jeudi 24 février 2011

Les Poils du Dieu Pan /6

- Mais quel rapport avec toi ? Je veux dire : pourquoi cet ancien amant de ta mère s’est-il retrouvé dans notre placard ?
- Je n’en ai aucune idée…
- Ce gars au talc, il te connaissait ?
- Non, je ne crois pas. Nous ne nous croisions jamais
- Ce n’est pas possible. Il y a bien un jour où, après l’école, tu as débarqué trop tôt et tu les as surpris ?
- Non, te dis-je. Ma mère veillait au grain. Nous avions inventé ce code du foulard jaune noué à la fenêtre dont je t’ai déjà parlé : tant qu’il flottait tel un étendard, il n’était pas question que je mette les pieds à la maison !
Oriel intervint:
- C’est quand même dingue cette histoire. D’être mis à la porte de chez soi. D’attendre dehors par tous les temps, que ta maman ai achevée son affaire !
- Ta mère avait des ennuis à l’époque avec lui ? Une sombre histoire qui soudain referait surface aujourd’hui ? demanda Antoine, sans relever la remarque tombée à plat d’Oriel.
- Pas que je m’en souvienne, et puis tout ça, c’est du passé justement. Ma mère vit maintenant, tranquillement à la campagne avec son amie Mireille, et leurs cinq ou six chats. Je l’ai eu au téléphone récemment, et tout allait bien. Non, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi cette chaussette est restée délibérément sur son pied. Et, ça ne colle pas non plus avec l’odeur de marmelade.
- L’odeur de marmelade ? ne put s’empêcher de dire Oriel de plus en plus dégoutée.
- Oui, ou de pain perdu…un truc sucré, caramélisé, répandu sur tout son corps. Un reste de produit peut-être. Mais une signature olfactive, qui ne coïncide absolument pas avec le parfum de ces chaussettes.
- Bon. Résumons-nous. Intervient Antoine, en déposant bruyamment sur la table, la petite cuillère avec laquelle il touillait interminablement son café. Nous avons donc un type épilé, et plus ou moins carbonisé, qui porte des chaussettes au parfum extravagant de poudre et d’épices, ensuite nous avons…

Mais Tristan était reparti dans son monde intérieur. Tandis qu’il humait son café chaud qu’Élodie venait de lui resservir, il se remémora le nom de chacun des ingrédients employés dans le mélange particulier du visiteur de quinze heures. Enfant, il se rappelait avoir inscrit sur son cahier, les mots : craie, éponge du tableau noir et cuisine de la maman d’Anouchka. Il avait également dessiné un énorme fait-tout, posé sur une gazinière, où mijotait un ragoût fumant. Il avait conclu par ces mots : odeur propre, épicée et très forte. Maintenant, il saisissait l’exact mélange d’huiles essentielles : cardamome, girofle, muscade, nigelle, quelques gouttes d’une Cologne de Penhaligon’s à base de romarin, mêlées à une poudre de talc vendue dans le commerce et parfumée au géranium…Tiens, c’est vrai qu’il passait aussi beaucoup de temps dans la cuisine de la maman d’Anouchka…
- Lézard ! Sapristi, où est-ce que tu es encore parti ? J’essaye de t’aider et tu files à la dérive, tout seul sur ta barque !!
La voix d’Antoine l’arracha à sa réflexion et il quitta avec regret son monde parfumé. Retour sur terre. Case réalité.
- Qu’est ce que tu disais ?
- J’évoquais ton odeur de marmelade. Tu as une idée de son origine ?
- Non. Aucune. Mais je ne pense pas que ce soit important. Bon, sur ce, je dois vous laisser. J’ai une course à faire. Merci d’être passé Antoine, ravi de t’avoir rencontré Oriel.
Il se leva, régla la somme des cafés consommés en déposant un billet sur la table, et, sans se soucier de récupérer la monnaie, s’en fut, sans un mot de plus.
- Il te plante toujours comme ça ? demanda d’un ton raide Oriel, en contemplant le dos de Tristan franchir la porte, et disparaitre rapidement dans la rue.
- Parfois oui, quand il est préoccupé. Mais d’habitude, c’est lorsqu’il est en train de concocter une nouvelle recette. Là, je suis autrement inquiet. Je pense que cette histoire de cadavre épilé le touche d’un peu trop près.
- Il a quand même eu une enfance bizarre. Tu connais son histoire ?
- Très peu. À l’époque, tout le quartier était au courant que Lily entretenait des relations particulières avec quelques visiteurs, mais on en parlait à peine. Les gens savaient, mais ne s’en mêlaient pas. Je pense aussi que Lily avait l’art de se faire aimer par tout le monde…
- Lily ?
- Oui, la maman de Tristan. Je ne la connais que sous ce nom là.
- Pas de nom de famille. Madame Lézard ?
- Non, Lézard c’est le nom qu’il s’est lui-même donné. Celui qu’il m’a balancé quand nous nous sommes retrouvés des années plus tard. Quand revenu en France, il a décidé d’ouvrir son restaurant.
- Un truc comme, « y’a pas de lézard » ?
Antoine eut un sourire hésitant. Resta silencieux quelques secondes, pesant le pour et le contre, et finalement choisit de garder sa réflexion pour lui. Il remarqua de manière plus consensuelle :
- Pourquoi pas, je n’en ai jamais rien su, et je ne lui pas posé non plus de question à ce sujet.
- Et dis moi…il a une petite amie ?
- Tu es bien curieuse ? C’est quoi, toutes ces questions sur Tristan ?
- Mais non, ce n’est pas ce que tu penses…mais avoue qu’il est quand même déconcertant. Un meurtre, un passé étrange, et une vie perso dissimulée. Un vrai personnage de feuilleton de vendredi soir !
- Oui sans doute…mais je n’ai pas envie d’aller au-delà de cet épisode pour aujourd’hui. Allez viens, on va prendre l’air, et comme le restau est fermé pour un moment, je suggère que nous rattrapions notre retard sur les dernières sorties cinéma. On visionne tout, même les nanars !
- Mouais bon, si tu veux…
- Quel enthousiasme ! Alors, voilà une autre idée : puisque tu es si curieuse du beau Tristan, je te propose que nous l’invitions à diner, chez toi ? Qu’en penses-tu ? Comme ça, tu pourras t’essayer à le passer à la moulinette, et on verra si tu en tires davantage que je n’ai obtenu depuis toutes ces années.
Oriel ne répondit pas. Mais un sourire radieux, et des yeux brillants transformèrent son visage en une pancarte rayonnante affichant un « oui ! », sans l’ombre d’un doute. Elle enfila son manteau et prit les devants, d’un pas léger et ondulant. Antoine eut soudain quelques incertitudes sur les sentiments d’Oriel à son égard, puis chassa promptement cette idée sombre. Oriel était comme toutes les filles : curieuse, légère, vorace de potins et d’histoires, romanesques ou scabreuses. Pas plus compliqué que ça !

Tristan n’avait point de course urgente à faire. Il avait par contre, un besoin impérieux de prendre l’air, pour rincer son esprit soudain aux prises avec l’odeur du pain perdu. Celle, provenant des moments paisibles et gourmands auprès de sa maman. Celle, additionnée de marmelade, confectionnée par la maman d’Anouchka. Alors qu’il cinglait vers le sud en direction du Fleuve, doublant l’Arc de Triomphe « miniature » de la porte Saint-Denis en soulevant au passage un voile gris de pigeons en déroute, il se demandait pour quelle raison affluaient soudain à sa mémoire autant d’évocation d’effluve de cuisine ? Ses méninges déverouillaient de multiples casiers aux identiques saveurs doucereuses, sans parvenir à établir une ligne claire, tandis que son nez conservait encore entre ses cils sensibles, les arômes sombres et mats du café serré. Bien qu’à cet instant il identifia également en une fraction de seconde, l’odeur de pop-corn à l’ail des fientes de pigeons, le remugle poivré de l’urine humaine et les saveurs butyriques d’une queue de renard d’un alcoolique anonyme. Agacé, vaguement écœuré, il enferma son nez entre ces mains et frotta celui-ci d’un mouvement vif et bref, comme on passe un coup d’éponge sur une vaisselle souillée. Il franchit le boulevard Bonne Nouvelle encombré par la circulation et, au seuil de la rue Saint-Denis, il stoppa sa marche, releva la tête et aspira une grande goulée d’air parisien métallique et crayeux. L’haleine de sa ville natale le rasséréna, son cerveau cessa d’enfourcher son petit vélo véloce et la bibliothèque olfactive cessa d’ouvrir et refermer tous les tiroirs. L’image du joyeux désordre de la chambre d’enfants dans le film « Mary Poppins » lui vint soudain à l’esprit. Oui, certains effluves étaient comme ce petit soldat qui tentait d’échapper de son coffre, et acceptait enfin de laisser le couvercle se refermer sur lui, dans un dernier « pouêêt » !
Tristan reprit le cours de sa marche, nez et tête vide, en direction du quai des Orfèvres, où il avait une déposition à remplir.


À suivre…..

4 commentaires:

  1. De plus en plus passionnant ce festival d'odeurs ! Belle allure qui tient bien le rythme, merciiiii pour le plaisir de vous lire ! Sunny Side

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  2. Merci Sunny Side pour votre réactivité ! :) Tout le plaisir est pour ma plume !!

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  3. Encore,encore!!! c'est extra, seul bémol... devoir attendre une semaine pour la suite!
    T'es une magicienne des mots et des odeur, bravo!!

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  4. Bonjour Céline,

    Tu m'es apparue dans un rêve cette nuit. Alors me voilà, regarder ton palmarès sur internet et penser que tu réalises ce qui t'animais jadis. Je serai heureuse de reprendre contact avec toi. Bises Chrstèle Rachline christele.rachline@d-fi.fr

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