jeudi 5 novembre 2009

Bonne fête des morts...Mesdââames ! (suite)

Une autre journée se passe. La chaleur grimpe, l’odeur devient suffocante et source d’inquiétude maintenant. Elle « colle » littéralement à mes narines : séduisante, déroutante, attirante. Je la pourchasse sans cesse, à l’affût du moindre courants d’air, d’une saute de vent, afin d’y appliquer mon nez, intriguée et déroutée, agacée et rebutée. Je veux comprendre, identifier et classer. Je finis par décamper de l’appartement afin de trouver un peu de repos, car je suis éreintée de cette quête irréelle et absurde. Capturer l’impalpable. Identifier ce que personne ne cherche.
Les rares voisins qui ne sont pas partis en vacances se plaignent vaguement, étourdis par la chaleur. Cernés par des problèmes quotidiens plus concrets, ils évoquent résignés, les poubelles qui n’ont pas été sorties ou, mal nettoyées. Odeurs de détritus ? Pas satisfaisant, pour mon cerveau connecté à mes narines. Les images ne correspondent pas tout à fait. Il manque des infos. Ou bien, j’ai des pièces en trop. Et puis j’ai vérifié : les poubelles ont été évacuées comme chaque jour, et le local est plutôt propre.
Le soir venu, je suis de retour. Aussitôt franchit le hall d’entrée aux murs voilés et fissurés, l’étrange odeur dévore toute mon attention et libère l’angoisse. Pour la première fois, j’agrippe mon T-shirt par le col, et le tire d’un mouvement sec sur mon nez. Je retrouve sur le coton, le parfum rassurant de ma peau. Doudou originel, repère intime et familier. Je ne m’attarde pas, je prend la tangente et grimpe les escaliers comme si j’avais la mort aux trousses. Deux étages plus haut, cloitrée dans mon appartement, je me demande comment je vais passer la nuit et, trouver le sommeil. J’imagine toute sorte de scénario: fourrer du coton imprégné de baume « homéoplasmine » dans les narines ; déposer une bassine de café noir au pied de mon lit ; répandre, concept médiéval, des herbes aromatiques Ducros sur le plancher…Le nez en pagaille et le cerveau battant la mesure moulinette, je tente sans succès de me raisonner, quand soudain, le calme explose. L’immeuble gronde et proteste. Piétinements pressés de lourdes chaussures militaires. Voix fortes et autoritaires. Réactions paniquées d’un jeune homme, rappel à l’ordre et bourdonnements incompréhensibles. Intriguée, et ravie de ce moment de diversion où mes oreilles prennent le pas sur mon odorat, j’ouvre la porte de mon palier et, dans le plus pur style voisine aux aguets, je tends mon cou…mais n’aperçois rien. Mon sentiment de soulagement est de courte duré. Je comprends très vite que ce vacarme annonce un drame.
Ensuite, je ne peux qu’imaginer la scène, car je n’envisage pas de dévaler les étages pour endosser le rôle de voyeuriste. Un homme, un pompier sans doute, tape d’un poing vigoureux sur une porte du rez-de-chaussée, qui raisonne, grince et se plaint. Quelques secondes se passent. Aucune réponse. L’homme cogne derechef violement, puis c’est l’intonation aiguë du jeune homme inquiet, qui hurle le prénom de l’occupant de l’appartement. Sans succès. Nouveaux bourdonnement de voix. Va et vient de gros godillots. Puis un énorme craquement, une déchirure métallique, suivit du staccato des escarbilles arrachées à la porte, et des brisures de plâtre, projetées violement sur les murs et le sol dallé. Enfin, le silence. Paix toute relative, car soudain et sans crier gare, je suis percutée, sonnée, broyée, par une puanteur épouvantable. Formidable vague invisible et dense, qui vient d’être libérée et qui s’engouffre toutes griffes déployées dans la cage d’escalier. Je vacille et m’effondre, le nez sur mes genoux, gémissante et en larmes. Pour la première fois je hais mon nez. Je souffre dans tout mon corps et mon cerveau de ma merveilleuse faculté de sentir. J’ai envie de fuir. Je ressens une peur immense, et une fragilité terrible. Bon sang ! Que cette odeur est sucrée, sirupeuse et écœurante. Une confiture monstrueuse.
Maintenant, je sais. Classée, étiquetée, et mémorisée. La mort à une odeur. Incomparable. Inoubliable. Unique.

21 commentaires:

  1. Brrr, j'en ai froid dans le dos !

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  2. Superbe !

    En lisant ton formidable billet (ou plutôt ta nouvelle), j'ai pensé aux ambiances de H.P Lovecraft.

    "Une confiture monstrueuse." Incroyable.

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  3. Je me souviens aussi de l'odeur de la mort. Peut-être n'avait-elle pas pris les mêmes autours (il faisait beaucoup plus froid), mais il est vrai qu'elle ne s'oublie pas.
    A l'époque ou je l'ai connue, j'avais tenté de la masquer avec d'autres noms plus simples et moins effrayants, mais dans mon cas, je savais ce dont il s'agissait. J'espère ne jamais avoir à la ressentir.

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  4. Bonsoir Gnou,
    Ouaip! C'est de saison, ma foi ;)
    Mais bon, pour faire passer la pilule, la prochaine chronique te réchauffera, je l'espère...

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  5. Merci La FLore pour tant d'éloge...funèbre ?!!

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  6. Bonsoir PoivreBleu,
    Oui, cela fait réellement partie des odeurs qu'on ne souhaitent pas (re)croiser sur son chemin...à moins de ne pouvoir faire autrement.

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  7. En fait, j'ai connu une situation sans doute assez similaire...

    Une journée chaude de printemps, tranquillement chez moi, je suis surpris par des grésillements et des "blips" de radio (pas celle des tubes FM, celle qui sert à communiquer), je jette un œil au dessus du balcon, il y a une voiture de police garée devant mon immeuble. Quelques minutes aprés, des lumières bleues, le gyrophare d'une camionette de pompiers toujours devant l'immeuble. J'entends des gens qui s'affairent dans l'immeuble. La camionette de pompier quitte la scène (sans sirène) et elle est assez rapidement remplacée par un fourgon gris : celui de l'institut médico-légal. Un voisin qui résidait au premier étage (j'étais au deuxième, juste au dessus) était manifestement décédé. Un trentenaire discret que j'avais juste croisé dans le hall à l'occasion. Je n'en saurai pas plus sur cette histoire.

    Je n'ai aucun souvenir olfactif de l'événement, juste ces bruits de radio crachotante, le ronronnement des diesels des véhicules des services publics présents, et des bruits assourdis de pas et de porte dans l'immeuble.

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  8. Fabuleux récit ! Quelle écriture et quel bel hommage finalement à ce mort inconnu ! Votre nez vous rend magicienne des mots. Sunny Side

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  9. "Maintenant, je sais. Classée, étiquetée, et mémorisée."

    En théorie, elle serait donc "reconstructible" par un nez ?

    Et d'autres parfums sentis depuis s'en sont-ils approchés ?

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  10. C'est étonnant que vous soyez restée dans le hall alors qu'ils ouvraient la porte.
    Ca me fait penser aux enfants qui regardent les films d'horreur en mettant leur mains devant les yeux, tout en écartant leurs doigts pour voir un peu. Curiosité, peur, horreur.

    J'aurais préféré qu'il s'agisse d'un petit animal mort oublié dans un coin, mais bon...

    J'avais lu une note déssinée sur l'anosmie (d'un blog-BD : http://eliascarpe.over-blog.com/article-33043057-6.html), l'odorat sert souvent de mise en garde, comme quelque chose qui prévient avant les autres sens (feu, gaz, aliments moisis).

    Si on ne sent pas la mort venir, en revanche j'ai déjà entendu, à la télé, les histoires de chiens qui détectent les cancers chez leur maître et les insitent à consulter un médecin, à force de reniffler avec insistance la même parti du corps.

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  11. Bonsoir Gnou,
    Ce qui parait terrible dans ces histoires c'est la solitude qui tout à coup prend forme. Devient concrète. Le mort de mon immeuble etait un homme vivant solitaire loin des siens et sans doute sans amis.Je pense que l'odeur est devenue suffocante car personne ne s'etait rendu compte de sa disparition. De fait, son appartement etait situé dans l'entre-sol de ces vieux immeubles Montmartrois. Je ne savais même pas à l'époque qu'un appartement etait derrière cette porte, situé dans un loitain recoin du batiment. J'aurais plutôt pensé à un placard à balais...Et malgrés les quelques années où j'y ai vécu, je n'ai jamais croisé cet homme...nous ne devions pas vivre aux mêmes heures...Quand au j.homme qui l'appelait, c'etait un lointain "cousin" qui avait alerté les pompier, à la demande d'une famille vivant ailleurs et bien loin, inquiet de n'avoir aucune nouvelles alors qu'il avait évoqué un retour au pays...mais cette histoire je l'ai récolté dans les brouhahas d'escaliers...je ne sais pas la part de vérité ou d'affabulation!

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  12. Bonsoir Sunny Side,
    Oui, merci. D'une certaine manière son odeur m'a offert un souvenir vivant et vivace !Un moyen comme un autre de le sortir également de sa solitude.

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  13. Bonsoir La Flore,
    Oui tu as raison je peux la reformer dans mon esprit, bien que ma mémoire (gentille copine) ai sans doute "émoussée" les parties les plus violentes.Si d'autres parfums s'en rapprochent ? A part l'énumération que j'ai faite dans la première partie du récit. Mais non, par sa complexité cette odeur est unique. Je pense aussi qu'elle peut subir des variations en fonction de la saison, des aliments mangés, de la maladie, de la violence ( mort naturelle ou accident de la route par exemple, guerre...). Mais d'un point de vue purement artistique je préfère les parfums qui offrent du plaisirs, qui nous font sourire et nous laisser aller. La mort fait partie de la vie, mais je la laisse à sa place, dans un coin de mon étagère, parmis les Curiosités...:)

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  14. Bonsoir JulienfromDijon,
    C'est vrai j'étais comme une enfant désemparée face à l'inconnu mais fichtrement curieuse. Dans l'attente aussi, d'une réponse, et vaguement honteuse de ne pas avoir compris plus tôt ce qui se passait dans mon immeuble: un homme seul et oublié en train de pourrir. Je m'en suis lontemps voulu de ma peur et de mon manque de réactivité.Que mon nez ne m'ai été d'aucun secours pour alerter les pompiers. Un nez, inutile ! :)
    Le gaz, le feu, les aliments toxique cela fait partie, sans que nous nous en apercevions, de notre éducation. La mort, non. A notre époque elle est entourée de mystère et de pudeur. Nos vieux vont mourrir en general loin de nous, à l'hopital, en maison de retraite, avec tout un tas de materiel autour pour la rendre moins "réaliste"...enfin, c'est mon opinion très perso !

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  15. Bonsoir Céline ,

    Vous écrivez aussi bien que vous sentez , c'est un réel plaisir de vous lire à nouveau !
    Cette histoire m'a donné des frissons , j'ai vraiment eu l'impression de vivre ce moment et de sentir cette odeur de mort .
    Comme le chante si bien Souchon , ce sont les affres de L'ULTRA MODERNE SOLITUDE .... mourir seul , sans même que les voisins s'en aperçoivent ....

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  16. Vous dites vous en être voulue à l'époque de ne pas avoir compris plus tôt.
    C'est un peu drôle ce que vous dites :), parce que les miasmes se répandent au contraire quand il n'y a plus personne à sauver, et non quand il reste encore une chance. Toutefois je comprends que ce genre d'évènements traumatisant provoque une pelote d'émotions et de pensées pas rationnelles qu'on ne démêle que longtemps après. J'imagine qu'à votre place j'aurais culpabilisé aussi à l'idée qu'un voisin ai pu "mourir de solitude", c'est humain, pour me raviser ensuite qu'on ne meurt pas de solitude et que souvent cet isolement résulte d'un choix de vie (involontaire, pas toujours choisi, mais leur faute à eux d'abord), et que dans l'ensemble on ne peut pas "sauver" des personnes contre leur grée.
    En tout cas, il n'a pas raté l'occasion d'emmerder une dernière fois ses voisins :)

    A y repenser, vous n'avez franchement pas eu de bol. Il en faut beaucoup, question probabilité, pour réunir en un même endroit, un nez -espèce rare-, et la pire odeur de la création -un cadavre qui a mariné-. Céline : "Pourquoi moi!" Dieu : "parce que! :p"

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  17. Les vieux qui meurent loin de chez nous.
    Je n'avais pas pensé à ça, c'est intéressant. En filigrane l'idée que l'on cache nos vieux, que l'on cache nos morts.
    Une anecdote : ma mère, qui est prof de science et co, disant que les villes, la société, rejettent leurs détritus à l'extérieur, les décharges sont à l'extérieur, les cimetières pour les déchets humains aussi (sauf historiquement, les cimetière autour des églises au centre du village).
    Il est loin le temps où la famille faisait la toilette du mort et l'exposait sur son lit quelque jours.
    Je ne pense pas que les machines et l'éloignement rendent la mort plus abstraite et moins réaliste, au sens on est bien là pour la constater, la mort, quand le corps est froid.
    J'ai de la chance pour l'instant je n'ai perdu qu'une arrière grand mère, et j'ai pleuré à chaude larme dans l'église quand ils ont apporté le cercueil, à l'idée que le corps d'un être aimé était enfermé dans cette boîte. Que je ne la reverai plus (du moins en vrai), et que son corps, il fallait s'en défaire. J'aurais préféré constater sa mort de visu, et ne pas assister à la cérémonie. Et en même temps avoir pleurer un bon coup, dans les bras de ma grand-mère (la vivante ;) ), à ne pouvoir m'arrêter, le jour de la cérémonie, m'a permis de faire mon deuil, je pense.
    Je pense que c'est un tic de ma part de vouloir prendre la mort de façon trop rationnel, et non émotionnel, pour ne pas trop souffrir, mais le deuil c'est émotionnel et faut le faire.
    Mais bon... je trouve toujours celà drôle et exaspérant que l'on dise aux enfants que les gens montent au paradis, alors que, à chaque visite au cimetière, les gens prient en regardant en bas, direction : la fosse, et non en regardant les nuages et le ciel bleu. Je n'aime pas l'idée de se fustiger à coup de cérémonie et d'image triste, comme pour rouvrir la plaie et refaire les comptes, je n'aime pas ce masochisme.
    Pour revenir à l'éloignement et aux machines, je pense qu'elles symbolisent l'entre-deux, quand on ne sait pas si la personne va survivre et avec quelle santé, (la perte d'espoir? quand espérer fait souffrir, quand on ne sait comment aider, et qu'en comparaison la mort, quand elle survient, a quelque chose de délivrant, car plus rien n'est de notre ressort désormais).
    Ma mère assure toujours ce genre de démarche (visites), que j'imagine fastidieuse, avec un bon tempérament : elle est contente de voir que la personne va bien, moi je ne trouve pas mon intérêt et je suis mal à l'aise en face de quelqu'un qui est retombé en enfance et a perdu toute mémoire, à quoi bon ?. Quand je serais plus âgé je devrais envisager ce rôle, je ne comprends pas encore cette "envie", mais elle viendra avec l'âge je pense, comme plus jeune je ne comprenais pas l'envie d'avoir un bébé "c'est moche et c'est que des corvées".
    Peut-être qu'on a l'impression que la machine et la structure "hopital" nous vole l'être aimé, ou alors son éloignement représente une disparition, un évanouissement : bref une dépossession. Mais à parler de mon arrière-grand-mère, j'ai plus l'impression de l'avoir près de moi, tout prêt :'(, plutôt qu'elle ai disparu au loin.

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  18. Bonjour Julita54,
    et merci pour votre commentaires. Je ne devrais pas m'en réjouir, mais si, si, en fait je suis ravie que vous ayez eu des frissons en lisant ce post;)
    Oui, Souchon l'exprime avec beaucoup de poésie, et une forme d'ironie douce...nous sommes bien solitaire au centre de tant d'interactions !!

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  19. Bonjour JulienfromDijon,
    Je suis heureuse que ce billet t'ai permis au bout de tes mots, de penser à ton arrière grand-mère et nous offrir un moment avec elle. Je la salue le nez en l'air, bien que je ne crois ni au Paradis, ni en Dieu, mais bien en la mémoire.

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  20. Je suis bluffée, quel texte... J'y étais avec vous, et j'en ai encore froid dans le dos.

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  21. Un récit étonnant qui provoque beaucoup de commentaires à fleur de peau!

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