J’entretiens les fondations de mes souvenirs engrangées depuis presque 18 années de métier. Ce matin j’exécute des exercices d’olfaction, comme il m’arrive d’en faire régulièrement pour bousculer les tiroirs de ma mémoire qui possèdent une tendance naturelle à gripper. Je sens des touches, bouts de papier neutres et blanc, imbibés d’une petite quantité de matières premières très diluées, naturelles ou synthétiques. Je dois retrouver le nom de cette matière. Rapidement. Mécaniquement.
Étudiants, nous avons pratiqué cette gymnastique indispensable, premier apprentissage du métier de parfumeur. Nous avons longuement détaillé sur nos cahiers l’odeur, inconnue ou familière, déposée sur la mouillette, puis nous l’avons mémorisé, répétant quotidiennement nos exercices de flair en aveugle, comme un jeu, jusqu’à ne plus avoir d’hésitation. Prise de repères abstraits, fragiles, difficile parfois à verbaliser, souvent chargés de souvenirs intimes.
Genève
École
Voici les premiers mots qui percutent mon cerveau ce matin quand je passe la mouillette sous mon nez. Puis un grand blanc.
Aucun nom sur ce produit.
Pourtant, je connais ce matériau et l’utilise de temps à autres. Mais à cet instant, j’éprouve un vide. Une sensation étrange qui m’amuse et m’intrigue. Je redresse la tête, jette un œil à l’extérieur du bureau et rince mon regard sur le paysage. Je frotte ensuite mon nez contre mon pull et aspire l’odeur familière de ma peau. Stratagème personnel pour mettre les curseurs à zéro. Je tente un nouveau snif du papier bavard.
Genève
Gris, tout s’émiette et se disperse. Blocage. Nan, je n’irai pas !
Je patiente quelques secondes. J’opère un vide dans mes canaux de détections et pointe un nez prudent, avec l’impression réelle qu’il s’allonge de quelques millimètres, tandis que mes narines déploient leurs ailes aux maximums !
Je force mes moyens d’analyses, mes anciens réflexes de dépistage à ânonner un vocabulaire descriptif d’école élémentaire. Miellé, amande, poussière… mais ne puis en dire davantage, car la liaison est soudain coupée.
Bigre.
Plus ne nez. Passons à la tête.
Glissement de terrain, je quitte la réalité et plonge dans la contemplation.
À bien y réfléchir, je constate que le mot Genève surgit, dès que ce composant passe sous mon nez, depuis les premières séances d’olfaction à l’ISIPCA. Donc, le phénomène est ancien. Pourtant, c’est la première fois qu’il musèle toutes autres formes d’introspection. Quel est ce produit qui m’empêche de sentir ? Pour quelles raisons je ne peux lui donner un nom ? Comme je souhaite comprendre pourquoi mon nez achoppe sur le même mot, la même image floutée, je résiste au besoin de quitter mon bureau pour aller demander à mon assistante le nom du perturbateur. Car aujourd’hui j’ai une image. Vague et grise, mais nettement présente. Une sensation physique également. De douceur, enrobée de gêne. Quelque chose affleure à mon insu et vient se révéler sous une forme simple et sensible. Vais-je plonger dans la psychologie de bazar, l’auto-analyse de comptoir ? Je choisis finalement la tentation de « Madeleine ». : Je déguste une forme de saveur d’aujourd’hui et j’opère un grand écart avec mon passé.
Genève
École
Ma fille
Déménagement
Ma fille vient de changer d’école.
Au même moment, mais des années auparavant, j’ai découvert ma nouvelle école à Genève. Aujourd’hui, les parfums du paysage, de l’air, des routes ne sont pas les mêmes que dans cette ville au creux des Alpes. Et pourtant. Je goûte à la même odeur et possède les mêmes craintes. Comme ma fille, quand nous pénétrons dans cette nouvelle école. Tous les matins une chaude bouffée de sueur d’enfants, de savon et de papiers, nous saute au visage lorsque nous franchissons l’accueil. Je laisse ma fille, hésitante, au bord des larmes en lisière de classe. Je quitte les lieux, et, geste inconscient, je me mouche. Nez rincé, encéphalogramme plat, je file vers mes propres activités.
Oui, mais.
Exercice du matin. Musculation et petite crampe. Tiens, ça coince sur la touche.
Je reprends mon bout de buvard et j’accepte de regarder l’odeur. Je comprends enfin ce qui me freine. Une toute petite, toute fine odeur, de colle blanche, de lait aigre, de confiture gâtée. Un parfum d’école maternelle. Dilué et suranné.
Je suis bien loin de la définition forgée sur les bancs d’une autre école, bien des années plus tard, repoussant au loin le mot Genève et les images associées.
Alcool benzylique : sperme, miellée, fleur blanche et trace d’amande.
Maintenant, je dois dire aussi : solitude, angoisse et curiosité, avec les émotions d’une enfant de 5 ans.
Étudiants, nous avons pratiqué cette gymnastique indispensable, premier apprentissage du métier de parfumeur. Nous avons longuement détaillé sur nos cahiers l’odeur, inconnue ou familière, déposée sur la mouillette, puis nous l’avons mémorisé, répétant quotidiennement nos exercices de flair en aveugle, comme un jeu, jusqu’à ne plus avoir d’hésitation. Prise de repères abstraits, fragiles, difficile parfois à verbaliser, souvent chargés de souvenirs intimes.
Genève
École
Voici les premiers mots qui percutent mon cerveau ce matin quand je passe la mouillette sous mon nez. Puis un grand blanc.
Aucun nom sur ce produit.
Pourtant, je connais ce matériau et l’utilise de temps à autres. Mais à cet instant, j’éprouve un vide. Une sensation étrange qui m’amuse et m’intrigue. Je redresse la tête, jette un œil à l’extérieur du bureau et rince mon regard sur le paysage. Je frotte ensuite mon nez contre mon pull et aspire l’odeur familière de ma peau. Stratagème personnel pour mettre les curseurs à zéro. Je tente un nouveau snif du papier bavard.
Genève
Gris, tout s’émiette et se disperse. Blocage. Nan, je n’irai pas !
Je patiente quelques secondes. J’opère un vide dans mes canaux de détections et pointe un nez prudent, avec l’impression réelle qu’il s’allonge de quelques millimètres, tandis que mes narines déploient leurs ailes aux maximums !
Je force mes moyens d’analyses, mes anciens réflexes de dépistage à ânonner un vocabulaire descriptif d’école élémentaire. Miellé, amande, poussière… mais ne puis en dire davantage, car la liaison est soudain coupée.
Bigre.
Plus ne nez. Passons à la tête.
Glissement de terrain, je quitte la réalité et plonge dans la contemplation.
À bien y réfléchir, je constate que le mot Genève surgit, dès que ce composant passe sous mon nez, depuis les premières séances d’olfaction à l’ISIPCA. Donc, le phénomène est ancien. Pourtant, c’est la première fois qu’il musèle toutes autres formes d’introspection. Quel est ce produit qui m’empêche de sentir ? Pour quelles raisons je ne peux lui donner un nom ? Comme je souhaite comprendre pourquoi mon nez achoppe sur le même mot, la même image floutée, je résiste au besoin de quitter mon bureau pour aller demander à mon assistante le nom du perturbateur. Car aujourd’hui j’ai une image. Vague et grise, mais nettement présente. Une sensation physique également. De douceur, enrobée de gêne. Quelque chose affleure à mon insu et vient se révéler sous une forme simple et sensible. Vais-je plonger dans la psychologie de bazar, l’auto-analyse de comptoir ? Je choisis finalement la tentation de « Madeleine ». : Je déguste une forme de saveur d’aujourd’hui et j’opère un grand écart avec mon passé.
Genève
École
Ma fille
Déménagement
Ma fille vient de changer d’école.
Au même moment, mais des années auparavant, j’ai découvert ma nouvelle école à Genève. Aujourd’hui, les parfums du paysage, de l’air, des routes ne sont pas les mêmes que dans cette ville au creux des Alpes. Et pourtant. Je goûte à la même odeur et possède les mêmes craintes. Comme ma fille, quand nous pénétrons dans cette nouvelle école. Tous les matins une chaude bouffée de sueur d’enfants, de savon et de papiers, nous saute au visage lorsque nous franchissons l’accueil. Je laisse ma fille, hésitante, au bord des larmes en lisière de classe. Je quitte les lieux, et, geste inconscient, je me mouche. Nez rincé, encéphalogramme plat, je file vers mes propres activités.
Oui, mais.
Exercice du matin. Musculation et petite crampe. Tiens, ça coince sur la touche.
Je reprends mon bout de buvard et j’accepte de regarder l’odeur. Je comprends enfin ce qui me freine. Une toute petite, toute fine odeur, de colle blanche, de lait aigre, de confiture gâtée. Un parfum d’école maternelle. Dilué et suranné.
Je suis bien loin de la définition forgée sur les bancs d’une autre école, bien des années plus tard, repoussant au loin le mot Genève et les images associées.
Alcool benzylique : sperme, miellée, fleur blanche et trace d’amande.
Maintenant, je dois dire aussi : solitude, angoisse et curiosité, avec les émotions d’une enfant de 5 ans.
Ce magnifique texte me fait penser à Proust bien sûr, mais aussi à Sarraute : Enfance, mais aussi
RépondreSupprimerOuvrez, ce livre où un mot se trouve au bout de la langue. Vraiment Céline, quel talent. Tu vas éditer tes billets ?
Plein d'émotions m'étreignent également en lisant ce très beau texte rempli de choses personnelles .
RépondreSupprimerMerci pour votre si jolie plume , Céline . Vous avez vraiment beaucoup de talent ( ce n'est pas du cirage de pompe !!) .
Moi aussi je serai preneuse si un jour vous publiez toutes vos nouvelles :))
Je suis sur la pente lente de l'addiction avec tes très savoureux textes si pleins d'odeurs et de saveurs... Comme il est frustrant ce grand écart entre le nez d'aujourd'hui et les odeurs d'hier! J'aimerai pouvoir dire que, tel un super pro de la truffe, je n'ai que rarement de tels blocages. Malheureusement, c'est plusieurs fois par semaine que je sens que mon nase est nase... Merci donc de m'avoir confirmé qu'un nez, un vrai, peut lui (ou elle!) aussi hésiter, vaciller, tergiverser, et peut-etre meme, parfois... non, impossible... se tromper!?
RépondreSupprimerBonjour La Flore,
RépondreSupprimerEt merci pour ton commentaire aussi réactif :) Je n'ai pas penser à publier. J'aime bien la liberté d'écrire quand et comme je le souhaite. Et puis, éditer...c'est pas un peu serieux ?..mais pourquoi pas, c'est flatteur dans tous les cas ;)
Bonjour Julita,
RépondreSupprimerEt un grand merci, votre non cirage de pompes me touche beaucoup :)
Bonjour Parfumologiste,
RépondreSupprimerOui, heureusement un parfumeur peut être paumé et se tromper, bloquer et échouer...il apprend et se remet en question en permanence. Et le nez dans tous les cas n'est pas un outil objectif, mais est un moyen sensible ;)
Bonjour Céline, comment ne pas être touché par ce texte, si joliment écrit, et qui ne peut que parler à tous ceux qui font régulièrement leurs "gammes de mouillettes", comme moi, et se retrouver ainsi, non pas avec un nom immediat, mais face à une émotion un lieu, une impression vague (lointain, présent, honteux, chaud, disparu ?....) Cela montre bien comment fonctionne notre cerveau avec l'olfaction, je n'ose imaginer le nombre de zones concernées, de connections neuronales et de synapses franchies pour aboutir au nom chimique de la molécule !
RépondreSupprimerJe n'écris pas souvent ici, mais vous lis toujours de temps en temps avec grand plaisir.
Bonjour bonjour!
RépondreSupprimerJe découvre votre blog, et j'ai déjà dévoré littéralement toutes vos dernière publications jusqu'à celle-ci! Je me devais donc de laisser un commentaire. Je suis un tout jeune passionné des odeurs. Je me suis mis être attentif à chaque parfum qui m'entoure à partir du moment ou j'ai voulu acheter mon premier VRAI parfum! J'ai parcouru le net pour lire les descriptions des fragrances que j'avais repéré, et plus je lisais ces analyses venant de différentes personnes, avec des mots qui imageaient à la perfection le monde des odeurs, plus je me liais à cette passion des odeurs.
Depuis, me promener dans la forêt, traverser un tas de feuilles sèches, froisser les feuilles d'une plantes en passant prennent une autre dimension.
Plus j'avance dans mes études, plus je suis tenter par l'ISIPCA. D'ailleurs, je vois que vous en êtes issue (je ne sais pas si le terme est exact!).
Serait-il possible de discuter avec vous par mail ou autres? Merci de votre attention et merci pour tous ces beaux articles qui nous transportent.
En attendant une réponse, je continu ma lecture! ;)
Bonjour Patrice,
RépondreSupprimerBienvenu sur ce blog et merci pour vos commentaires. Votre nez curieux est un bon début. Si vous souhaitez de plus amples renseigements sur ce métier et les métiers de la parfumerie, vous pouvez allez pianoter sur le site de l'ISIPCA, sinon vous pouvez également m'envoyer un mail : nezen@free.fr et je répondrais le mieux possible à vos questions :)
Oh merci beaucoup c'est super sympa! En plus, plus je parcours votre blog et plus je suis acro!!!! J'ai découvert aussi que vous êtes déjà un nez connu puisque vous avez déjà commercialisé plusieurs parfum. Bravo! Mais ce que j'admire chez vous, c'est que vous restez cependant simple et très ouverte aux gens, tandis que d'autres auraient pu se vanter ou prendre la grosse tête!!! Bref, assez discuté. Je vous enverrai un mail d'ici peu pour vous poser des questions!!!
RépondreSupprimerMerci encore! A bientôt.
PS: j'ai déjà fait un tour sur le site de l'ISIPCA!