jeudi 28 janvier 2016

Prière du parfumeur

Les souvenirs ont la peau dure. La mémoire arrondit les angles.
Un café sur la place Charles de Gaulle dans un petit village du sud de la France, semblable à une carte postale de bonne humeur et de tradition préservée. Fin de repas, ma fille déguste enfin la glace qu’elle réclame depuis le début de notre déjeuner en famille. Un sorbet aux couleurs vives. Une drôle d’odeur. Je me retiens d’arracher la glace des mains de ma petite puce pour renifler et décortiquer les étranges relents, car je ne veux pas passer pour une mauvaise mère submergée par ses instincts de parfumeur. Je me rabats sur le papier d’emballage, pointe le nez sur les gouttes de sirop et grimace de dégoût. Je ressens pourtant un drôle bien-être. Je suis parfumeur. Mon nez réclame de l’objectivité. Mais devant ces molécules biscornues j’enfourche mon petit vélo, fuit toute raison, et soudain mes tripes remplacent ma matière grise. Voilà que mon corps se transforme en champs de bataille ! Cœur vs Tête. Un dialogue improbable dont je suis le témoin impuissant où s’enchainent images du passé et réponse d’expert.
-        -  Oh ! ça me rappelle un truc là !
-       -  Vouiii, ce sont des nitriles, du citralva, des éclats cinnamiques, du limonène, des miettes de souffre et une grosse louche de pinène. Hop ! dans la boite !
-         -  Non, non, c’est bien plus vaste…
-         - Un mélange totalement artificiel et chimique.
-         - C’est la réalité, mon enfance, et puis plus tard aussi. C’était bon et rassurant.
-        -  Non, c’est infect, comment peut-on proposer ça aux enfants ?
-        -  Mais moi, enfant, je baignais dedans.
-        -  Tu ne le mangeais pas, si ?
-         -  Non, c’est autre chose, mais je ne sais plus.
-       - Ah, ah ! je vais plus vite que toi. J’ai tout trouvé, classé et éliminé illico. Association de molécules sans intérêt artistique. …Ni gustatif. Voilà !
-        - Je ne peux pas te laisser dire ça. Attends un peu, je jette un nouveau coup de nez, je dois remettre la main sur ce souvenir.
-     -  Hors de question! C’est dégueulasse ce truc, ma mémoire refuse de s’encombrer. Pas utile pour mon métier
-        - Voilà ! J’y suis !! Tu vois ? Soulève la vieille poussière entre tes méninges et regarde, c’est chouette non ? Ça parle de nous, lorsque nous étions candides, sans tiroir ni mémoire.

Mon cerveau cesse de pédaler et de chercher, mon cœur mollit et enfle librement. La tension se relâche. Moment de réconciliation offert par un étui à glaçon aromatisé, meilleur qu’une blague Carambar, je retrace le fumet des usines de parfumerie. Manifestation d’un savoir-faire immatériel qui  s’échappait des salles de production et de mélange, maculait les fûts et les extracteurs, imprégnait depuis des décennies en couches successives les murs, les sols et les machines, et parfumait à chaque renouvellement de générations, les vêtements, les cheveux et la peau. L’odeur varie  imperceptiblement suivant les saisons, les époques et les modes ou les lieux géographiques. Mais le cœur de formule --la racine fondamentale--l’ADN olfactif-- demeure une constante depuis ma plus tendre enfance, quelle que soit l’usine dans laquelle j’ai mené mes jeans d’écolière, d’étudiante ou de parfumeur. À Grasse, à Genève, à Holzminden ou aux États-Unis. Une mélasse étrange sans queue ni tête. Un tricot douteux, poisseux, de molécules artificielles et de matières nobles naturelles. Une signature olfactive puissante, qui rebute ceux qui la découvrent, mais agit comme un baume nostalgique sur la mémoire des parfumeurs d’usine. À plus petite échelle, on la retrouve en fin de journée dans les poubelles des laborantines qui ont pesé les formules de leurs parfumeurs : pipettes usagées, papiers imprégnés, flacons souillés…

C’est une odeur que je ne mangerai pas.
Une composition que je n’emprisonnerai pas dans un flacon.

Mais j’aime y broyer ma mémoire, m’imprégner de son souvenir, pour me réconcilier avec mes origines. Retrouver cette époque révolue où les minuscules flacons d’essais qui traînaient chez nous et chez mon grand-père, dessinaient des paysages savoureux, des univers incompréhensibles et pourtant séduisants. Nez naïf je me contentais d’apprécier ou de grimacer, mais je ne découpais pas encore tout en rondelles à chaque sursaut d’évaporation. Je ne cherchais pas tirer les vers du nez du mélange, à élucider le pourquoi/comment. Pas de tiroir. Pas d’étiquette. Pas de classification ni de jugement. Prendre comme ça vient et tant pis pour demain !
Il existe mille et une façons de prendre un coup de vieux. Pour un nez, c’est lorsque le métier prend le pas sur la spontanéité. L’univers qui nous entoure devient alors une source systématique d’informations élémentaires, désincarnées, exploitables. Identifié. Étiqueté. Mâchouillé et Classé.
J’accepte les rides, l’affaissement de mon visage, la dégringolade de mes fesses, la mollesse de mes bras. Pas toujours avec le sourire. Souvent avec un soupir. Mais bon, tant pis, tant pis, j’irais en boutique, et je réglerai le problème avec un cosméto placebo.
Mais s’you plait, que mes souvenirs demeurent. Que ma mémoire n’arrondisse pas les angles. Que ma tête et mon cœur œuvrent toujours de concert afin que régulièrement, je trouve le désir, le courage, de faire sauter mes classifications !
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2 commentaires:

  1. Continuez de nous faire rêver, et n'hésitez surtout pas à faire sauter vos classifications pour notre plaisir!
    Merci

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  2. Bonjour Détour des Sens...et merci pour votre commentaire :)

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