vendredi 22 juillet 2011

Les poils du Dieu Pan /13

Et voilà. Notre récit s’achève. J’ai eu un mal fou à le rédiger, bien que l’histoire soit claire dans ma tête, mais impossible à accoucher sur le papier. En fait, contrairement à un parfum, un récit contient bien le mot fin. Un point. Final.
Quand j’écris une formule et qu’elle s’achève dans un flacon, l’histoire perdure et s’enrichit auprès de chaque personne qui le porte. Une suite de pointillés.
Merci pour votre assiduité, votre intérêt et votre patience au cours des interruptions du programme !
J’en profite également pour vous souhaiter de belles et douces vacances si vous avez la chance et l’opportunité de lâcher prise, et tant pis pour la pluie !
A très bientôt en Septembre.



Il était un peu plus de vingt heures lorsque Tristan parvint au pied de l’immeuble. Il consulta le post-it qu’il venait de retirer de sa poche et sonna à l’interphone d’Oriel Wisnia. La porte émit un déclic, il s’engouffra dans le hall d’entrée carrelé d’un damier noir et blanc. Comme de nombreux vieux immeubles à Paris, celui-ci ne possédait pas d’ascenseur. Tristan gravit sans se presser les quatre étages et atteint le palier où la porte de l’appartement – nouveau coup d’œil au post-it -- d’Oriel, était déjà entrouverte. Antoine parut, et lorsque Tristan le rejoint, il l’accueillit dans ses bras.
- Je suis heureux que tu aies pu venir. Entre, je t’en prie, et débarrasse-toi de ta veste sur le fauteuil. Je suis vraiment navré pour ce changement de dernière minute.
- Pas de problème. En ce moment, je suis plutôt libre de mon temps. Affirma tranquillement Tristan, en retirant sa veste et en la déposant sur l’accoudoir du fauteuil
- Oui, c’est vrai…tiens à ce propos je voulais te dire…
Oriel apparu souriante, vêtue d’une robe minuscule qui caressait sa silhouette.
- Tristan...roucoula-t’elle, s’attardant longuement sur la dernière syllabe du prénom.
- Bonjour…Oriel
- Incroyable ! Il se souvient de mon prénom, Champagne ! s’exclama- t’elle en lui attrapant le bras et, riant de plus belle, elle l’entraina vers le salon.
Antoine ferma la porte et les rejoignit, ne sachant s’il devait se froisser ou se réjouir de l’accueil réservé par sa petite amie à son copain d’enfance. Il haussa les épaules, dédramatisa : de toute façon, Oriel s’apercevrait très vite que Tristan, malgré un physique avantageux, était loin d’être un type charmant. Il apprécia cependant l’enthousiasme déployé par la jeune femme dans l’unique but de séduire son cavalier, lorsqu’elle tomba plutôt qu’elle s’assit, sur l’un des immenses canapés en velours rouges sombre qui se faisaient face, emportant Tristan dans sa chute. Antoine contempla à loisir les jolies jambes dévoilées bien haut, et ne put s’empêcher de sourire quand il remarqua le visage contrarié de son ami, qui manquant d’échouer sur les genoux de la jeune femme, récupéra son équilibre in extremis. Tristan s’éloigna prudemment des cuisses féminines qui le frôlaient, sous le prétexte d’admirer la décoration et le mobilier du salon, illuminé par les flammes d’une multitude de bougies. Réunit en fagots, des cierges ivoires de tailles et de diamètres variés, étaient disséminés sur chaque meuble et sur plusieurs étagères de la bibliothèque, où n’apparaissait aucun livre, mais un amoncèlement hétéroclite de figurines de BD, de héros de cinéma ou de babioles ridicules provenant d’œufs-surprises en chocolat. Enfin, sur la table du diner, deux candélabres aux branches largement déployés, offraient à peine la place de disposer les couverts.
- C’est sympa toutes ces bougies, très chaleureux comme ambiance.
Tristan jugeait sa remarque totalement débile, mais il n’avait rien trouvé de mieux pour s’éloigner des mains un peu trop entreprenantes d’Oriel, et glisser vers un autre sujet, sans passer pour un mufle. Visage levé, narines déployées il captura également un parfum doux et moelleux, comme une entêtante saveur de tarte aux fruits ointe de crème anglaise.
- Ah, Tristan se met en chasse. Quand je vois ton nez se froisser ainsi c’est qu’une odeur t’intrigue, je me trompe ?
Tristan se mit à rire et échangea un coup d’œil complice avec Antoine.
- Rien ne t’échappe, n'est-ce pas ?
- Je connais tes grimaces.
- Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta Oriel qui n’appréciait pas du tout cet aparté masculin où elle n’avait pas son mot à dire.
- Mais non, tout va bien. La rassura Antoine en prenant place sur l’autre canapé, en face du couple. J’ai prévenu Tristan que tu cuisinais très bien, et son nez véloce a certainement déjà décrypté ton menu.
- Cela m’étonnerait, remarqua en souriant Oriel. « Mais peu importe. D'abord, Tristan doit tout nous révéler de cette affaire de meurtre. Sais-tu que nous avons été longuement interrogés ce matin ? J’ai trouvé la commissaire extrêmement polie, mais cela ne l’a pas empêché de nous poser tout un tas de questions très désagréables sur toi »»
- Plutôt sur nous, Oriel
- Oui, enfin bon, de toute façon j’aimerai bien en savoir un peu plus sur cette histoire. En quoi te concerne-t’elle Tristan ?
- Je n’en sais rien. Peut être existe-t’il une connexion avec mon enfance, mais laquelle, je ne vois pas. Pas plus que ne comprend le lien entre Voltaire et la serveuse
- Dont tu ne te rappelles plus le prénom….glissa doucement la jeune femme, en posant sa main sur celle de Tristan.
- Oui je sais, et je n’ai pas d’excuse. Antoine se moque souvent de mon incapacité à me souvenir des noms des gens.
- Seulement des femmes… Précisa, Antoine.
- Je peux le comprendre, avec la maman qu’il a eue.
Oriel tripota de plus belle la main de Tristan. Contrarié, ce dernier s’éloigna davantage de la trop jolie fille entreprenante et curieuse. Ce simple mouvement provoqua une nouvelle lichette de vapeur sucrée. Machinalement, il analysa l’effluve qui passait sous son nez et qui l’intriguait sans qu’il sache vraiment pourquoi. Certainement les arômes d’un gâteau en train de cuire au four. Pourtant, il manquait le parfum caractéristique de la levure et de la farine qui enfle doucement, entre acidité métallique et bois tendre. Quand les saveurs se figent au moment où les œufs et le sucre fusionnent. Non, rien de croustillant. Mais un fort relent liquoreux, chaud et confit.
Tristan ne put s’empêcher de demander à Oriel ce qu’elle était en train de mijoter, car il ne parvenait pas à identifier les ingrédients en train de cuire. Entre dessert et pâtes de fruits.
- J’ai préparé une blanquette de veau à la vanille, accompagnée d’un riz Basmati en train de sécher à la vapeur.
- Non, ce n’est pas ça. Je reconnais le parfum de cardamome et de sésame du riz, je vois parfaitement l’onctuosité de ta sauce vanille, dans laquelle tu as ajouté une cuillère de beurre de cacahuète….excellente idée que je souhaiterai t’emprunter si tu es d’accord. Mais non, c’est autre chose, un truc sucré qui me chiffonne. Le dessert ?
- Ah ça, c’est une surprise. Si tu n’as rien deviné, je te laisserai le découvrir le moment venu. Et si nous ouvrions cette bouteille de champagne qui nous attend depuis ton arrivée ? Antoine, tu veux bien t’en occuper s’il te plait ?
Antoine s’acquitta de la tâche avec plaisir, mais malgré une grande habitude des bouteilles il fut surpris par la puissance du jet du bouchon qui libéré brutalement, traversa la pièce. Il versa précipitamment le liquide qui jaillissait du goulot dans le premier verre. La mousse se forma, déborda et se répandit sur la table. Oriel se leva rapidement et se précipita vers la cuisine, la coupe dégoulinante posée dans le creux de sa main. Elle revint avec un verre vide et propre, et un torchon pour essuyer les dégâts sur la table basse. Elle tendit son verre à Antoine afin qu’il la serve une seconde fois.
- Hé bien quel dommage, un si bon champagne gâché…
- Il en reste bien assez Oriel, et Tristan est venu avec une seconde bouteille. Nous avons largement de quoi célébrer cette soirée.
- Oui tu as raison mon amour, alors à nous et à nos retrouvailles !
- Nos fiançailles, tu veux dire ?
- Oui, bien sur mon Antoine. Je souhaitais remercier Tristan, car il a accepté de se joindre à nous un jour plus tôt.
- C’est donc la raison de cette précipitation : vos fiançailles ? C’est un peu rapide, non ? Remarqua Tristan, stupéfait au point qu’il interrompit son geste et éloigna son verre de ses lèvres.
- Voilà bien Tristan et toute sa méfiance pour la gent féminine, ironisa Antoine.
- Mais pas du tout, je ne voulais pas être désagréable. Je suis juste un peu surprit, c’est tout.
Et de plus en plus interpelé par l’odeur douçâtre et tiède qui ne quittait plus son nez. Elle s’infiltrait dans les replis de sa mémoire, révélait des images anciennes ou plus récentes. Il pensa brièvement à sa comptable, évoqua les petits-déjeuners du dimanche, tenta de se rappeler comment Lise s’épilait, et dans la seconde suivante se demanda pourquoi il tentait de répondre à une question à laquelle il n’avait jamais songé, jusqu’à ce que la commissaire lui en parle. Puis il se vit dans la cuisine de son restaurant, tachant de mélanger des ingrédients inconnus afin de reproduire cette odeur, cette odeur, cette odeur qu’il était le seul à chercher dans cette pièce.
La voix d’Oriel, impatiente, le retint de se mettre debout afin de débusquer l’origine de cette ivresse olfactive.
- Tss-tss….Allez, on s’en fiche ! Trinquons plutôt à cet heureux présage !
Antoine et Tristan ainsi rabroués, levèrent leur verre, et d’un même mouvement dégustèrent une longue gorgée du vin de fête, en contemplant Oriel y tremper ses lèvres.
La sensation d’étourdissement vint rapidement. Antoine et Tristan eurent juste le temps d’aviser que le champagne était un peu trop pétillant et l’amertume inhabituelle, quand ils sombrèrent, et s’affalèrent en un bel ensemble sur le canapé. Oriel accueillit avec un geste d’amante le visage de Tristan sur ces genoux. Elle demeura un moment immobile, glissant ses doigts dans les mèches brunes, caressant le visage et la nuque de l’homme endormi. Elle s’éveilla pourtant de sa torpeur sensuelle lorsqu’Antoine émit un long ronflement. Elle s’aperçut que le temps était compté pour agir, savourer sa revanche et disparaitre tout à fait.


Les deux hommes reprirent connaissance bien plus tard, privés de la notion du temps écoulé. Abasourdit, ils découvrirent qu’ils étaient allongés sur le sol, totalement nus, et lorsqu’ils tentèrent un mouvement naturel pour se couvrir, ils s’aperçurent qu’ils étaient écartelés comme deux grenouilles sur une table de dissection : chevilles et poignets liés aux pieds des énormes canapés rouges qui se faisaient face.
- Pas la peine de vous démener. Les canapés sont fixés au sol. Vous ne pouvez rien tenter, juste patienter le temps que j’en finisse avec vous.
Oriel, juchée sur l’accoudoir d’un canapé, les contemplait du haut de son perchoir, genoux repliés, son doux visage posé dans sa main. Sa voix demeurait naturelle et calme. Sereine, elle attendait que les corps des deux hommes ligotés cessent de s’agiter vainement. Elle savait que la curiosité reprendrait le dessus après ce bref mouvement de révolte, que les questions pénibles, toujours inutiles, allaient être abordées sous peu. Elle avait soigneusement répété son rôle devant le miroir de la salle de bain tandis qu’elle se maquillait pour recevoir son visiteur : voyons…. Antoine s’offusquerait certainement le premier, mais elle ne lui répondrait pas, il n’avait plus d’importance, il n’en avait jamais eu. Tristan resterait silencieux, alors elle s’approcherait de lui presque à le toucher et il comprendrait enfin. Il réagirait violemment et lui demanderait pardon. Oui, tout se passerait très bien. Elle enchainait questions et réponses devant son reflet, tandis qu’elle voilait d’un nuage de poudre nacrée son visage au regard vide. Puis, alors qu’Antoine sortait acheter un aromate qu’elle avait délibérément oublié pour la réalisation de son diner, elle avait enflammé une à une en savourant chaque étincelle, toute sa réserve de bougies destinées aux chorégraphies macabres, fabriquées et parfumées par ces soins. Ce soir, c’était son plus bel anniversaire. Vingt ans qu’elle guettait ce moment. Dix années de recherche, d’organisation soigneusement élaborée. Moins d’une semaine pour mener à terme son plan et réussir. Elle pouvait enfin consumer toute sa production. D’ailleurs, elle ne supportait plus ce relent de crème catalane ! Elle s’étira telle une chatte heureuse d’avoir trainée au soleil, et gracieuse, elle s’en fût chercher sur ses pieds nus son matériel à la cuisine. Le mélange qui chauffait doucement depuis quinze minutes devait maintenant être prêt. Antoine et Tristan continuaient à se tortiller sur le plancher alors qu’elle s’éloignait.
Elle revint rapidement avec une vieille casserole émaillée, usée et bosselée. Elle vérifia la température, et forma entre ces doigts une petite boulette dorée dont elle apprécia la texture, à la fois sèche et moelleuse. Une moue satisfaite sur son visage, elle s’agenouilla et déposa au sol la gamelle chaude, à quelques pas du corps dénudé de Tristan.
- Bon sang Oriel, mais qu’est ce que tu fabriques ? C’est quoi ce cinéma, tu n’imagines tout de même pas une partie fine à trois ?!!
Évidemment, Antoine avait le premier élevé la voix et posé la question stupide…Oriel était à la fois amusée et extrêmement déçue, comme lorsqu’on regarde un film et qu’un ami qui vous veut du bien, vous souffle la fin. Bien sûr, elle ne répondit pas. Elle attendait un mot de Tristan. Un seul. Mais celui-ci demeurait muet, cadenassé dans ce silence auquel elle n’avait jamais eu accès. Oriel tenta une approche en douceur, elle effleura l’épaule nue qui tressaillit sous la caresse. Pas de réponse.
- Hé bien, Tristan, tu ne dis rien ?
En revanche, Antoine se tordait désespérément vers elle, vociférant et guettant son regard. Oriel lui ordonna de se calmer et de cesser ses jérémiades s’il ne voulait pas aggraver son cas. Son ex-fiancé continua cependant à la harceler de questions et sous l’effort, il virait carrément au rouge violet, tandis que les veines de son cou enflaient. Résignée, la jeune femme se leva et enjamba tranquillement les corps masculins étendus. Elle remarqua au passage qu’ils jetèrent spontanément un coup d’œil sous sa jupe, ce qui l’amusa beaucoup. Elle attrapa sur la commode entre deux bouquets de bougies un gros rouleau de sparadrap argenté, puis revint auprès d’Antoine. Elle s’accroupit, l’embrassa sur le front comme pour lui souhaiter une bonne nuit, et scotcha fermement la bouche qui déroulait malgré tout sa liste de protestations, jusqu’au moment où on n’entendit plus qu’un grondement étouffé.
- Voilà qui est mieux. Je suis navrée cher Antoine, mais tu ne veux rien entendre. À nous deux maintenant, mon Tristan.
- Je ne suis pas votre Tristan.
- Tiens, on ne se tutoie plus. Tu es fâché ? Tu inverses les rôles pourtant. C’est moi qui possède toutes les raisons d’être en colère.
- Nous nous connaissons à peine, comment aurais-je pu provoquer une telle animosité en si peu de temps ? Nous nous sommes à peine croisés.
- Et il y a une heure, tu ne te rappelais toujours pas mon prénom.
Elle brandissait sous le nez de Tristan le petit papier jaune qu’elle avait découvert dans la poche de son jeans.
- Ou voulez-vous en venir Oriel ?
- Ah, ça te va bien de prononcer mon nom ! Mais c’est bien trop tard maintenant.
Elle s’effondra comme une comédienne mimant un immense chagrin, puis brusquement se redressa, s’approcha en rampant et posa ses mains sur le torse de Tristan.
- On va jouer à un jeu tu veux bien ? J’avoue que je ne te facilite pas la tâche, mais reconnais que tu n’as jamais fait un seul effort pour moi.
Tristan ne répondit pas, car une vague de nausée l’empoigna, au point qu’il ferma les yeux quand les murs semblèrent onduler, avec l’intention de s’effondrer mollement sur lui. L’angoisse le broyait. Il éprouvait des difficultés à réguler sa respiration, surtout, à ne pas hurler de peur et de rage. Il comprenait que la panique l’envahissait peu à peu, l’empêchant de formuler une pensée cohérente, d’imaginer un moyen d’échapper à cette situation grotesque. Son jugement s’embrouillait, les images se succédaient sans suite dans son esprit, se confondant avec le son de la voix d’Oriel et les grognements d’Antoine, la perception de chaud puis de froid qui s’enchainait dans son corps malmené. Soudain quelque chose d’apaisant se faufila sous son nez. Doux et tiède. Imperceptiblement, Tristan refit surface en s’agrippant à cette sensation familière : une odeur. Quelques molécules évanescentes de miel et de peau féminine lui permettaient de rejoindre la réalité et retrouver toute sa lucidité. Il ouvrit les yeux et découvrit Oriel à califourchon sur lui, en train de former une petite boule entre ses doigts fins. Elle appliqua la patte sur son torse, l’étira, puis d’un mouvement sec et précis, elle ôta la langue de substance molle et parfumée. Tristan cria de surprise et de douleur. Bon sang, cette odeur !! Aïe, putain, quelle douleur !! Il eut envie de crier « maman !». Non pas pour appeler bêtement à l’aide comme un gamin perdu, mais parce qu’il reconnut enfin l’odeur de la cire à épiler que Lily confectionnait dans sa cuisine pendant le weekend, auquel se mêlaient les relents de pains perdus qu’elle préparait pour son fils. Tout naturellement il pensa à une autre cuisine, et les souvenirs revinrent à la surface. Les visages aussi. Les yeux doux et gris de Douchka. Ses cheveux blond si clair, couleur de sable. Alors, il regarda vraiment pour la première fois le visage de la jeune femme penchée sur lui, qui poursuivait son travail d’épilation un sourire aux lèvres, et accepta l’évidence. À cet instant, Oriel releva la tête pour dégager une mèche brune qui encombrait son front et la coincer derrière son oreille, quand elle croisa le regard de Tristan.
- Tu as enfin compris ?
Tristan trop saisi pour s'exprimer, répondit simplement par un léger hochement de tête.
- Alors… tu me la poses la question ?
- Pourquoi ? souffla-t-il.
- Merci Tristan. Dix ans que j’attendais ! Dix interminables années où je n’ai cessé de me poser cette question sans jamais y apporter de réponse. J’ai même consulté un psy. Au bout de tout ce temps il m’a suggéré de t’écrire une lettre pour te demander une explication, et ainsi, faire mon deuil comme il disait. J’ai pris du papier, mais il est demeuré blanc. Seules mes larmes tachaient les pages. Je ne trouvais pas les mots. À l’époque non plus d’ailleurs. Je te regardais, je t’offrais mes jouets et mon cœur, le pain perdu de ma mère et la chaleur de ma maison, quand la tienne n’en finissait plus de recevoir son Don Juan. Mais tu ne me voyais pas, tu ne me parlais pas. Parfois tu disais que je fleurais bon, le miel et le pain perdu. Et puis tu t’es tiré, sans un mot d’explication. Sans un regard. J’ai déchiré le papier, j’ai balancé mon stylo et j’ai décidé que je devais cesser de me demander pourquoi. Mettre un terme à cette vie sans réponse. Dix autres années pour te retrouver et échafauder le plan. Apprendre les odeurs, savoir faire un parfum, comprendre les matières. Tu ne m’a jamais vu, mais au moins maintenant, tu me sens n'est-ce pas ? Respire Tristan, hume et absorbe ! Ne peux-tu rien saisir ?! Je suis le parfum de ton enfance, je suis la femme de tes souvenirs !! Pourquoi ne m’as-tu jamais prise dans tes bras, emprisonnée et emportée ? N’étais-je donc qu’un résidu de cuisine ou de cosmétique, un frôlement de vapeurs. Inconsistante. Invisible et éphémère ?
Elle arracha un long ruban de poils depuis l’aine jusqu’à la cuisse.
- Tu sens, là ?
- Oui Oriel, et ça fait mal !
- Mais non, gros bêta, tu n’as rien compris. Sens-tu ce parfum ? Reconnais-tu cette odeur qui s’enroule autour de toi, qui t’as si fort intriguée quand tu es arrivé ?
Tristan baignait littéralement dans une piscine d’effluves, saturée de sueurs, de crème fouettée, d’un cocktail au savon de Marseille pour nettoyer les sols, de l’haleine aigre de la peur, de miel, d’orange amère et de caramel, et du shampoing antipelliculaire d’Antoine, dont le crâne maintenant était en surchauffe ! Son odorat, exacerbé par l’adrénaline qui parcourait son corps, captait et analysait chaque molécule qui passait à sa portée, au point qu’il aurait aspiré à balayer d’un grand geste tout ce bordel olfactif, si ces mains n’avaient pas été durement garrottées. Faute de mieux, il resserra son attention sur cette chaine troublante, composée de sucre tiède liquide et de pommade aux œufs, qui en effet le taquinait depuis son arrivée. Il souffla comme un cheval pour débarrasser son nez des scories encombrantes, affina son découpage, ce qui lui permit d’ajouter à sa liste d’ingrédient, combustion et paraffine. Pour finir, il laissa de côté les divers composants hors sujet, dont il abandonna l’identification momentanément.
- Sabayon.
Déclara-t’il en grimaçant, tandis qu’Oriel poursuivait son travail méticuleux d’épilation. Elle prélevait régulièrement un peu d’onguent dans sa casserole, formait une boule et l’appliquait sur la peau de l’homme, jusqu’à saturation de la gomme. Elle jetait ensuite la matière poisseuse noircie de poils dans une coupelle et recommençait, savourant son geste d’amante tortionnaire. Offrant de la tendresse par la maitrise de sa technique. Jouissant de cette caresse qui lui permettait de toucher et respirer la peau de son amour d’enfance. Elle conserverait les boulettes de poils. Comme cette petite conne de serveuse avait escamoté la serviette jaune, pensant impunément retenir ainsi l’odeur de l’homme convoité.
- Oui, tu es sur la voie….allons, soit un peu plus précis s’il te plait. Je ne supporterais pas ton silence cette fois-ci.
Elle le menaça d’une boulette de cire sur ses parties génitales. Tristan se raidit et accepta le jeu incongru d’Oriel. Deviner les parfums, décrire les matériaux, se remémorer un passé qu’il avait délibérément et consciencieusement oublié.
- Toutes ces bougies autour de nous sont parfumées avec une huile qui évoque le sabayon. Ce mélange mousseux qu’utilisait ma maman pour y tremper le pain rassit avant de le faire dorer à la poêle. Tes jambes autour de moi sentent le miel et la marmelade, tout comme cette cire avec laquelle tu me tortures. Mais le plus extraordinaire Douchka, c’est que tu as réussi à me désorienter. Avec la cuisson du riz, la saveur grasse et torréfiée de la cacahuète, le grand lessivage que tu as sans doute fait sur le sol avant mon arrivé. J’ai perdu pied, ou plutôt mon nez. J’ai été incapable de comprendre que je tombais dans la gueule du loup et que le piège se refermait. Tu t’es employé à mettre en scène chaque senteur de notre enfance. Celle de ta maison, de notre quartier. Celles qui trahissaient les habitudes de ma mère, et de la tienne. Tu as mêlé nos vies en assemblant nos odeurs.
- Et c’est tout ce qui me reste !! Elle hurla, et tira sur le lambeau de cire. Une étroite zone de peau lisse et pâle, apparue sur le ventre de Tristan. Elle se pencha, appliqua ses lèvres, et respira longuement la chair chaude et irritée.
- Que sont devenus tes beaux cheveux blonds, Douchka ?
Oriel se redressa, ses doux yeux gris meurtris par les larmes. Elle déposa le morceau de cire dans la coupelle, sécha ses larmes comme une enfant, en frottant ses poignets du nez vers les yeux, libérant une longue trainée de rimmel vers les tempes, jusqu’aux longs cheveux bruns.
- Je les ais coloré voyons. Il ne fallait pas que vous puissiez me reconnaitre, c’est évident.
- Mais Antoine a certainement dû remarquer que tu n’étais pas totalement brune ?
Oriel gloussa comme une gamine, et désigna de son menton Antoine bâillonné, qui la regardait avec des yeux ahuris et douloureux.
- Lui ? Il n’y a vu que du feu. Et puis, reconnaissez messieurs, vous ne savez vraiment rien des mystères de la féminité. Ces petits arrangements avec une réalité cruelle. Comment crois-tu que ta pute de mère se débrouillait quand, prenant de l’âge, les premiers poils blancs sont apparus sur son pubis. Pas très glamour n'est-ce pas, pour recevoir et fidéliser sa clientèle de visiteurs, comme elle les nommait hypocritement. Bon sang ! Combien de recettes ma mère lui a refilées !! Je n’ai jamais compris ce que maman pouvait bien trouver à Lily. En fait, je pense qu’elle avait un faible pour toi. Ma mère t’aimait beaucoup.
Nouvelle bande de poils sarclés sur le torse.
- Glo-Glo. Dit-elle
- Aïe !
- Glo-Glo, c’est une marque. Ça ne te dit rien ? Des teintures, dont la formulation est exclusivement destinée à la coloration des poils intimes. Je suis brune Tristan…de la tête au pied ! C’est ma mère qui a transmis ce petit truc bien utile à Lily. Comme la recette pour la confection de la cire à épiler, un mélange de miel et de citron, auquel maman ajoutait quelques gouttes de sa liqueur d’orange, pour assainir le mélange. Et puis la fameuse recette du Pain perdu, mais ta pute de mère ne l’a jamais aussi bien réussit.
- Qu’est devenue ta maman, Douchka ?
Oriel s’approcha de son visage, l’embrassa sur le bout du nez, et dit dans un soupir pathétique :
- Tu t’en fous Tristan. De ma mère, de ma vie. Ne cherche pas à me distraire, ou à espérer que je puisse te libérer, en essayant de m’attendrir avec ton simulacre de bon sentiment. Les miens, pour toi aujourd’hui, sont bien réels. Respire mon bel amant, regarde, souffre : je te les offre en cet instant. J’arrache ton odeur en t’épilant, je prends ton âme en t’éliminant, et je résous enfin cette question lancinante du « pourquoi je n’ai jamais existé à tes yeux » en sectionnant ton joli nez, pour l’emporter avec moi. Souvenir…souvenir…chantona-t’elle.
- Et Antoine ?
- Pas de souvenir.
- Alors, libère-le.
- Pas possible. Mais comme je n’ai pas le temps de l’épiler, je me contenterai de m’en débarrasser. Et puis, c’est fatigant pour moi d’arracher tous ces poils…
- Douchka ?
- Oui, Tristan ?
- Souhaites-tu que je t’explique pourquoi je suis parti il y a vingt ans sans un mot d’explication ?
Oriel front buté, lèvres serrées, concentrait toute son attention sur la pilosité qui s’épanouissait au-dessous du nombril de l’homme, prisonnier de ses cuisses. Elle s’appliquait, car elle craignait ne pas avoir assez de temps pour achever sa besogne d’amoureuse. La tête lui tournait. Trop de parfums sucrés autour d’elle. Elle avait abusé des cierges, qui certes ajoutaient au romantisme de l’affaire, mais diffusaient sans relâche des miasmes tièdes de crème brulée, qui flirtaient avec l’arome du miel caramélisé dont ses mains étaient tartinées. Lorsqu’elle effleura la partie plus intime de Tristan, elle suspendit son geste et conserva au bout de ses doigts la boulette odorante de cire molle.
- Tu disais mon Tristan ?
- Souhaites-tu savoir pourquoi ?
Oriel leva son visage et regarda Tristan avec un sourire en coin.
- Tu escomptes sauver ta peau ?
- Je l’espère oui. Mes poils également, enfin…ceux qui me reste.
Oriel allait lui répondre de façon cinglante en défrichant brutalement la pilosité de son entre-jambe, quand un bruit sourd attira son attention. Elle fit un geste pour se redresser, abandonna le morceau de cire sur l’abdomen de Tristan et courut jusqu’à la porte d’entrée. Tristan l’entendit lâcher un juron et s’attaquer de dépit, au mur le plus proche d’elle. Il aperçut Oriel pour la dernière fois, ses longs cheveux bruns déployés autour de son visage furibond, quand elle traversa le salon à grandes enjambées. Dans sa course, elle entraina un lot de bougies, qui dégringolèrent jusqu’aux vêtements abandonnés sur le plancher. Puis, Tristan remarqua derechef la petite culotte rose dragée franchir leurs deux corps écartelés, et la silhouette gracile disparue dans la cuisine. Deux bruits violents retentirent de part et d’autre de l’appartement : les carreaux d’une fenêtre brusquement ouverte se brisèrent dans la cuisine, et un groupe d’hommes accompagné d’une seule femme fracassèrent la porte d’entrée et déboulèrent miraculeusement dans la pièce qui commençait à prendre feu. France Gomez s'avança, piétina machinalement le col de chemise qui s’enflammait en reluquant les deux corps nus et ficelés.





Elle espéra que ces bottes s’en sortiraient indemnes.

8 commentaires:

  1. Génial, l'idée est géniale !!! Ah merci merci de tous ces moments avec vous. Vous souhaite un très bel été savoureux et tendre. Sunny side

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  2. Je me suis régalée ces derniers mois de vos carnets de voyage, émue de vos joies et peurs de petite fille et même gentiment moquée lors de vos confidences sur les affres de la création. Je connaissais donc votre incroyable aisance pour capter l'essence des choses et traduire l'odeur par le verbe.
    J'ai découvert avec ce récit votre joli talent pour tenir une histoire, installant une atmosphère et gardant vos lecteurs en haleine toutes ces semaines.
    Woooo ! Et merci.

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  3. Céline, je me suis arrêté en chemin. Prenant du retard moi aussi, je tarde à reprendre la lecture. Peut-être à cause d'autres romans, dont un Fred Vargas récemment sorti en librairie. Ou alors ce n'est que ma légendaire procrastination, maudite soit-elle.

    En tout cas, ce n'est pas ton talent qui est en cause. Je savoure déjà l'idée de reprendre ton roman depuis le début, avec en prime la possibilité de tout dévorer d'une seule traite. Perspective délicieuse !

    Au passage, le Vargas a une étrange saveur, comme s'il sortait du même tonneau que ton récit. Une histoire de rythme dans l'écriture, dans les dialogues, quelque chose d'indéfinissable. Avec un avantage pour toi, et pas des moindres : ton incomparable écriture des senteurs.

    Bravo !

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  4. Bonjour Sunny,
    Et un tout grand merci pour la ponctualité de vos commentaires et votre enthousiasme !Ravie que le point finale vous ai plu. A très bientôt !!

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  5. Bonjour AUrelie,
    Merci pour votre lecture fidèle et toute l'attention que vous avez portez à mes aléas de parfumeur ! :)) A bientôt

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  6. Salut Lapo !
    COmmnt pourrais-je t'en vouloir quand moi- même je file dans ma grotte....j'ai un coté ours comme Tristan et parfois c'est bien aussi de se retirer du jeu...pas trop longtemps quand même...Et à propos de Vargas. Je pense que c'est malgré moi, et sans doute parceque j'apprécie particulièrement sont approche humaine et parfois décalé de rédiger ses récits, que mon style effleure le sien. J'espère ne pas plagier, surtout, surtout.

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  7. Un mot, un seul.... non deux !

    BRAVO et MERCI

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  8. Coucou Céline,
    Ca me laisse un peu sur ma faim. J'en voudrais encore! Mais je sais que cela prend du temps,c'est tout un métier. En tout cas la blanquette de veau à la vanille, j'ai bien envie d'essayer.

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