vendredi 29 juin 2012

Parlez-vous l’odeur ? ( ou... sur un banc 3)

Abandonné au détour d’un lacet d’une route miniature bordée d’un muret de pierres sèches festonnées de lichens jaunes et noirs,  comme punaisé au centre d’un panorama de carte postale, un banc.
Je suis assise, attentive, droite comme un i. Une feuille de note « smart-phone » posée en équilibre sur mon genou, je dresse mon nez à l’affut d’informations invisibles. La chance est au rendez-vous : le vent s’est levé, la pluie fait une pause, et le soleil joue au chat et à la souris avec de gros cumulus. Dans mon dos, à bord de notre voiture, homme et enfants patientent tandis que je respire l’horizon.
Irlande
Comté du Kerry. Péninsule de Beare.
Des brins d’effluves frôlent mon visage, heurtent mes narines, s’engouffrent dans les méandres de mon cerveau. Mes doigts cliquettent rapidement sur le clavier minuscule des mots-odeurs, mais ripent sur l’écran tactile trop sensible et s’embrouillent sur le tableau alphabétique. J’ajoute et retire des lettres sans suite. Je m’agace. Tapoter exige trop de dextérité ou d’application, tandis que filent et disparaissent sous mon nez les filaments odorants.
Je pense à ces peintres qui matérialisent la capricieuse luminosité sur leur toile, à ces écrivains qui traduisent l’émotion de l’éphémère, à ces photographes qui capturent la fuite en avant. Comment se débrouillent-ils pour saisir l’instant sans crainte de perdre l’essentiel ?
Ils ne tentent pas de faire plusieurs choses à la fois.
Je dépose donc mon téléphone sur le côté sans quitter le paysage des yeux et j’inspire goulument un nouveau courant d’air. Aouch ! C’est froid.
Impatiente et enthousiaste j’ai déployé mes narines, et mon conduit offusqué d’être ainsi canonné se crispe, provoquant un éternuement et des larmes. La carte olfactive de ce coin d’Irlande m’échappe derechef. Je me mouche et frotte mon museau comme un rongeur à sa toilette, puis me redresse, et pointe un nez prudent vers les étendues qui s’étirent au-delà du muret et déroule leur tapis céladon et zinzolin jusqu’à la mer vif-argent bordée de falaises noires. Que de couleurs…mais point d’odeurs. Séduite par la beauté du paysage, captivée par les pirouettes des ombres des nuages qui glissent entre les creux et les renflements irréguliers de la lande, dessinant de brefs et étincelants sillons bariolés, j’ai oublié d’activer mon bulbe olfactif. Une mou du gland, qui de surcroit renifle ! Pendant ce temps, ma petite famille s’impatiente. On reprend tout à zéro. Un zeste de kleenex, un soupir bref pour détendre mes narines, je décide de quitter le banc et de m’approcher du muret. Je pose mes mains sur les pierres froides et rêches, puis je me penche comme si je souhaitais basculer dans le vide. Je ferme les yeux et déploie tous mes sens olfactifs. Jeans. Non, je ne parle pas de lutin ou de farfadet, mais bien d’odeur. Je débusque le remugle très particulier d’un pantalon denim neuf, de ceux qui sont artificiellement usés par la préparation « Stone-Washed ». Une ruée minérale et crayeuse, un souffle d’acidité semblable au vinaigre d’alcool, une pointe sèche comme la mine d’un crayon papier HB, l’amertume de l’encre d’un stylo-plume et la fadeur douce de la mie de pain. Brève de vent. Les signaux chahutent. Je décroche ensuite un parfum de réglisse, de blanc d’œuf, d’olives, d’algues noires, de rouille, de café glacé et enfin, de miel. J’ouvre les yeux et je respire apaisée. Évidemment, rien de tout ceci ne se trouve à mes côtés, dans un panier à pique-nique par exemple ! Je tente simplement d’épingler des mots pertinents sur des sensations fugaces et sibyllines, pour ensuite, devant l’écran de mon bureau, les fixer sur du papier virtuel comme en ce moment, ou bien pour les commuer en molécules, prisonnières éphémères d’un flacon. Chasseur d’odeur, comme certain de papillons. En moins cruel. Et plus abscons. Cette volonté absurde de me faire comprendre dans une langue qui ne possède aucun dictionnaire, aucun lexique, aucune règle grammaticale. Ni signifiant, ni signifié. Rien de concret. Du vent, et une procession de mots empruntés aux divers sens du touché, de la vue, du goût, de l’ouïe pour s’efforcer de matérialiser des odeurs. Et traduire un paysage.
Irlande
Comté du Kerry. Péninsule de Beare.
Il est temps de retourner vers la voiture et de poursuivre notre chemin.
D’ailleurs, je sens l’odeur de la pluie qui rapplique pour nous donner son sixième couplet depuis ce matin, et puis j’ai faim. Un truc bien concret et facile à raconter.
Allez, va ! Je vous épargne la description des borborygmes de mon estomac.

Les odeurs de ma carte postale : proposition de traduction

Jeans : parfum de la lande
Vinaigre et encre : le vent froid et humide, l’herbe rase, la mousse.
Minéral et crayeux :  les pierres des murets, les lichens secs, la pluie
Pain de mie : la tourbe
Réglisse : la tourbe, la bruyère, la mer
Blanc d’œuf : le froid du vent, l’humidité de l’herbe
Les olives : les moutons qui paissent, libres sur la lande
Algues noires : les moutons, l’iode, les algues sèches
Rouille : l’iode, le sel, le suif (la laine humide)
Café glacé : la tourbe, l'eau des rivières
Miel : les fleurs des bruyères tout simplement.