jeudi 10 mars 2016

Un dimanche chez Ikea

Il pleut ce matin. Qu’est-ce que l’on peut bien faire ? Prenons la voiture et filons chez Ikea. Les enfants pourront courir sans danger et nous, nous pourrons nous chamailler sur la couleur d’un canapé !
Roule. Roule, et bouchon sur la route. Roule. Roule, et tourne en rond sur le parking. Silence moteur, claquement de portière, nous atteignons enfin l’entrée balisée.
Dès que les immenses portes vitrées se referment dans mon dos, l’odeur moite et salée griffe mes narines. Certaines chaines de magasins possèdent une signature olfactive caractéristique qui provoque des attitudes diverses. Chez Ikea, la grande majorité des personnes, hommes ou femmes, lèvent le nez tout sourire, le corps aux aguets, mais plus rarement, renâclent ou ébauchent un mouvement de recul en vidant leurs poumons d’un soupir interminable et sonore. Les enfants piaillent et s’éparpillent comme s’ils déboulaient dans un parc d’attractions. Docilement, comme tout le monde, nous empruntons le chemin de transhumance du parfait client Ikea en visite au pays du meublé, empli de ce sentiment idiot, béat, que notre appartement déroule à chaque pas ses mètres carrés supplémentaires. Joyeux parfums tout frais des gens, saupoudrés de bonne humeur des familles. Des miettes pimpantes, acidulées, fruitées et épicées pétillent tels des électrons étourdis autour de mon nez, puis, imperceptiblement, à l’approche des premiers éléments du décor, laissent place à la rumeur grave  des matières lourdes et sérieuses qui s’échappent du petit et gros mobilier.

Scène 1. Bibelots et bonnes affaires. Succession d’alcôves adroitement décorées de tout un tas de bidules que nous pouvons enfourner illico dans un sac jaune immense qui exhale une haleine de gant de toilette sale oublié sur le bord de la baignoire. Nous traversons un gros nuage tiède de clous de girofle et de flocons d’avoine, car le hasard nous permet de découvrir les dernières collections encore imprégnées des odeurs des cartons d’emballage.
Scène 2. Les salons égrènent les exemples pratiques, depuis le studio de l’étudiant jusqu’à la famille plusieurs fois recomposée. Coussins et canapés. Poussière et volupté. Tout commence par un parfum de coton froid, minéral et gras et s’achève en apothéose sur un arpège simili cuir. Les odeurs sont bizarrement identiques, mais l’impact du faux cuir place la fibre naturelle du coton, au rang de petit joueur.
Scène 3. La salle à manger. Colle à bois, et laques resplendissantes. Fines odeurs d’arêtes de poisson, de térébinthe, de miel de forêt, de zeste de citron vert et de camphre. Je soupçonne parfois les industriels d’aromatiser les vernis façon cire encaustique de nos mère-grand pour nous faire croire que les meubles sont en bois massif, plutôt qu’en poudre de bois aggloméré.
Scène 4 : Les bureaux. Plastique et métal. Maïs soufflé et tomates concassées en conserve. Peu de monde et peu d’air en mouvement donc, peu d’odeur significative. Sinon ce parfum typique des lieux où se croisent des familles de tout âge qui finissent par avoir trop chaud dans leurs vêtements. Transpiration sucrée des tous petits, et salée des adultes. Si je caricature,  je décrirai le parfum du nourrisson comme celle d’une brioche au lait et celle d’une personne âgée comme celle d’un pain de campagne artisanal. Ensuite, tout est dans le dosage de la quantité de levure…
Scène 5 : Les bibliothèques, rangements et autres étagères. Lieu de convergences des odeurs humaines, le nombre de personnes au m² augmente et se concentre sur un enjeu primordial : matérialiser Tetris dans sa maison. Les cerveaux sont en ébullitions, évaporation et tension. Strates mêlées d’eau de toilette et de sueur capillaire. Je ne perçois plus le parfum douceâtre de Billy, la bibliothèque emblématique.
 Scène 6: Les meubles de cuisine. Fusion et explosion. Nervosité grandissante des clients, agacement des enfants. Fatigue et bords de nerf. Les vapeurs céleri-rave sporadiques des clients tourmentés se mêlent aux odeurs fades et caillées de l’électroménager et de l’inox. Un mélange douloureux et astringent, je passe mon chemin.
Scène 7: Les lits. N’hésitez pas à vous allonger dessus pour les tester. Bouquet en vrac de pieds, même si personne ne retire ses chaussures. Au caoutchouc tiède, au cuir usé, aux chaussettes mal rincées ou oubliées dans le tambour de la machine à laver. Effluves d’endives bouillis, de livre moisi, de plateau de fromages, de rose fanée, de chou de Bruxelles trop cuit explosé au fond de la casserole et, par-dessus le tout, le remugle poivré, âcre, complexe, et technique des matelas en latex. Attirant. Répugnant. Rigolo, en somme.
Scène 8 : La cafétéria et les fameuses boulettes de Gnou : l’apothéose de notre promenade. Fumet de cantine. Sauce aigre-douce et viande mouillée. Glutamate, chambre froide à l’odeur de gazon glacé caractéristique, graisse croustillante, sucs caramélisés et café  très allongé. Bon appétit ?
Scène 9 : Au bas des escaliers, le libre-service. On dégage rapidement, regard rivé au sol pour éviter dans la mesure du possible de remplir son caddie de trucs presque inutiles. Le meilleur moment : le passage devant les tapis : parfums de crins de chevaux, de farine de châtaignes, de beurre rance, de poussières d’ailleurs. Savant mélange qui évoque les pickles anglais et le baume Mitosyl pour les fesses de bébé.
Scène 10 : Le stock. Hautes rangées numérotées. Sol bétonné et longues poutres de métal. Palettes en bois et gros cartons. Où c’est que c’est ? Regard vide. Humeur ronchonne et curiosité fanée. Je note : muscade éventée pour le sol. Porridge pour les cartons. Coca-Cola rugueux pour les planches. Voui ? Bon, ce n’est pas très original tout ça et en plus je l’ai déjà dit. Je traine du nez. Suis fatiguée et finalement je ferme les écoutilles. Zou, à la caisse.

Sur le chemin qui mène à la sortie, brusque mouvement du menton : mon nez déploie ses narines, affolement des papilles ! Mon regard glisse vers l’ultime univers olfactif : la buvette et son cortège de produits suédois. Très sucrés. Très salés. Merveilleusement épicés. Sans un regard pour les pyramides de biscuits au chocolat,  les tronçons de harengs à l’aneth, à la coriandre ou à la mayonnaise cannelle, nous quittons Ikéa, non-c'est-finit-on-n'achète-plus-rien, épuisé.
Invariablement, en ouvrant le coffre de la voiture, je me demande comment tous ces machins aux noms imprononçables ont échoué dans l'immense sac bleu, tout neuf, au parfum de tongs et de brocoli. Les mystères de la surconsommation….






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3 commentaires:

  1. Bonjour
    j'ose enfin vous laisser un commentaire...
    Tout d'abord merci de partager vos ressentis et émotions du domaine olfactif, trop de gens ne donnent que peu d'importance au nez.
    Et puis peu de "nez" comme vous en parle

    Depuis tout petit le nez a beaucoup d'importance pour moi et je me suis aperçu assez tardivement de cela et notamment que je sentais des choses alors que ce n'était pas le cas pour la plupart des gens autour de moi. Comme l'odeur de "pluie" qui est ramenée par le vent au loin et qui annonce souvent son arrivée (du coup je passe pour un sorcier un peu peu quand j'annonce la pluie une demie-heure à l'avance lol).

    depuis je me suis lancé dans la "parfumerie" en amateur passionné et ça m'apporte beaucoup. Mais c'est dur de partager, en France et même sur internet, c'est un domaine assez vide et bon nombre de blogs et forums ont cessé. Dommage. J'essaierai prochainement d'en lancer un.

    Merci pour les voyages oflactifs dont vous nous gratifiez.

    au plaisir d'un prochain commentaire ^^

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  2. Bonjour Vapiste,
    Merci pour votre commentaire, vous avez bien fais de laisser quelques mots ici :) Je réponds tardivement car je n'avais pas de clavier sous la main. La parole des nez et des néophytes est plus présente qu'autrefois. J'ai le privilège des années derrière moi, et cela me permet de vous dire que l'on parle davantage odeur et parfums librement et publiquement qu'autrefois ( c'est à dire avant internet). La parfumerie est jeune encore, c'est une dame d'à peine plus de 100 ans. On commence à peine à avoir un peu de recul. On trouve maintenant dans les librairies quelques ouvrages qui évoquent la parfumerie moderne.Ne pas oublier que l'olfaction, les odeurs n'ont pas toujours été un domaine de prédilection dans les conversations ! Sujet tabous !! Bref, vous avez de la chance, car ce milieu est encore à défricher, à inventer....pas de dictionnaire des odeurs, pas de catalogue. Ne soyez pas triste de ne pas trouver assez de renseignements, soyez heureux de pouvoir puiser dans votre imaginaire car personne ne pourras vous faire la leçon ou vous dire que vous vous trompez ! :)

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    1. Bonjour,
      merci pour votre message de sagesse et de recul.
      J'ai tendance à me lancer dans de nouvelles activités souvent qui ensuite, sans être évincées totalement, reviennent sporadiquement mais sans la fougue et la passion déchaînée que j'avais pour elles initialement. C'est souvent dû au fait que mon plus grand plaisir et de découvrir, d'inventer, de créer et pour beaucoup d'être surpris, d'apprendre. Je suis très curieux.

      J'ai donc commencé avec entrain il y a un an bientôt et ça ne me quitte plus, même si je fais d'autres choses en parallèle (comme aller travailler et m’occuper de ma famille :) d'ailleurs ma grande de 5 ans est déjà très portée sur l'olfaction à ma grande joie). Le champ d'action et de découvertes semble vraiment incroyablement grand en parfumerie.

      Les gens autour de moi commencent pour certains à échanger avec moi et me demandent des créations et autres. Enfin souvent plus des re-créations pour l'instant mais justement au moins je découvre et apprend...

      et je m'en tiendrais là pour ce soir car le temps me manque déjà !...

      merci

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