mardi 30 octobre 2012

Géométries

Recettes de géométrie. Formules ergonomiques.
Prenez quelques matières premières et faites les entrer dans une odeur que vous aurez au préalable imaginée.
Vous trouvez que ça coince ou que ça déborde ?
Du mal à fermer votre valise, même en vous asseyant dessus de tout votre poids ?
À moins que debout devant l'armoire vous ne demeuriez dubitatif. Ne sachant quels ingrédients choisir, ni comment les ranger ? La valise vide. Le nez en perdition. Le cerveau mou. La feuille blanche.
Ne désespérez pas.
Il existe des méthodes pragmatiques
Triangle
Rectangle
Rond.
Choisissez une forme. Au besoin, piochez un morceau de chaque, mélangez et inventez une nouvelle figure.

Triangle
La plus classique. Tête/cœur/fond
Organisez les ingrédients en fonction de leur temps d’évaporation.
Ne tiens pas compte de l’intensité de l’odeur, mais de sa durée de vie.

Rectangle
La plus logique. Familles olfactives
Organisez les ingrédients d’après leurs caractéristiques olfactives.
Ne tiens pas compte ni de l’intensité, ni de la durée. Prends en compte l’identité olfactive : vert, florale, fruité, boisée….

Rond
La plus abstraite. Tout fait sens, rien n’a de sens.
Prend en compte l'intensité, la durée et l'identité dans un rapport d’odeurs. Pas de hiérarchie ni d’organisation…en apparence.

Bébé parfumeur, mes matériaux sont classés par famille olfactive, par temps d’évaporation, par intensité et par affinité, soigneusement transcrit sur des fiches cartonnées. Mon bureau n’est pas assez grand pour toutes mes fiches et certaines essaiment sur la moquette grise. Je circule entre les noms chimiques et naturels, tel un échassier en quête de son repas. Je picore un nom puis plusieurs, tente de les associer pour former un triangle. Je ronchonne, car je ne sais plus où disposer ma figure géométrique. Finalement, je retire tous les cartons déployés sur mon bureau et les dépose à terre. La moquette disparait totalement sous une mosaïque de papier.
Penchée au-dessus de mon triangle, je crée un parfum chypré, légèrement fruité. Je tire la langue sur le côté et me concentre.
Je possède sur la pointe, de l’essence de bergamote, un peu d’orange douce, un truc chimique rigolo. Je trace un trait de séparation, ébauche la forme d’un tiroir et insère quelques casiers contenant des notes fruitées…flûte j’ai oublié de mettre des notes vertes pour zester la bergamote et rendre la pêche blanche plus naturelle. J’écarte légèrement mes petits cartons et j’ajoute le cis-3-hexenol entre l’agrume et les lactones.
Dans le tiroir suivant, je synthétise quelques bouquets de roses, un brin de muguet, une fleur de jasmin, en trois traits de matières. J’allonge avec une belle rasade de patchouli, une larme de labdanum, quelques brins de vétiver de synthèse. Je tasse le fond à l’aide d’une généreuse louche de musc macrocycliques et une noix de mousse de chêne.
Je fais rentrer le tout dans un cercle pour agiter le rapport d’odeur et vais de ce pas au labo, peser ma compo.
Car en ce temps-là je ne possédais pas encore le privilège d’être secondée d’une assistante. Devant ma balance de précision je compte et assemble chaque matériau à la demi-goutte près, par habitude je donne un petit coup de nez lorsque je débouche le flacon contenant le produit. Je nourris ainsi ma mémoire et vérifie que le produit n’est pas pollué, que son odeur est bien celle supposée. La pollution est le grand ennemi du parfumeur, le rhume non.
Total achevé.
Concentré
Solution
Petit flacon et jolie étiquette. Chypre Fantastique n° 1. 8% alcool 90°. Mars 1995.
Je retourne dans mon bureau, loin des émanations du labo. Atmosphère propre et paisible, nonobstant le foutoir crée par tous les morceaux de papier éparpillés sur le sol. Vous connaissez les habitudes du parfumeur : petite trempette de la mouillette, quelques secondes d’évaporation, puis on glisse la languette de papier sous le nez. Un bref instant. Afin de ne pas saturer les cils olfactifs. Au début, l’effet est souvent coup de poing. A cette époque, j’avais même tendance à reculer sous l’impact. Aujourd’hui, je fais corps avec la touche imprégnée, nous formons un couple. Donc, j’inhale. Et je découvre une odeur très agréable, douce et chaleureuse, lisse et lumineuse. Parfaitement équilibrée. C’est génial, la recette de géométrie fonctionne !! Ça sent bon. Très bon. Très, très bon.
Je prends quelques minutes pour me tartiner de fleurs, m’autocongratuler et me caresser le nombril dans le sens du poil, puis je donne un nouveau petit coup de nez, pour vérifier que le parfum tient ses promesses. Ça sent toujours très bon. Très, très bon. Et puis c’est tout

Il semble que je dans mon souci de mettre en pratique une recette de géométrie je perds de vue l’essentiel : le récit. L’intrigue.







mardi 23 octobre 2012

J’veux du cuir

Un matin, l’orage s’abat comme du plomb. Brouillard épais et route toboggan. Le laboratoire est froid. Lorsque j’ouvre la porte, les murs ne résonnent plus du même son sous mon pas. L’humidité rampe, invisible. S’invite et s’infiltre. Gonfle les meubles en bois. Le casier où je range quelques vieilles formules bloque. Buté, il ne sort pas de ses gonds. J’insiste, avec toute la douceur féminine dont je suis capable. Le tiroir ne veut rien entendre et finit par se fendre. Un bout de bois dans la main j’accepte les dégâts. Dépitée, j’abandonne la baguette brisée dont je réglerai le sort ultérieurement.
Trois mois plus tard.
L’intrigue n’a pas beaucoup progressé.
Mon tiroir fait toujours la gueule, mâchoire de travers passablement amochée.
Accepte de l’ouvrir, car le temps est redevenu sec.
Un mois plus tard.
Beau temps sans nuages.
Je tire une fois de trop. Fatigué, le tiroir capitule, sacrifie poignée et tablette.
J’ai un meuble borgne. Je tourne à l’orage.
Je tente une réparation au sparadrap. Me rend compte que ce dernier dégage une fine odeur d’irone alpha qui évoque la farine de châtaigne et la chair de poire. J’abandonne le bricolage et retourne à mes formules. Je joue avec les ionones pendant quelques jours et j’oublie mes soucis d’ameublement.
Trois semaines plus tard.
La pluie tombe.
Le sparadrap se débine.
Je n’ai rien sous la main. Un élastique, peut-être ?
Paresseuse, je n’ai pas envie de prendre ma voiture pour aller chez Leroy-Merlin, je me rends à pied chez mon voisin. Il me tend un saut en plastique et un pinceau. "Tout se rince à l’eau", me dit-il, et il retourne à ses occupations. De retour dans mon bac à sable, je m’amuse avec mes nouveaux jouets. L’étiquette sur le pot indique « colle de poisson». Je pensais que ce procédé n’existait plus depuis des lustres. L’odeur m’attrape, comme hameçon l’esturgeon et tandis que j’enduis les angles du tiroir avec application, je dévide, à chaque coup de pinceau, la bobine éphémère où s’enfile des molécules odorantes que je gobe et digère tour à tour.

Encre. Vinaigre. Sel. Pop corn. Sauce Nems. Bitume. Louis Vuitton. Place du marché de Vintimille.

Vintimille est en bord de mer.
Mais il n’existe pas de marché aux poissons à proprement parlé.
J’interromps mon barbouillage et immobilise le pinceau enduit de poix sous mon nez.
Je découpe la trainée odorante signal après signal afin de reconstituer le parcours aléatoire et pourtant logique du dénouement. Tel le mouvement de la course d’un athlète que l’on visionne au ralenti, mouvement après mouvement, pour en saisir la trajectoire. Je plonge littéralement dans l’odeur, progresse strate après strate afin de mettre la main sur l’ornière qui m’a fait soudain basculer, buter contre le monogramme brun et or, puis chuter sur cette ville frontalière en Italie.
Encre et bitume : des pâtes aromatisées à l’encre de sèche ?
Sel et vinaigre : la sauce nuoc-mâm élaborée avec des anchois fermentés dans une saumure ?
Pop corn et sauce nems. Je persiste dans les émanations de bouffe et de poiscaille.
Bitume et cambouis. Lapsang souchong. Noire et âcre comme l’encre, comme la fumée. Thé fumé. Salé et noir comme la saumure. Amer et animal. De couleurs en sensations, je parviens à dégager une silhouette parmi les images odorantes qui dessinent une trame floue et mouvante.
La colle de poisson embaume l’absolue de castoréum, substance sombre et animale qui rappelle les odeurs, fauve du cuir, âcre de la fumée. Et, dans la seconde qui suit, je comprends que ce relent caractéristique de peaux tannées m’a transportée chez Vuitton puis sur le marché de Vintimile où fleurissent les contrefaçons. Des cuirs à l’odeur de poisson.
Car ces objets sont la plus part du temps confectionnés en Asie. Et mon intuition me souffle que la colle, employée pour assembler les différentes bandes de cuir, est produite à partir des arêtes de poissons.
Lorsque j’ai musardé au printemps de l’année passée entre les étals du marché de Vintimille où je trainais mon nez en touriste parmi les eaux de toilette falsifiées aux noms et aux formes à peine voilées, à la découverte du contre-type pertinent ou des rateaux, le remugle étrange, inhabituel et terriblement puissant de la maroquinerie d’imitation a visiblement marqué ma mémoire olfactive sans que j’en prenne alors pleinement conscience. Brave petite mécanique ! Chaque effluve que je croise en chemin est automatiquement photographié par mes récepteurs logés dans mon renifloir, puis stockés dans ma mémoire protéiforme. Vaste collection d’instantanés en transit, qui surgissent au hasard des circonstances, s'agitent et bondissent, s’emmêlent les pinceaux, comme lors d’une séance improbable de bricolage par exemple.

Le nez apaisé, je poursuis ma besogne et fini d’assembler les différents morceaux de bois. Pour maintenir le tout, je pose le Petit Larousse au sommet, bien à plat. Satisfaite de mon travail, j’ouvre la fenêtre afin de disperser les odeurs de cuir contrefait et quitte mon bureau pollué.
Plus tard, penchée sur un mug de thé, je me rends compte que celui-ci dégage une fine odeur de suédine. Sous mon nez, un thé noir, mélange de Ceylan et d’Assam additionné d’une lichette de lait.

Hop ! Dans la boite à odeurs. Noir et blanc. Fumée et Benjoin…..Alice court après le lapin, Céline après le daim.





















lundi 15 octobre 2012

Le parfum de la fraise

Le goût de la France. En un peu plus de 300 molécules. Ou deux.
Dans le rayon produit frais on ne compte plus les desserts lactés aromatisés à la fraise. Coin confiture c’est le premier pot qui nous tombe sous la main. Gâteau sec bien fourré, elle séduit juste après le chocolat. Les enfants prennent leur douche sous la fraise, cheveux comprit, même si le slogan est lisiblement libellé fruits rouges, grenadine ou fruits du verger. Les eaux de toilette flirtent également avec la barbapapa rose Tagada.
Pour ma part, je ne sais pas créer un parfum de fraise, bien que j’adore le goût du fruit rangé serré comme une sardine dans sa barquette cartonnée au mois de juin.
Mon éducation anglo-saxonne n’y comprend rien.
Pas de souvenir, pas de référent, aucune nostalgie pour la fraise.
Techniquement, oui. Je peux vous citer les matériaux qui évoquent certaines facettes et permettent, une fois assemblé, de reproduire l’odeur, car j’ai tout appris à l’école.
Mais je ne sais pas donner envie, ni réveiller la gourmandise. Ma fraise ne possède aucune âme.
Certes, je n’apprécie ni les yogourts à la fraise, ni la confiture ou les bonbons à la fraise, mais ce n’est pas une raison suffisante.
J’ai une brulure d’amour propre à cause de la fraise. Étudiante à la Sorbonne, je me trouvais entre les murs d’un grand magasin parisien pour je ne sais plus quelle raison indispensable. Rez-de-chaussée, royaume des marques. Un stand en vedette pour le lancement d’une nouvelle eau de toilette féminine et un jeu concourt rigolo : trouvez l’odeur que l’hôtesse passe sous votre nez et gagnez un flacon. Trop fastoche ! Je baigne dans les parfums depuis mon enfance, toute la famille joue à l’odeur masquée en permanence, élémentaire mon petit nez ! Sourire conquérant je me pointe, allonge le blair et respire la substance….heu…odeur inconnue, vague réminiscence, mais c’est quoi ce machin ? De la fraise ! clame-t-on autour de moi à l’unanimité. Toutes ces dames et messieurs gagnent un petit flacon, quand à moi je disparais, humiliée et agacée : pfft, de toute façon, le parfum de la fraise était très mal fait. Na !
Oui, mais ce n’est pas une raison suffisante.
Depuis, je suis allée à l’école pour découvrir, comprendre et composer le parfum de la fraise. J’ai correctement appris ma leçon, reproduit scrupuleusement les exemples donnés en classe, mais sans succès. Mes fraises n’ont jamais rencontré l’adhésion de quiconque, ni la mienne particulièrement. Je n’ai pas abandonné la partie pour autant. J’ai poursuivi mes recherches et cheminé sur des sentiers de traverse. J’ai proposé des vanilles/fraise, des fraises/rhubarbe, des tomates/fraise, des bois à la fraise, des patchoulis/fraise, des mûres/fraise, des pommes/fraise, des marmelades d’orange à la fraise afin de réconcilier mes racines irlandaise et française. Succès d’estime. Merci, c’est original et créatif, mais où se trouve la fraise, au fait ??
Je questionne les aromaticiens, farfouille sur leurs étagères, tente de chiper leurs trucs et astuces et traine mon blair sans en avoir l’air. Je sais, je sais, le produit miracle qui organise comme par magie l’idée un peu vague, ça n’existe pas. J’ai déjà fait une omelette, vous vous souvenez ? Je tente malgré tout car, je veux comprendre, maitriser la réponse. Je découvre ainsi que le goût de la fraise, celle que l’on cueille au raz du sol dans notre jardin, comporte un peu plus de 300 molécules chimiques. Forte de cette constatation je crée une énorme formule, très longue, très détaillées dans laquelle je mets tous les ingrédients disponibles au laboratoire avec les quantités qui correspondent aux analyses chromato et spectro des dernières recherches en chimie moléculaire. Mon assistante passe une bonne matinée à rassembler chaque matériau, à peser et vérifier l’interminable formule qui contient des substances parfois très, très, diluées. Un vrai travail d’orfèvre. Elle m’apporte enfin, comme sur un plateau, le minuscule flacon d’une solution à 5% dans l’alcool de ma « vraie fraise du laboratoire ». Délicatement, je plonge la pointe d’une touche dans le flacon. Je compte quelques secondes pour laisser le temps à l’alcool de s’évaporer, mais en fait je recule l’instant de la confrontation entre le fantasme et la réalité. La technique et l’idée. Silence, on sniffe. Poing serré, coude au corps, yes ! Ça sent la fraise !! Brièvement. Un simple pop qui aussitôt s’évapore. Puis c’est une longue suite d’informations éparses, décousues qui évoquent le caramel, le citron, les feuilles vertes, le bois sec, la banane, la rose, l’humus, la confiture, l’amertume et le sucré. Découragée, j’envoie ma mouillette promener. J’attrape ma formule et plonge dans la lecture du récit de la fraise. Chaque produit possède un caractère qui évoque peu ou prou la fraise. Chacun existe dans la nature pour provoquer dans notre bouche le goût de la fraise. Alors, pourquoi cela ne fonctionne -t-il pas dans mon flacon, sous mon nez ? La recette hurle la fraise, mais je n’en perçois qu’un bref murmure.
Dépitée, j’abandonne l’idée de créer des parfums à la fraise. La formule a disparu, engloutit par l’ordinateur. Les années ont fui, englouties par le quotidien. Je me suis spécialisée dans la pomme. Entre autres.

Et puis, un jour, je papotais fraise avec un parfumeur.
Elle a souri. Et m’a expliqué que pour sa part elle n’aimait pas la vanille. Pourtant elle avait signé de nombreux parfums onctueux et meringués.
J’ai repris mes flacons. Écris une formule. À ma façon. Fraise et calisson. J’ai oublié l’école et la chromato.
Depuis, des enfants anglais font des bulles dans le bain avec mon parfum « toffee cherry » et j’en suis heureuse. « Nothing personal”, comme disent les Américains.


PS :
Un grand merci à Josiane, spécialiste de la vanille qu’elle n’appréciait pas vraiment, qui m’a démontré gentiment que l’aldéhyde C16, surnommé également aldéhyde fraise, ne sert à rien pour créer une fraise.
Un grand merci à Florence qui m’a expliqué au hasard d‘une conversation que l’anthranilate de méthyle permet de créer l’odeur de la fraise des bois.
Un grand merci à papa qui explique dans son bouquin (au passage, hop, un peu de pub, ça reste en famille), que ma formule de jeune parfumeur à la recherche de la fraise écrite avec plus de 120 produits, peut se résumer aussi en deux matières : éthyl maltol + fructone.
PS 2:
Aujourd’hui, lorsque l’on fait déguster en aveugle à des adultes et particulièrement à des enfants une véritable fraise de saison mûre à point et un arôme traditionnel de fraise, la majorité des réponses démontre que l’arôme de synthèse emporte la palme de la réalité, de la vérité.