mercredi 12 décembre 2012

Grasse à l’odeur

Les murs suintent. Dans les calades sombres, encaissées, le relent demeure. Dissimulés sous les couches de crépis, prisonnier des voutes entre les immeubles enchevêtrés, il résiste. Se faufile et claironne les jours de pluie, enfle et fusionne les mois de chaleur. Mélasse noire. Odeur crasse. Entre moussaka et mousse de chêne.
Rue Droite, la langue de trottoir s’étire jusqu' au cœur de la ville, de son haleine. Le remugle du grignon d’olives, résultant des pressoirs à meules de pierres aujourd’hui disparus, badigeonne encore les murs d’une ruelle perpendiculaire et sinueuse. On devine, peint sur le flanc,  la raison sociale fanée des propriétaires. Émanations de gras ranci, de pop-corn brûlé, de chiendent humide et de pisse de chat en fine couche, qui marque le territoire de générations de félins qui se sont succédé sur ce pas de porte ombragé. Les traces des savonniers, façonniers d’une époque révolue, aux senteurs de soude et de cendre, d’huile d’olive et de mille-fleurs, persistent, reprit en cœur par les nombreuses boutiques "d'authentiques" qui alignent aujourd’hui leurs  vitrines colorées, en lieu et place des marchands d'autrefois --les boulangeries, qui fleuraient la fougassette parfumée à la fleur d’oranger, les confiseurs aux comptoirs débordant de pétales de fleurs cristallisées, de pyramides de melons translucides et de mandarines dégoulinantes de sucre confit-- afin d’attirer dans leurs rets odorants, des touristes empoissés par milles effluves de savonnettes et de sachets parfumés. Oxyde de rose, aux inflexions d’asperge et de limaille de fer pour rêver la rose de Grasse, alcool cinnamique, pour exprimer le mimosa, acétate de linalyle et coumarine, pour résumer la lavande, vanilline et éthyl maltol, pour susciter la gourmandise, essence de géranium, pour suggérer le rose de Bulgarie, methylionone, pour esquisser la violette de Toulouse,  isobornyl cyclohexanol, pour vous emporter sur les ailes d’un tapis volant parfumé au bois de Santal, evernyl et dihydromyrcenol, pour rafraichir les hommes au zeste de Cédrat. Des parfums de Cologne et de petites fleurs sages.
Naguère, la ville transpirait le patchouli et le ciste, les fleurs fatales et les résines brûlantes. Mais toutes ces odeurs ont presque disparu. Pour les débusquer, nez zélé, Il faut pénétrer les ruelles tordues et malpropres, quitter les couloirs touristiques et rattraper un filigrane enfouit dans les fissures, hébergé en tapinois sous l’enduit qui s’effrite, tressé laborieusement lorsque la ville vivait au rythme des usines. En ce temps-là, les fumées des chaudrons se détachaient des cheminées couleur de rouille perçant le ciel azur et s’épandaient sur la ville, effleurant les toits et barbouillant les façades, badigeonnant les vêtements des patrons et ceux des ouvriers, imprégnant la chair des femmes et des enfants, d’une odeur similaire et changeante. La récolte des roses au mois de mai nimbait la ville de cannelle et de miel, à l’approche de l’été pendant la saison du jasmin, les rues empestaient la dent gâtée et le foin mouillé, les gens grimaçaient, ne comprenant pas qu’une fleur si délicate puisse cocotter ainsi ; au mois de juillet, pour découvrir l’effluve de beurre clarifié de la lavande fraichement distillée, il fallait prendre le « bus des cocus » comme on le nommait, et filer dans la montagne ; lorsque c’était le tour des buissons de ciste la ville embaumait la barbapapa, puis, à l’automne, à la livraison des ballots de feuilles de patchouli, chacun se souvenait tout à coup qu’il devait ranger son grenier, enfin, venait le temps des matières sèches, celui des mousses d’arbres et de la mousse de chêne. Les filles devenaient rêveuses. Les hommes souriaient, benêts, nez au vent, et, sans que personnes ne s’en offusque, les boutiques fermaient plus tôt, les bureaux aussi, et la nuit se transformait en soupirs.
Il arrivait parfois qu’une des usines, moderne, en avance sur son époque éprouve un hoquet synthétique. Des relents étranges, indéfinissables, mais campés sur quelques solides molécules, ricochaient sur les murs de la ville et s’y attardaient pour ne plus les quitter. Hydroxycitronellal, aubépine paracrésol, isobutylquinoleine, ionones, un puzzle étrange où l’on devinait des fleurs de muguet, un lys narcotique et du cuir de vachette.
Aujourd’hui, mon fils potasse sa scolarité entre les murs du Lycée Amiral, large bâtiment en forme de U, crocheté sur l’un des versants de la ville. Lors des jours de mistral, quand les bourrasques retroussent les arbres et les vestes, des arômes de viandes grillées et de moussaka, quelquefois de crevettes surimi, viennent chatouiller les papilles des étudiants en cours d’anglais. Quand le vent tourne et se faufile depuis la mer, à l’est, les odeurs alors deviennent sucrées : fraise, framboise ou ananas. Les usines sont toujours là, sans cheminée ni fumerolles,  mais les vapeurs des arômes alimentaires ont remplacé une fois pour toutes, les fleurs et la mousse de chêne. Trêve de nourritures spirituelles ou romantiques, maintenant, les ados ont faim…

Le coin des curieux en quelques dates:
quelques découvertes de la chimie organique, utiles au métier du parfumeur depuis plus de 150 ans...
1833/34: aldehyde cinnamique, à l'odeur de canelle
1868: coumarine, à l'odeur de foin
1877: vanilline à l'odeur de gâteau
1877: aldéhyde anisique à l'odeur de mimosa
1885: quinoleine à l'odeur minérale de craie et de cuir
1898: ionones à l'odeur de violette, d'iris
1908: hydroxicitronellal à l'odeur de muguet
ect...

3 commentaires:

  1. Toujours un plaisir de passer vous lire, Céline... J'ai découvert il y a peu l'oxyde de rose, wow, c'est puissant (et très volatile, genre 15 min sur touche à peine), à utiliser en dessous du 1% j'imagine ; je lui prête des inflexions cuir, limite kérosène... L'alcool cinnamique par contre, je trouve que l'odeur est super faible, pourtant je sais que c'est très utilisé. Quant à la mousse de chêne... dommage qu'elle est si réduite par les normes draconniennes, c'est une matière vraiment sublime, que remplace mal l'evernyl, je trouve...

    Bien le bonsoir ! :)

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  2. Bonjour NLR,
    AU four et au moulin, le mois de décembre c'est la fin du monde!... Bon trève de plaisanterie, je prend le temps tout de même de vous répondre. Je zappe trop souvent les commentaires, ce n'est pas bien !L'oxyde de rose, en effet c'est tout un programme. Matière sèche, riche, puissante et terriblement marquante. Usée sans modération parfois, ou en traces, homme ou femme, luxe ou lessive...c'est l'odeur caractéristique du papier WC mais de très grande Edt également...Bagatelle pour Guerlain par exemple. L'alcool cinamique vous parait terne, car c'est une matière "molle", ce n'est pas un marqueur, un pilier ou une verticale. C'est une matière horizontale, sur lequel on ne peut pas construire un formule, mais par contre qui va agréablement "flouter" un parfum, lui apporter de la souplesse et du mystère en quelque sorte. L'oxyde de rose est une matière dure, dévorante, donc à employer pour cette raison, en prenant le risque qu'elle mange tout et hurle en solitaire ! :). La mousse de chêne est la matière pour laquelle j'ai un faible et une appétance gigantesque...mais que je n'utilise jamais,car elle donne aussitôt une connotation vieillote, désuette et poussive à n'importe quel parfum. SOn odeur est trop cataloguée, trop cloisonnée et étiquetée. L'evernyl....je ne l'utilise plus que pour faire des gels douches de compétition ( hyper stable et puissant) ...car je trouve que cela sent le "parfum de papa" ( sans mauvais jeux de mots à l'égard de mon papa ;))
    L'oxyde de rose tient longtemps, et il stridule pendant des heures s'il noue des rapports étroits avec d'autres materiaux. On en revient toujours au rapport d'odeurs, qui est un méthode de formulation plus solide, qu'une contruction en tête coeur fond.
    Joyeux Noël et tout et tout si vous faites partie des gens qui apprécie cette période, sinon, faite comme si je n'avais rien dis, je comprendrai :)

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  3. Bonsoir Céline, merci pour votre commentaire, il est éclairant. Figurez-vous que je suis allé de ce pas sentir mon PQ et effectivement il sent l'oxyde de rose, j'en suis tout ému, je n'avais jamais fait le rapport :-)) Mélange d'odeur de cellulose et de fleur fanée, avec une pointe métallique... J'aime bien aussi votre distinction entre "matière verticale" et "horizontale", je commence à sentir ce que ça signifie et à quoi ça peut être utile, cette différence. Une matière qui construit, et une autre qui "accompagne discrètement le développement olfactif...

    Une alternative à la mousse de chêne serait, je trouve la mousse d'arbre, plus verte et froide, moins vieillotte comme vous dites (je vois ce que vous voulez dire, ça fait très chypre d'antan). Avec du 2-Ethyl fenchol c'est assez terrestre :-)

    Quant à Noël, ça va, moi ça me dérange pas trop (sauf excès). Tenez, j'ai même trouvé que la frambinone avait, au bout d'un certain temps d'évaporation, une odeur résineuse de sapin de... Noël !

    Passez de bonnes Fêtes !

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