Les souvenirs ont la peau dure. La mémoire arrondit les angles.
Un café sur la place Charles de Gaulle dans un petit village du sud de
la France, semblable à une carte postale de bonne humeur et de tradition
préservée. Fin de repas, ma fille déguste enfin la glace qu’elle réclame depuis
le début de notre déjeuner en famille. Un sorbet aux couleurs vives. Une drôle
d’odeur. Je me retiens d’arracher la glace des mains de ma petite puce pour renifler
et décortiquer les étranges relents, car je ne veux pas passer pour une
mauvaise mère submergée par ses instincts de parfumeur. Je me rabats sur le
papier d’emballage, pointe le nez sur les gouttes de sirop et grimace de
dégoût. Je ressens pourtant un drôle bien-être. Je suis parfumeur. Mon nez
réclame de l’objectivité. Mais devant ces molécules biscornues j’enfourche mon
petit vélo, fuit toute raison, et soudain mes tripes remplacent ma matière
grise. Voilà que mon corps se transforme en champs de bataille ! Cœur vs
Tête. Un dialogue improbable dont je suis le témoin impuissant où s’enchainent images
du passé et réponse d’expert.
- - Oh ! ça me rappelle un truc là !
- - Vouiii, ce sont des nitriles, du citralva, des
éclats cinnamiques, du limonène, des miettes de souffre et une grosse louche de
pinène. Hop ! dans la boite !
- - Non, non, c’est bien plus vaste…
- - Un mélange totalement artificiel et chimique.
- - C’est la
réalité, mon enfance, et puis plus tard aussi. C’était bon et rassurant.
- - Non, c’est infect, comment peut-on proposer ça
aux enfants ?
- - Mais moi, enfant, je baignais dedans.
- - Tu ne le mangeais pas, si ?
- - Non, c’est autre chose, mais je ne sais
plus.
- - Ah, ah ! je vais plus vite que toi. J’ai
tout trouvé, classé et éliminé illico. Association de molécules sans intérêt
artistique. …Ni gustatif. Voilà !
- - Je ne peux pas te laisser dire ça. Attends un
peu, je jette un nouveau coup de nez, je dois remettre la main sur ce souvenir.
- - Hors de question! C’est dégueulasse ce truc, ma
mémoire refuse de s’encombrer. Pas utile pour mon métier
- - Voilà ! J’y suis !! Tu vois ?
Soulève la vieille poussière entre tes méninges et regarde, c’est chouette
non ? Ça parle de nous, lorsque nous étions candides, sans tiroir ni
mémoire.
Mon cerveau cesse de pédaler et de chercher, mon cœur mollit et enfle
librement. La tension se relâche. Moment de réconciliation offert par un étui à
glaçon aromatisé, meilleur qu’une blague Carambar, je retrace le fumet des
usines de parfumerie. Manifestation d’un savoir-faire immatériel qui s’échappait des salles de production et de
mélange, maculait les fûts et les extracteurs, imprégnait depuis des décennies en
couches successives les murs, les sols et les machines, et parfumait à chaque
renouvellement de générations, les vêtements, les cheveux et la peau. L’odeur
varie imperceptiblement suivant les
saisons, les époques et les modes ou les lieux géographiques. Mais le cœur de formule
--la racine fondamentale--l’ADN olfactif-- demeure une constante depuis ma plus
tendre enfance, quelle que soit l’usine dans laquelle j’ai mené mes jeans
d’écolière, d’étudiante ou de parfumeur. À Grasse, à Genève, à Holzminden ou aux
États-Unis. Une mélasse étrange sans queue ni tête. Un tricot douteux,
poisseux, de molécules artificielles et de matières nobles naturelles. Une
signature olfactive puissante, qui rebute ceux qui la découvrent, mais agit
comme un baume nostalgique sur la mémoire des parfumeurs d’usine. À plus petite
échelle, on la retrouve en fin de journée dans les poubelles des laborantines
qui ont pesé les formules de leurs parfumeurs : pipettes usagées, papiers imprégnés,
flacons souillés…
C’est une odeur que je ne mangerai pas.
Une composition que je n’emprisonnerai pas dans un flacon.
Mais j’aime y broyer ma mémoire, m’imprégner de son souvenir, pour me
réconcilier avec mes origines. Retrouver cette époque révolue où les minuscules
flacons d’essais qui traînaient chez nous et chez mon grand-père, dessinaient
des paysages savoureux, des univers incompréhensibles et pourtant séduisants. Nez
naïf je me contentais d’apprécier ou de grimacer, mais je ne découpais pas
encore tout en rondelles à chaque sursaut d’évaporation. Je ne cherchais pas
tirer les vers du nez du mélange, à élucider le pourquoi/comment. Pas de
tiroir. Pas d’étiquette. Pas de classification ni de jugement. Prendre comme ça
vient et tant pis pour demain !
Il existe mille et une façons de
prendre un coup de vieux. Pour un nez, c’est lorsque le métier prend le pas sur
la spontanéité. L’univers qui nous entoure devient alors une source
systématique d’informations élémentaires, désincarnées, exploitables. Identifié.
Étiqueté. Mâchouillé et Classé.
J’accepte les rides, l’affaissement de mon visage, la dégringolade de mes
fesses, la mollesse de mes bras. Pas toujours avec le sourire. Souvent avec un
soupir. Mais bon, tant pis, tant pis, j’irais en boutique, et je réglerai le
problème avec un cosméto placebo.
Mais s’you plait, que mes souvenirs demeurent. Que ma mémoire n’arrondisse
pas les angles. Que ma tête et mon cœur œuvrent toujours de concert afin que
régulièrement, je trouve le désir, le courage, de faire sauter mes
classifications !
.
Continuez de nous faire rêver, et n'hésitez surtout pas à faire sauter vos classifications pour notre plaisir!
RépondreSupprimerMerci
Bonjour Détour des Sens...et merci pour votre commentaire :)
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