Un matin, l’orage s’abat comme du plomb. Brouillard épais et route toboggan. Le laboratoire est froid. Lorsque j’ouvre la porte, les murs ne résonnent plus du même son sous mon pas. L’humidité rampe, invisible. S’invite et s’infiltre. Gonfle les meubles en bois. Le casier où je range quelques vieilles formules bloque. Buté, il ne sort pas de ses gonds. J’insiste, avec toute la douceur féminine dont je suis capable. Le tiroir ne veut rien entendre et finit par se fendre. Un bout de bois dans la main j’accepte les dégâts. Dépitée, j’abandonne la baguette brisée dont je réglerai le sort ultérieurement.
Trois mois plus tard.
L’intrigue n’a pas beaucoup progressé.
Mon tiroir fait toujours la gueule, mâchoire de travers passablement amochée.
Accepte de l’ouvrir, car le temps est redevenu sec.
Un mois plus tard.
Beau temps sans nuages.
Je tire une fois de trop. Fatigué, le tiroir capitule, sacrifie poignée et tablette.
J’ai un meuble borgne. Je tourne à l’orage.
Je tente une réparation au sparadrap. Me rend compte que ce dernier dégage une fine odeur d’irone alpha qui évoque la farine de châtaigne et la chair de poire. J’abandonne le bricolage et retourne à mes formules. Je joue avec les ionones pendant quelques jours et j’oublie mes soucis d’ameublement.
Trois semaines plus tard.
Trois semaines plus tard.
La pluie tombe.
Le sparadrap se débine.
Je n’ai rien sous la main. Un élastique, peut-être ?
Paresseuse, je n’ai pas envie de prendre ma voiture pour aller chez Leroy-Merlin, je me rends à pied chez mon voisin. Il me tend un saut en plastique et un pinceau. "Tout se rince à l’eau", me dit-il, et il retourne à ses occupations. De retour dans mon bac à sable, je m’amuse avec mes nouveaux jouets. L’étiquette sur le pot indique « colle de poisson». Je pensais que ce procédé n’existait plus depuis des lustres. L’odeur m’attrape, comme hameçon l’esturgeon et tandis que j’enduis les angles du tiroir avec application, je dévide, à chaque coup de pinceau, la bobine éphémère où s’enfile des molécules odorantes que je gobe et digère tour à tour.
Encre. Vinaigre. Sel. Pop corn. Sauce Nems. Bitume. Louis Vuitton. Place du marché de Vintimille.
Vintimille est en bord de mer.
Mais il n’existe pas de marché aux poissons à proprement parlé.
J’interromps mon barbouillage et immobilise le pinceau enduit de poix sous mon nez.
Je découpe la trainée odorante signal après signal afin de reconstituer le parcours aléatoire et pourtant logique du dénouement. Tel le mouvement de la course d’un athlète que l’on visionne au ralenti, mouvement après mouvement, pour en saisir la trajectoire. Je plonge littéralement dans l’odeur, progresse strate après strate afin de mettre la main sur l’ornière qui m’a fait soudain basculer, buter contre le monogramme brun et or, puis chuter sur cette ville frontalière en Italie.
Encre et bitume : des pâtes aromatisées à l’encre de sèche ?
Sel et vinaigre : la sauce nuoc-mâm élaborée avec des anchois fermentés dans une saumure ?
Pop corn et sauce nems. Je persiste dans les émanations de bouffe et de poiscaille.
Bitume et cambouis. Lapsang souchong. Noire et âcre comme l’encre, comme la fumée. Thé fumé. Salé et noir comme la saumure. Amer et animal. De couleurs en sensations, je parviens à dégager une silhouette parmi les images odorantes qui dessinent une trame floue et mouvante.
La colle de poisson embaume l’absolue de castoréum, substance sombre et animale qui rappelle les odeurs, fauve du cuir, âcre de la fumée. Et, dans la seconde qui suit, je comprends que ce relent caractéristique de peaux tannées m’a transportée chez Vuitton puis sur le marché de Vintimile où fleurissent les contrefaçons. Des cuirs à l’odeur de poisson.
Car ces objets sont la plus part du temps confectionnés en Asie. Et mon intuition me souffle que la colle, employée pour assembler les différentes bandes de cuir, est produite à partir des arêtes de poissons.
Lorsque j’ai musardé au printemps de l’année passée entre les étals du marché de Vintimille où je trainais mon nez en touriste parmi les eaux de toilette falsifiées aux noms et aux formes à peine voilées, à la découverte du contre-type pertinent ou des rateaux, le remugle étrange, inhabituel et terriblement puissant de la maroquinerie d’imitation a visiblement marqué ma mémoire olfactive sans que j’en prenne alors pleinement conscience. Brave petite mécanique ! Chaque effluve que je croise en chemin est automatiquement photographié par mes récepteurs logés dans mon renifloir, puis stockés dans ma mémoire protéiforme. Vaste collection d’instantanés en transit, qui surgissent au hasard des circonstances, s'agitent et bondissent, s’emmêlent les pinceaux, comme lors d’une séance improbable de bricolage par exemple.
Le nez apaisé, je poursuis ma besogne et fini d’assembler les différents morceaux de bois. Pour maintenir le tout, je pose le Petit Larousse au sommet, bien à plat. Satisfaite de mon travail, j’ouvre la fenêtre afin de disperser les odeurs de cuir contrefait et quitte mon bureau pollué.
Plus tard, penchée sur un mug de thé, je me rends compte que celui-ci dégage une fine odeur de suédine. Sous mon nez, un thé noir, mélange de Ceylan et d’Assam additionné d’une lichette de lait.
Hop ! Dans la boite à odeurs. Noir et blanc. Fumée et Benjoin…..Alice court après le lapin, Céline après le daim.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerJe rattrape mon retard... Il est beau ce texte, découpé en petite phrases courtes, j'aime son rythme. Et les ingrédients sont là : les listes à la Prévert de composants, ta mémoire d'héroïne infaillible qui rend jalouse ma pauvre mémoire, sans oublier ces instantanés d'attitudes ("je pose le Petit Larousse au sommet, bien à plat") qui sont ta signature, imparable : je te reconnais !
RépondreSupprimerFinalement c'est peut-être ça ma mémoire héroïque à moi, à mi-chemin entre le visuel en mouvement et le sensible...