Il pleut ce matin. Qu’est-ce que l’on peut bien faire ? Prenons
la voiture et filons chez Ikea. Les enfants pourront courir sans danger et
nous, nous pourrons nous chamailler sur la couleur d’un canapé !
Roule. Roule, et bouchon sur la route. Roule. Roule, et tourne en rond
sur le parking. Silence moteur, claquement de portière, nous atteignons enfin
l’entrée balisée.
Dès que les immenses portes vitrées se referment dans mon dos, l’odeur
moite et salée griffe mes narines. Certaines chaines de magasins possèdent une
signature olfactive caractéristique qui provoque des attitudes diverses. Chez
Ikea, la grande majorité des personnes, hommes ou femmes, lèvent le nez tout
sourire, le corps aux aguets, mais plus rarement, renâclent ou ébauchent un
mouvement de recul en vidant leurs poumons d’un soupir interminable et sonore.
Les enfants piaillent et s’éparpillent comme s’ils déboulaient dans un parc d’attractions.
Docilement, comme tout le monde, nous empruntons le chemin de transhumance du
parfait client Ikea en visite au pays du meublé, empli de ce sentiment idiot,
béat, que notre appartement déroule à chaque pas ses mètres carrés
supplémentaires. Joyeux parfums tout frais des gens, saupoudrés de bonne humeur
des familles. Des miettes pimpantes, acidulées, fruitées et épicées pétillent
tels des électrons étourdis autour de mon nez, puis, imperceptiblement, à
l’approche des premiers éléments du décor, laissent place à la rumeur
grave des matières lourdes et sérieuses
qui s’échappent du petit et gros mobilier.
Scène 1. Bibelots et bonnes affaires. Succession d’alcôves adroitement
décorées de tout un tas de bidules que nous pouvons enfourner illico dans un
sac jaune immense qui exhale une haleine de gant de toilette sale oublié sur le
bord de la baignoire. Nous traversons un gros nuage tiède de clous de girofle
et de flocons d’avoine, car le hasard nous permet de découvrir les dernières
collections encore imprégnées des odeurs des cartons d’emballage.
Scène 2. Les salons égrènent les exemples pratiques, depuis le studio
de l’étudiant jusqu’à la famille plusieurs fois recomposée. Coussins et
canapés. Poussière et volupté. Tout commence par un parfum de coton froid,
minéral et gras et s’achève en apothéose sur un arpège simili cuir. Les odeurs
sont bizarrement identiques, mais l’impact du faux cuir place la fibre
naturelle du coton, au rang de petit joueur.
Scène 3. La salle à manger. Colle à bois, et laques resplendissantes. Fines
odeurs d’arêtes de poisson, de térébinthe, de miel de forêt, de zeste de citron
vert et de camphre. Je soupçonne parfois les industriels d’aromatiser les
vernis façon cire encaustique de nos mère-grand pour nous faire croire que les
meubles sont en bois massif, plutôt qu’en poudre de bois aggloméré.
Scène 4 : Les bureaux. Plastique et métal. Maïs soufflé et
tomates concassées en conserve. Peu de monde et peu d’air en mouvement donc,
peu d’odeur significative. Sinon ce parfum typique des lieux où se croisent des
familles de tout âge qui finissent par avoir trop chaud dans leurs vêtements.
Transpiration sucrée des tous petits, et salée des adultes. Si je caricature, je décrirai le parfum du nourrisson comme
celle d’une brioche au lait et celle d’une personne âgée comme celle d’un pain
de campagne artisanal. Ensuite, tout est dans le dosage de la quantité de
levure…
Scène 5 : Les bibliothèques, rangements et autres étagères. Lieu
de convergences des odeurs humaines, le nombre de personnes au m² augmente et se
concentre sur un enjeu primordial : matérialiser Tetris dans sa maison. Les
cerveaux sont en ébullitions, évaporation et tension. Strates mêlées d’eau de
toilette et de sueur capillaire. Je ne perçois plus le parfum douceâtre de
Billy, la bibliothèque emblématique.
Scène 7: Les lits. N’hésitez pas à vous allonger dessus pour les
tester. Bouquet en vrac de pieds, même si personne ne retire ses chaussures. Au
caoutchouc tiède, au cuir usé, aux chaussettes mal rincées ou oubliées dans le
tambour de la machine à laver. Effluves d’endives bouillis, de livre moisi, de
plateau de fromages, de rose fanée, de chou de Bruxelles trop cuit explosé au
fond de la casserole et, par-dessus le tout, le remugle poivré, âcre, complexe,
et technique des matelas en latex. Attirant. Répugnant. Rigolo, en somme.
Scène 8 : La cafétéria et les fameuses boulettes de Gnou :
l’apothéose de notre promenade. Fumet de cantine. Sauce aigre-douce et viande
mouillée. Glutamate, chambre froide à l’odeur de gazon glacé caractéristique, graisse
croustillante, sucs caramélisés et café très allongé. Bon appétit ?
Scène 9 : Au bas des escaliers, le libre-service. On dégage rapidement,
regard rivé au sol pour éviter dans la mesure du possible de remplir son caddie
de trucs presque inutiles. Le meilleur moment : le passage devant les
tapis : parfums de crins de chevaux, de farine de châtaignes, de beurre
rance, de poussières d’ailleurs. Savant mélange qui évoque les pickles anglais
et le baume Mitosyl pour les fesses de bébé.
Scène 10 : Le stock. Hautes rangées numérotées. Sol bétonné et longues
poutres de métal. Palettes en bois et gros cartons. Où c’est que c’est ? Regard
vide. Humeur ronchonne et curiosité fanée. Je note : muscade éventée pour
le sol. Porridge pour les cartons. Coca-Cola rugueux pour les planches.
Voui ? Bon, ce n’est pas très original tout ça et en plus je l’ai déjà
dit. Je traine du nez. Suis fatiguée et finalement je ferme les écoutilles.
Zou, à la caisse.
Sur le chemin qui mène à la sortie, brusque mouvement du menton :
mon nez déploie ses narines, affolement des papilles ! Mon regard glisse vers l’ultime
univers olfactif : la buvette et son cortège de produits suédois. Très
sucrés. Très salés. Merveilleusement épicés. Sans un regard pour les pyramides
de biscuits au chocolat, les tronçons de
harengs à l’aneth, à la coriandre ou à la mayonnaise cannelle, nous quittons
Ikéa, non-c'est-finit-on-n'achète-plus-rien, épuisé.
Invariablement, en ouvrant le coffre de la voiture, je me demande
comment tous ces machins aux noms imprononçables ont échoué dans l'immense sac
bleu, tout neuf, au parfum de tongs et de brocoli. Les mystères de la surconsommation….
.
Bonjour
RépondreSupprimerj'ose enfin vous laisser un commentaire...
Tout d'abord merci de partager vos ressentis et émotions du domaine olfactif, trop de gens ne donnent que peu d'importance au nez.
Et puis peu de "nez" comme vous en parle
Depuis tout petit le nez a beaucoup d'importance pour moi et je me suis aperçu assez tardivement de cela et notamment que je sentais des choses alors que ce n'était pas le cas pour la plupart des gens autour de moi. Comme l'odeur de "pluie" qui est ramenée par le vent au loin et qui annonce souvent son arrivée (du coup je passe pour un sorcier un peu peu quand j'annonce la pluie une demie-heure à l'avance lol).
depuis je me suis lancé dans la "parfumerie" en amateur passionné et ça m'apporte beaucoup. Mais c'est dur de partager, en France et même sur internet, c'est un domaine assez vide et bon nombre de blogs et forums ont cessé. Dommage. J'essaierai prochainement d'en lancer un.
Merci pour les voyages oflactifs dont vous nous gratifiez.
au plaisir d'un prochain commentaire ^^
Bonjour Vapiste,
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire, vous avez bien fais de laisser quelques mots ici :) Je réponds tardivement car je n'avais pas de clavier sous la main. La parole des nez et des néophytes est plus présente qu'autrefois. J'ai le privilège des années derrière moi, et cela me permet de vous dire que l'on parle davantage odeur et parfums librement et publiquement qu'autrefois ( c'est à dire avant internet). La parfumerie est jeune encore, c'est une dame d'à peine plus de 100 ans. On commence à peine à avoir un peu de recul. On trouve maintenant dans les librairies quelques ouvrages qui évoquent la parfumerie moderne.Ne pas oublier que l'olfaction, les odeurs n'ont pas toujours été un domaine de prédilection dans les conversations ! Sujet tabous !! Bref, vous avez de la chance, car ce milieu est encore à défricher, à inventer....pas de dictionnaire des odeurs, pas de catalogue. Ne soyez pas triste de ne pas trouver assez de renseignements, soyez heureux de pouvoir puiser dans votre imaginaire car personne ne pourras vous faire la leçon ou vous dire que vous vous trompez ! :)
Bonjour,
Supprimermerci pour votre message de sagesse et de recul.
J'ai tendance à me lancer dans de nouvelles activités souvent qui ensuite, sans être évincées totalement, reviennent sporadiquement mais sans la fougue et la passion déchaînée que j'avais pour elles initialement. C'est souvent dû au fait que mon plus grand plaisir et de découvrir, d'inventer, de créer et pour beaucoup d'être surpris, d'apprendre. Je suis très curieux.
J'ai donc commencé avec entrain il y a un an bientôt et ça ne me quitte plus, même si je fais d'autres choses en parallèle (comme aller travailler et m’occuper de ma famille :) d'ailleurs ma grande de 5 ans est déjà très portée sur l'olfaction à ma grande joie). Le champ d'action et de découvertes semble vraiment incroyablement grand en parfumerie.
Les gens autour de moi commencent pour certains à échanger avec moi et me demandent des créations et autres. Enfin souvent plus des re-créations pour l'instant mais justement au moins je découvre et apprend...
et je m'en tiendrais là pour ce soir car le temps me manque déjà !...
merci