillette, quelques secondes d’évaporation, puis on glisse la languette de papier sous le nez. Un bref instant. Afin de ne pas saturer les cils olfactifs. Au début, l’effet est souvent coup de poing. A cette époque, j’avais même tendance à reculer sous l’impact. Aujourd’hui, je fais corps avec la touche imprégnée, nous formons un couple. Donc, j’inhale. Et je découvre une odeur très agréable, douce et chaleureuse, lisse et lumineuse. Parfaitement équilibrée. C’est génial, la recette de géométrie fonctionne !! Ça sent bon. Très bon. Très, très bon.
Je prends quelques minutes pour me tartiner de fleurs, m’autocongratuler et me caresser le nombril dans le sens du poil, puis je donne un nouveau petit coup de nez, pour vérifier que le parfum tient ses promesses. Ça sent toujours très bon. Très, très bon. Et puis c’est tout
Il semble que je dans mon souci de mettre en pratique une recette de géométrie je perds de vue l’essentiel : le récit. L’intrigue.