Tristan retrouva sans plaisir les murs ternes et le mobilier inconfortable de la brigade. Il passait un sale moment avec la commissaire France Gomez chaussée ce jour-là de ballerines, qui ne cessait de se déplaçer dans cette pièce exigüe, de son bureau à celui occupé par son lieutenant, tandis qu’elle l’interrogeait interminablement sur son emploi du temps des dernières heures. Gaëtan Norec, tête penchée comme à son habitude, consignait les bribes de phrases échangées. Tristan en effet parlait peu. Que pouvait-il dire, sinon qu’il avait effectué un bref aller-retour chez sa mère qui pouvait en témoigner, mais que la nuit du meurtre, il l’avait passé chez lui en solitaire, sans trouver le sommeil. Ce que personne évidemment ne pouvait confirmer. A la question posée de nombreuses fois, sur les raisons de son silence la veille, sur le fait qu’il fut totalement injoignable au cours de cette journée, Tristan ne sut que répondre, sinon qu’il ne pratiquait pas une dépendance particulière aux téléphones et qu’il avait éprouvé le besoin impérieux de s’aérer l’esprit. Évidemment, cette réponse ne satisfit aucun des deux flics.
- Comprenez-moi, soupira la commissaire, comme si interroger Tristan devenait particulièrement pénible. Vos explications sont trop vagues et vous n’avez aucun témoin qui certifie que vous étiez chez vous, la nuit du meurtre.
- Ah ? Parce que le célibat est un crime maintenant ?
- Ce n’est point ce que j’ai voulu dire, vous le savez bien. Mais votre situation est délicate, convenez-en.
- Mais je connais à peine cette jeune femme !
- Cela fait déjà trop de personnes que vous connaissez à peine, qui meurent à cause de vous.
- Qu'est-ce qui vous permet d’affirmer cela ? Pourquoi devrais-je, sinon être coupable, mais me sentir coupable d’avoir croisé plus ou moins brièvement leur vie ? C’est complètement tordu comme affirmation !
- Mais…ce sont des crimes tordus, et qui par-dessus le marché, jouissent d'un rapport direct avec vous.
- Non, vraiment. Je ne vois pas. Répondit Tristan buté, de plus en plus enfermé dans sa coquille.
- Vous refusez l’évidence pourtant : Élodie était amoureuse vous…
Un frisson intense traversa les épaules de l’homme assis devant elle. Il plia sous le poids de l’affirmation, n’acceptant pas ce lien invisible, passionnel et étrangement possessif, qui s’entortillait autour de lui et dont il n’avait jamais souhaité l’existence.
- Qu’y pouvais-je ? Je n’ai jamais encouragé ses sentiments à mon endroit.
- Reprochez-vous le passé de pute de votre mère ?
La question brutale, inattendue, le désarçonna. Il se redressa, accrocha immédiatement le regard de France Gomez, devenu dur et noir. Exigeant. Il n’aima pas la mâchoire féminine serrée et les mains soigneusement manucurées tripotant l’éternel carnet bleu turquoise. Elle lui balançait sciemment des mots vulgaires, estompés par le vernis élégant de ses fringues et de son allure. Tristan Lézard connaissait parfaitement ces entrechats bien commodes pour arracher un service, une faveur, tout en respectant les codes extérieurs de bonne conduite. Sa mère, était une championne pour éviter ce piège d’une conversation en apparence anodine, distillé par des visiteurs bien sous tout rapport, mais pas toujours tendres et respectueux. Il adopta sa meilleure défense. Une tranquille désinvolture. D’illusionniste. Savant dosage d’empathie et d’obédience, qui lui permettait de retrouver prestement son existence d’électron libre.
- Non, je n’ai aucune raison de blâmer ma mère pour son passé. Même si parfois en effet, j’ai éprouvé de la gêne auprès de mes amis ou de nos voisins. Mais cette gêne n’est survenue qu’à l’adolescence… et comme vous le savez déjà, à ce moment-là je me suis éloigné. J’ai pris mes distances.
- Appréciez-vous les femmes ?
- Vous tentez la psychologie de comptoir ?
- Répondez à ma question, je vous prie.
- Oui, bien sûr. J’aime et j’apprécie les femmes. Je ne suis pas un homosexuel refoulé incapable de gérer ses pulsions sexuelles, ou un dévoreur d’enfant, ou bien encore, un voyeuriste impuissant. Bref, je ne suis pas l’une de ces caricatures d’hommes déviants, dont on nous rebat les oreilles depuis ces dernières années, et que l’on s’emploie à débusquer dès qu’un comportement sort un peu de la normalité. Je suis tout simplement un homme qui ne souhaite pas s’engager sur des relations à long ou même, moyen terme. Pas d’attache. Il n’y a rien de répréhensible dans cette attitude, et je n’ai aucune raison de vouloir massacrer tout un tas de gens afin de purifier ma pute de mère, comme vous le formulez avec tant élégance.
Cette dernière remarque glissa sur la commissaire, comme l’eau, sur les plumes d’un canard. Elle cessa de déambuler et ne lui posa plus de question. Un silence s’installa, compact et tendu. Lézard laissa son regard courir sur les murs gris du bureau, tenta de deviner le bleu du ciel coincé entre les toits du bâtiment, s’efforçant de paraitre totalement détaché du lieu et du moment. Mais il ne pouvait faire autrement que d’éprouver dans toutes les fibres de son corps le poids des questions suspendues, le glaive des décisions flottantes sur le point de se conclure, l’échange codé des regards, entre la commissaire et son adjoint. Finalement, France Gomez se pencha sur son bureau et saisie une enveloppe brune, d'où elle retira un sachet plastifié et scellé. Elle brandit l’objet devant le nez de Tristan.
- Reconnaissez-vous ce morceau de tissus ?
- Non…
Puis l’évidence lui sauta aux yeux : il comprit enfin pourquoi les deux flics s’acharnaient sur lui, depuis deux heures maintenant.
- Oui, je reconnais une serviette de mon restaurant. Enfin, disons que la couleur et le motif correspondent, mais c’est du linge standard, et de nombreux restaurateurs utilisent exactement le même modèle . D’où provient-elle ?
Gaëtan Norec, petit bonhomme bigleux et sentimental éprouva aussitôt ce terrible pincement de jalousie. Il n’eut pas le temps d’applaudir des paupières que sa chef répondait déjà à la question du suspect…mais pas du tout comme il s’y attendait.
- Je vais vous montrer. Veuillez prendre vos affaires, et nous suivre.
- Où m’emmenez-vous ?
- Vous verrez bien.
- Mais…, ce n’est pas légal ?!
- Vous avez peur ? Ne vous inquiétez pas de ce qui est légal ou pas, je vous demande simplement de participez à l’enquête, j’ai besoin de votre nez. C’est tout.
Pendant ce temps, Norec s’agitait et tentait vainement de lancer une armada de signaux de détresse à sa commissaire. Bon sang ! Mais qu’est ce qu’il lui prenait tout à coup ? D’habitude, ils se concertaient, décidaient ensemble d’une stratégie. Et voilà que le plan était bouleversé : on flirtait maintenant avec l’improvisation totale, et Norec n’appréciait pas du tout cette façon de filer en roue libre. Aller savoir, où sa commissaire allait les entrainer. On allait se planter, ça oui ! Un beau gadin, et lui, Norec, allait devoir se taper toute la réorganisation du bloc-notes : quadrillage et autoroute de l’info, points de convergences et conclusion. Non, vraiment, Gomez filait un mauvais coton avec cette affaire. Et où, allait-on d’abord ?! Et pourquoi soudain, avait-elle besoin du pif du beau gosse…elle pouvait utiliser le sien, non ? Il louchait certes, mais son nez et ses oreilles fonctionnaient parfaitement !
Gaëtan cessa de maugréer quand il s’aperçut que Gomez et Lézard avaient quitté le bureau, sans se soucier de savoir s’il suivait le mouvement. Il enfila son blouson et, fataliste, suivit sa chef parvenue déjà au bout du couloir et qui, certainement, aurait à nouveau besoin de ses inestimables services. Services et petits soins, que ce type, suspect de toute façon, ne pourrait jamais lui offrir ! Gaëtan peinait à les rejoindre, quand un raffut éclata soudain au seuil de la porte du bâtiment. Parmi le groupe de personnes qui patientaient résignés à l’accueil, une jeune femme s’arracha brusquement de sa chaise et bondit sur Lézard, qui, prit de court se retrouva avec une femme hurlante et gesticulante dans ces bras.
- C’est de ta faute salaud ! Elle t’aimait, et toi tu la massacrée !!
Les cris de rage de la jeune femme et ceux hurlés par les policiers ordonnant de se calmer immédiatement, créèrent un formidable charivari, que le public qui s’ennuyait ferme jusqu’à présent, savoura avec toute l’attention du badaud devant une scène dramatique et grotesque. Tristan ne parvenait pas à se défaire de la harpie qui l’insultait de tous les noms d’oiseaux raflés dans son dictionnaire personnel, visiblement largement pourvu. Il réussit toutefois à écarter son visage quelques secondes, repoussant les mains terriblement agressives, pour identifier abasourdit, sa comptable, habituellement douce et effacée, et absorber dans la foulée, une explosion d’effluves de sabayon et de fruits confis, qu’il assimila immédiatement à un parfum, d’une célèbre marque, dont elle s’inondait chaque jour. Car, affirmait-elle, c’était une merveille, mais il ne tenait pas. La preuve : elle ne le sentait plus, une heure après s’en être largement vaporisé. Pourtant, son entourage supportait toute la journée les inépuisables vagues liquoreuses…
Enfin, deux femmes en uniforme emportèrent, ou plutôt, trainèrent la femme gesticulante, tandis qu’elle vociférait sans relâche ces dérisoires menaces, ponctuées d’énormes sanglots entrecoupés de « salaud, tu l’as tuée.. ! », et de « mais..elle t’aimait…" Tristan, enfin débarrassé, décoiffé et débraillé, chamboulé par la brutalité de l’évènement, s’efforçait de reprendre ses esprits sur le parvis extérieur. Il percevait l’écho de plus en plus lointain, des cris hystériques d’une colère terriblement douloureuse.
- Vous la connaissez ?
- Oui, vous allez trouver cela bizarre, mais c’est ma comptable. Je ne comprends pas ce qu’elle fait ici.
- C’est notre premier témoin. C’est elle qui a découvert le corps, hier matin.
Tristan regarda la commissaire sans comprendre.
- Vous ne saviez pas qu’Élodie et Sonia Mayol, votre comptable, étaient très proches ? Mademoiselle Mayol devait retrouver son amie, chez elle, hier matin. Quand elle est arrivée sur les lieux, elle a remarqué que la porte d’entrée habituellement cadenassée était entre-ouverte. Le corps d’Elodie étendue dans la cuisine.
- Non, je n’en savais rien
- Vous connaissez bien Mademoiselle Mayol ? Depuis quand, travaille-t-elle pour vous?
- Depuis six mois, plus ou moins. C’est Antoine en général qui s’occupe des papiers, de la gestion du porte-monnaie… je la croise de temps à autre, nous échangeons quelques mots, mais sans plus. Je ne me souvenais pas de son nom d’ailleurs…
- Vous comprenez ce qui l’a mise dans cet état ?
- Non.
- Elle vous a griffé le visage. Deux belles rayures sur votre jolie gueule. Rien de grave rassurez-vous, là où nous vous emmenons nous pourrons désinfecter la plaie.
Tristan entendit à peine la remarque de Gomez, le nez et la mémoire inondée d’images terrifiantes. Il venait à l’instant d’effleurer sa plaie du bout des doigts, en un simple geste instinctif, afin de vérifier la profondeur de la griffure, la nature de la douleur, quand, geste automatique, il porta sa main à son nez et retrouva le choc familier de crème sucrailleuse et confite. Il voulut en faire la remarque au commissaire, mais elle s’était déjà éloignée marchant rapidement devant lui, hors de portée de voix, vers une voiture banalisée dans laquelle elle s’engouffra. Norec se tourna vers lui, et lui ordonna froidement de prendre place sur le siège passager. Lui-même grimpait à l’arrière. Les portes claquèrent, et l’occasion de parler sembla se clore aussi sèchement.
Nouveau lieu. Nouvelle étiquette odorante. Propre, aiguisée et métallique. Verte à vous faire grincer des dents. Et puis en cherchant bien, en écartant soigneusement une strate puis l’autre, on dénichait un relent doux et sucré de poussière grasse, de joins en plâtre, corrodés par la moisissure, de tabac, adoucit de miel, de cellulose et, détail étrange, d’encens parfumé à la rose.
Tristan nez aux aguets, oublieux de l’étrangeté du lieu et du drame survenu quelques minutes plus tôt, traversait les couloirs de la morgue au coté du commissaire et de son adjoint, jusqu’au bloc où l’attendait le cadavre de la seconde victime : Élodie Donnat. Gomez se tourna vers lui avant d’ouvrir la porte à double battant.
- Vous pensez que vous tiendrez le coup ?
- Je n’en sais rien. Elle ressemble à la première victime, non ?
- Oui, elle est dans le même état. Mais cette fois-ci vous connaissez personnellement la jeune femme. Et, ça change tout. Si vous ne vous sentez pas bien, faites-nous signe et on vous renvoie à l’extérieur.
- OK. Allons-y.
Tristan découvrit une petite pièce entièrement carrelée d’un jaune très pâle, avec au centre, une unique et longue table en métal. Déposée dessus, il remarqua une forme vague, couverte d’un tablier épais, laissant paraitre des orteils féminins peints en orange vif, et une étiquette d’identification. Le médecin légiste les attendait au côté du chariot, patient et paisible. Sur un signe de la commissaire, il retira délicatement la longue cape protectrice qui enveloppait le corps.
Comme la première fois, la curiosité pour l’odeur prit le dessus sur le dégoût, ou la pitié. Tristan approcha son nez, yeux mi-clos, et huma l’émanation du corps déformé par les brulures et l’épilation brutale. Il commença par la racine des cheveux, longs et intacts. Descendit doucement sur le front noircit, ne s’attarda pas sur les yeux ni sur les lèvres, glissa rapidement vers l’abdomen où il erra un moment, surtout près des aisselles. Il resta suspendu au-dessus du ventre et du mont de Vénus, labourés par les brulures et les écorchures. Il acheva sa course sur les jambes, opérant des allers-retours, le nez effleurant les genoux, les cuisses et les tibias. Les pieds ne sentaient rien de particulier. Il se redressa et s’éloigna. Il respira soigneusement sa chemise imprégnée de sa propre odeur, rassurante et clarifiante, puis revint vers le corps et poursuivit son analyse, cette fois à presque un mètre de distance du cadavre. Il rôda autour, s’interrompant parfois. S’approchant soudain du cou de la victime puis s’écartant, reprenant sa progression lente et circulaire.
Les trois autres personnes attendaient, gênées par ces manières étranges d’animal renifleur, dans un lieu consacré à l’observation visuelle et la science objective. Soudain, c’étaient eux, les analystes du comportement humain, qui ne se trouvaient plus à leur place : ne sachant que dire, ni quelle question poser.
France Gomez s’éclaircit la gorge et demanda presque brutalement :
- Alors, qu’en pensez-vous ?
- La serviette que vous m’avez montrée tout à l'heure, était déposée sur le corps de la fille n'est-ce pas ?
- Oui, en effet. Sauriez-vous nous dire à quel endroit ?
- Autour de son cou. Je reconnais, imprimée sur la peau, la signature olfactive de notre lessive, modifiée par une trace de café.
- En effet, votre serviette était nouée autour de son cou comme un simple foulard.
Le légiste prit la parole :
- Sans doute, mais je n’ai pas relevé de trace de café sur la peau, pas plus que je n’ai constaté d’irritation sur cette partie du corps, causée par l’emploi d’un détergent. Enfin, la jeune femme n’a pas été étranglée avec ce textile. Ce n’est pas la cause de sa mort.
Tristan lui coupa la parole
- Non, elle a été tuée comme la première victime : avec une longue aiguille enfilée dans le nez. C’est ça ?
- Oui. Répondit Gomez. Autre chose ?
- Épilation à la marmelade, comme d’habitude…enfin si je puis dire. Analogue et incompréhensible, relent de pain perdu. Un reste de café froid, et surtout, des poils enflammés au brûleur. J’ai noté une odeur de combustion au gaz.
- Oui, cela explique l’état de la peau entamée de façon plus profonde et plus large que la première victime. Énonça le légiste de sa voix tranquille et précise. Mais je ne comprends pas votre remarque sur le pain perdu. Je n’ai aucune trace d’œuf ou de produit laitier.
- Je ne comprends pas non plus, répliqua Tristan en souriant tristement. Car il était vraiment navré du sort tragique advenu à la jolie Élodie.
- Pourriez vous nous expliquez pourquoi, votre serviette s’est retrouvée sur la victime ? Demanda durement Gomez.
- J’imagine, comme pour les chaussettes de Voltaire
- C'est-à-dire ?
- Une griffe, en quelque sorte. Une stratégie indécelable à la majorité, uniquement perceptible pour moi. Mon nez. Ma faculté à débusquer et analyser les odeurs. Je vous l’ai dit : matières invisibles, détails d’importances. Quant à la serviette, je la lui avais remise il y a deux, ou peut être trois jours, je ne sais plus, afin d’éponger le café qu’elle avait renversé sur la table où nous nous trouvions. Je ne pensais pas qu’elle l’avait conservé…
- Nous ? Il y a donc des témoins de l’incident ?
- Oui. Antoine et sa petite amie, dont je ne me rappelle plus le prénom.
- Comprenez-moi, soupira la commissaire, comme si interroger Tristan devenait particulièrement pénible. Vos explications sont trop vagues et vous n’avez aucun témoin qui certifie que vous étiez chez vous, la nuit du meurtre.
- Ah ? Parce que le célibat est un crime maintenant ?
- Ce n’est point ce que j’ai voulu dire, vous le savez bien. Mais votre situation est délicate, convenez-en.
- Mais je connais à peine cette jeune femme !
- Cela fait déjà trop de personnes que vous connaissez à peine, qui meurent à cause de vous.
- Qu'est-ce qui vous permet d’affirmer cela ? Pourquoi devrais-je, sinon être coupable, mais me sentir coupable d’avoir croisé plus ou moins brièvement leur vie ? C’est complètement tordu comme affirmation !
- Mais…ce sont des crimes tordus, et qui par-dessus le marché, jouissent d'un rapport direct avec vous.
- Non, vraiment. Je ne vois pas. Répondit Tristan buté, de plus en plus enfermé dans sa coquille.
- Vous refusez l’évidence pourtant : Élodie était amoureuse vous…
Un frisson intense traversa les épaules de l’homme assis devant elle. Il plia sous le poids de l’affirmation, n’acceptant pas ce lien invisible, passionnel et étrangement possessif, qui s’entortillait autour de lui et dont il n’avait jamais souhaité l’existence.
- Qu’y pouvais-je ? Je n’ai jamais encouragé ses sentiments à mon endroit.
- Reprochez-vous le passé de pute de votre mère ?
La question brutale, inattendue, le désarçonna. Il se redressa, accrocha immédiatement le regard de France Gomez, devenu dur et noir. Exigeant. Il n’aima pas la mâchoire féminine serrée et les mains soigneusement manucurées tripotant l’éternel carnet bleu turquoise. Elle lui balançait sciemment des mots vulgaires, estompés par le vernis élégant de ses fringues et de son allure. Tristan Lézard connaissait parfaitement ces entrechats bien commodes pour arracher un service, une faveur, tout en respectant les codes extérieurs de bonne conduite. Sa mère, était une championne pour éviter ce piège d’une conversation en apparence anodine, distillé par des visiteurs bien sous tout rapport, mais pas toujours tendres et respectueux. Il adopta sa meilleure défense. Une tranquille désinvolture. D’illusionniste. Savant dosage d’empathie et d’obédience, qui lui permettait de retrouver prestement son existence d’électron libre.
- Non, je n’ai aucune raison de blâmer ma mère pour son passé. Même si parfois en effet, j’ai éprouvé de la gêne auprès de mes amis ou de nos voisins. Mais cette gêne n’est survenue qu’à l’adolescence… et comme vous le savez déjà, à ce moment-là je me suis éloigné. J’ai pris mes distances.
- Appréciez-vous les femmes ?
- Vous tentez la psychologie de comptoir ?
- Répondez à ma question, je vous prie.
- Oui, bien sûr. J’aime et j’apprécie les femmes. Je ne suis pas un homosexuel refoulé incapable de gérer ses pulsions sexuelles, ou un dévoreur d’enfant, ou bien encore, un voyeuriste impuissant. Bref, je ne suis pas l’une de ces caricatures d’hommes déviants, dont on nous rebat les oreilles depuis ces dernières années, et que l’on s’emploie à débusquer dès qu’un comportement sort un peu de la normalité. Je suis tout simplement un homme qui ne souhaite pas s’engager sur des relations à long ou même, moyen terme. Pas d’attache. Il n’y a rien de répréhensible dans cette attitude, et je n’ai aucune raison de vouloir massacrer tout un tas de gens afin de purifier ma pute de mère, comme vous le formulez avec tant élégance.
Cette dernière remarque glissa sur la commissaire, comme l’eau, sur les plumes d’un canard. Elle cessa de déambuler et ne lui posa plus de question. Un silence s’installa, compact et tendu. Lézard laissa son regard courir sur les murs gris du bureau, tenta de deviner le bleu du ciel coincé entre les toits du bâtiment, s’efforçant de paraitre totalement détaché du lieu et du moment. Mais il ne pouvait faire autrement que d’éprouver dans toutes les fibres de son corps le poids des questions suspendues, le glaive des décisions flottantes sur le point de se conclure, l’échange codé des regards, entre la commissaire et son adjoint. Finalement, France Gomez se pencha sur son bureau et saisie une enveloppe brune, d'où elle retira un sachet plastifié et scellé. Elle brandit l’objet devant le nez de Tristan.
- Reconnaissez-vous ce morceau de tissus ?
- Non…
Puis l’évidence lui sauta aux yeux : il comprit enfin pourquoi les deux flics s’acharnaient sur lui, depuis deux heures maintenant.
- Oui, je reconnais une serviette de mon restaurant. Enfin, disons que la couleur et le motif correspondent, mais c’est du linge standard, et de nombreux restaurateurs utilisent exactement le même modèle . D’où provient-elle ?
Gaëtan Norec, petit bonhomme bigleux et sentimental éprouva aussitôt ce terrible pincement de jalousie. Il n’eut pas le temps d’applaudir des paupières que sa chef répondait déjà à la question du suspect…mais pas du tout comme il s’y attendait.
- Je vais vous montrer. Veuillez prendre vos affaires, et nous suivre.
- Où m’emmenez-vous ?
- Vous verrez bien.
- Mais…, ce n’est pas légal ?!
- Vous avez peur ? Ne vous inquiétez pas de ce qui est légal ou pas, je vous demande simplement de participez à l’enquête, j’ai besoin de votre nez. C’est tout.
Pendant ce temps, Norec s’agitait et tentait vainement de lancer une armada de signaux de détresse à sa commissaire. Bon sang ! Mais qu’est ce qu’il lui prenait tout à coup ? D’habitude, ils se concertaient, décidaient ensemble d’une stratégie. Et voilà que le plan était bouleversé : on flirtait maintenant avec l’improvisation totale, et Norec n’appréciait pas du tout cette façon de filer en roue libre. Aller savoir, où sa commissaire allait les entrainer. On allait se planter, ça oui ! Un beau gadin, et lui, Norec, allait devoir se taper toute la réorganisation du bloc-notes : quadrillage et autoroute de l’info, points de convergences et conclusion. Non, vraiment, Gomez filait un mauvais coton avec cette affaire. Et où, allait-on d’abord ?! Et pourquoi soudain, avait-elle besoin du pif du beau gosse…elle pouvait utiliser le sien, non ? Il louchait certes, mais son nez et ses oreilles fonctionnaient parfaitement !
Gaëtan cessa de maugréer quand il s’aperçut que Gomez et Lézard avaient quitté le bureau, sans se soucier de savoir s’il suivait le mouvement. Il enfila son blouson et, fataliste, suivit sa chef parvenue déjà au bout du couloir et qui, certainement, aurait à nouveau besoin de ses inestimables services. Services et petits soins, que ce type, suspect de toute façon, ne pourrait jamais lui offrir ! Gaëtan peinait à les rejoindre, quand un raffut éclata soudain au seuil de la porte du bâtiment. Parmi le groupe de personnes qui patientaient résignés à l’accueil, une jeune femme s’arracha brusquement de sa chaise et bondit sur Lézard, qui, prit de court se retrouva avec une femme hurlante et gesticulante dans ces bras.
- C’est de ta faute salaud ! Elle t’aimait, et toi tu la massacrée !!
Les cris de rage de la jeune femme et ceux hurlés par les policiers ordonnant de se calmer immédiatement, créèrent un formidable charivari, que le public qui s’ennuyait ferme jusqu’à présent, savoura avec toute l’attention du badaud devant une scène dramatique et grotesque. Tristan ne parvenait pas à se défaire de la harpie qui l’insultait de tous les noms d’oiseaux raflés dans son dictionnaire personnel, visiblement largement pourvu. Il réussit toutefois à écarter son visage quelques secondes, repoussant les mains terriblement agressives, pour identifier abasourdit, sa comptable, habituellement douce et effacée, et absorber dans la foulée, une explosion d’effluves de sabayon et de fruits confis, qu’il assimila immédiatement à un parfum, d’une célèbre marque, dont elle s’inondait chaque jour. Car, affirmait-elle, c’était une merveille, mais il ne tenait pas. La preuve : elle ne le sentait plus, une heure après s’en être largement vaporisé. Pourtant, son entourage supportait toute la journée les inépuisables vagues liquoreuses…
Enfin, deux femmes en uniforme emportèrent, ou plutôt, trainèrent la femme gesticulante, tandis qu’elle vociférait sans relâche ces dérisoires menaces, ponctuées d’énormes sanglots entrecoupés de « salaud, tu l’as tuée.. ! », et de « mais..elle t’aimait…" Tristan, enfin débarrassé, décoiffé et débraillé, chamboulé par la brutalité de l’évènement, s’efforçait de reprendre ses esprits sur le parvis extérieur. Il percevait l’écho de plus en plus lointain, des cris hystériques d’une colère terriblement douloureuse.
- Vous la connaissez ?
- Oui, vous allez trouver cela bizarre, mais c’est ma comptable. Je ne comprends pas ce qu’elle fait ici.
- C’est notre premier témoin. C’est elle qui a découvert le corps, hier matin.
Tristan regarda la commissaire sans comprendre.
- Vous ne saviez pas qu’Élodie et Sonia Mayol, votre comptable, étaient très proches ? Mademoiselle Mayol devait retrouver son amie, chez elle, hier matin. Quand elle est arrivée sur les lieux, elle a remarqué que la porte d’entrée habituellement cadenassée était entre-ouverte. Le corps d’Elodie étendue dans la cuisine.
- Non, je n’en savais rien
- Vous connaissez bien Mademoiselle Mayol ? Depuis quand, travaille-t-elle pour vous?
- Depuis six mois, plus ou moins. C’est Antoine en général qui s’occupe des papiers, de la gestion du porte-monnaie… je la croise de temps à autre, nous échangeons quelques mots, mais sans plus. Je ne me souvenais pas de son nom d’ailleurs…
- Vous comprenez ce qui l’a mise dans cet état ?
- Non.
- Elle vous a griffé le visage. Deux belles rayures sur votre jolie gueule. Rien de grave rassurez-vous, là où nous vous emmenons nous pourrons désinfecter la plaie.
Tristan entendit à peine la remarque de Gomez, le nez et la mémoire inondée d’images terrifiantes. Il venait à l’instant d’effleurer sa plaie du bout des doigts, en un simple geste instinctif, afin de vérifier la profondeur de la griffure, la nature de la douleur, quand, geste automatique, il porta sa main à son nez et retrouva le choc familier de crème sucrailleuse et confite. Il voulut en faire la remarque au commissaire, mais elle s’était déjà éloignée marchant rapidement devant lui, hors de portée de voix, vers une voiture banalisée dans laquelle elle s’engouffra. Norec se tourna vers lui, et lui ordonna froidement de prendre place sur le siège passager. Lui-même grimpait à l’arrière. Les portes claquèrent, et l’occasion de parler sembla se clore aussi sèchement.
Nouveau lieu. Nouvelle étiquette odorante. Propre, aiguisée et métallique. Verte à vous faire grincer des dents. Et puis en cherchant bien, en écartant soigneusement une strate puis l’autre, on dénichait un relent doux et sucré de poussière grasse, de joins en plâtre, corrodés par la moisissure, de tabac, adoucit de miel, de cellulose et, détail étrange, d’encens parfumé à la rose.
Tristan nez aux aguets, oublieux de l’étrangeté du lieu et du drame survenu quelques minutes plus tôt, traversait les couloirs de la morgue au coté du commissaire et de son adjoint, jusqu’au bloc où l’attendait le cadavre de la seconde victime : Élodie Donnat. Gomez se tourna vers lui avant d’ouvrir la porte à double battant.
- Vous pensez que vous tiendrez le coup ?
- Je n’en sais rien. Elle ressemble à la première victime, non ?
- Oui, elle est dans le même état. Mais cette fois-ci vous connaissez personnellement la jeune femme. Et, ça change tout. Si vous ne vous sentez pas bien, faites-nous signe et on vous renvoie à l’extérieur.
- OK. Allons-y.
Tristan découvrit une petite pièce entièrement carrelée d’un jaune très pâle, avec au centre, une unique et longue table en métal. Déposée dessus, il remarqua une forme vague, couverte d’un tablier épais, laissant paraitre des orteils féminins peints en orange vif, et une étiquette d’identification. Le médecin légiste les attendait au côté du chariot, patient et paisible. Sur un signe de la commissaire, il retira délicatement la longue cape protectrice qui enveloppait le corps.
Comme la première fois, la curiosité pour l’odeur prit le dessus sur le dégoût, ou la pitié. Tristan approcha son nez, yeux mi-clos, et huma l’émanation du corps déformé par les brulures et l’épilation brutale. Il commença par la racine des cheveux, longs et intacts. Descendit doucement sur le front noircit, ne s’attarda pas sur les yeux ni sur les lèvres, glissa rapidement vers l’abdomen où il erra un moment, surtout près des aisselles. Il resta suspendu au-dessus du ventre et du mont de Vénus, labourés par les brulures et les écorchures. Il acheva sa course sur les jambes, opérant des allers-retours, le nez effleurant les genoux, les cuisses et les tibias. Les pieds ne sentaient rien de particulier. Il se redressa et s’éloigna. Il respira soigneusement sa chemise imprégnée de sa propre odeur, rassurante et clarifiante, puis revint vers le corps et poursuivit son analyse, cette fois à presque un mètre de distance du cadavre. Il rôda autour, s’interrompant parfois. S’approchant soudain du cou de la victime puis s’écartant, reprenant sa progression lente et circulaire.
Les trois autres personnes attendaient, gênées par ces manières étranges d’animal renifleur, dans un lieu consacré à l’observation visuelle et la science objective. Soudain, c’étaient eux, les analystes du comportement humain, qui ne se trouvaient plus à leur place : ne sachant que dire, ni quelle question poser.
France Gomez s’éclaircit la gorge et demanda presque brutalement :
- Alors, qu’en pensez-vous ?
- La serviette que vous m’avez montrée tout à l'heure, était déposée sur le corps de la fille n'est-ce pas ?
- Oui, en effet. Sauriez-vous nous dire à quel endroit ?
- Autour de son cou. Je reconnais, imprimée sur la peau, la signature olfactive de notre lessive, modifiée par une trace de café.
- En effet, votre serviette était nouée autour de son cou comme un simple foulard.
Le légiste prit la parole :
- Sans doute, mais je n’ai pas relevé de trace de café sur la peau, pas plus que je n’ai constaté d’irritation sur cette partie du corps, causée par l’emploi d’un détergent. Enfin, la jeune femme n’a pas été étranglée avec ce textile. Ce n’est pas la cause de sa mort.
Tristan lui coupa la parole
- Non, elle a été tuée comme la première victime : avec une longue aiguille enfilée dans le nez. C’est ça ?
- Oui. Répondit Gomez. Autre chose ?
- Épilation à la marmelade, comme d’habitude…enfin si je puis dire. Analogue et incompréhensible, relent de pain perdu. Un reste de café froid, et surtout, des poils enflammés au brûleur. J’ai noté une odeur de combustion au gaz.
- Oui, cela explique l’état de la peau entamée de façon plus profonde et plus large que la première victime. Énonça le légiste de sa voix tranquille et précise. Mais je ne comprends pas votre remarque sur le pain perdu. Je n’ai aucune trace d’œuf ou de produit laitier.
- Je ne comprends pas non plus, répliqua Tristan en souriant tristement. Car il était vraiment navré du sort tragique advenu à la jolie Élodie.
- Pourriez vous nous expliquez pourquoi, votre serviette s’est retrouvée sur la victime ? Demanda durement Gomez.
- J’imagine, comme pour les chaussettes de Voltaire
- C'est-à-dire ?
- Une griffe, en quelque sorte. Une stratégie indécelable à la majorité, uniquement perceptible pour moi. Mon nez. Ma faculté à débusquer et analyser les odeurs. Je vous l’ai dit : matières invisibles, détails d’importances. Quant à la serviette, je la lui avais remise il y a deux, ou peut être trois jours, je ne sais plus, afin d’éponger le café qu’elle avait renversé sur la table où nous nous trouvions. Je ne pensais pas qu’elle l’avait conservé…
- Nous ? Il y a donc des témoins de l’incident ?
- Oui. Antoine et sa petite amie, dont je ne me rappelle plus le prénom.
....à suivre
Suis trop contente, je ne m'y attendais pas. Le texte est impec, toujours aussi dense et passionnant, ah la la me voilà sacrément groupie ! J'espère ne pas être la seule ! Sunny Side
RépondreSupprimerMerci Sunny Side pour vos mots et votre fidélité de groupie ! :) Je n'en sais rien si vous êtes la seule, et quand bien même, un seul lecteur enthousiaste c'est un cadeau ! Merci !!
RépondreSupprimerMerci également au(x?) lecteur(s) et trice(s) silencieux (ses) ;)
....quand je pense que j'avais programmé 7 épisodes, puis 10...et maintenant j'imagine 13...enfin, en tout cas je ne m'ennuie absolument pas à écrire cette petite intrigue, et du coté des lecteurs, hé bien, la merveilleuse liberté d'un blog, c'est que l'on peut choisir de s'y attarder ou pas ! :)
A bientôt pour de nouvelles zaventures !
Un seul lecteur ? Mais c'est une blague, on est au moins deux ! Et beaucoup plus que ça, je suis sûre... je me suis tenue à l'écart du blog pendant quelques semaines et voilà, aujourd'hui j'ai eu trois épisodes à lire d'un coup, quel bonheur !
RépondreSupprimerMerci Céline pour votre imagination, merci de partager avec nous votre talent... et longue vie à Tristan -d'ailleurs si on pouvait être présentés... ;-)
Oh tristesse, vous nous aviez promis au moins treize chapitres ... juste un petit signe de vie pour nous dire si vous arrêtez, ou si tout simplement c'est un problème de timing ... Sunny Side
RépondreSupprimerBonjour Sunny Side
RépondreSupprimerEt toutes mes immenses excuses pour cet interminable et egoiste silence.
Sans m'étendre sur ma vie perso, l'explication de cette longue interruption provient de soucis de santé sans gravité mais qui ont eu pour conséquence une grosse/immense fatigue et la perte du fil, du rythme, de la rigueur !TOus les jours je me suis dis : envois au moins un petit mot d'explication...mais trop découragéé ou froussarde pour affronter ma momentanée démission du blog.
Je n'arrête pas le blog, ni le polar. La suite et la fin des Poils du Dieu Pan va arriver...faut juste que je me file un grand coup de pied au c.. ! :)))
Merci Sunny d'avoir envoyer vos petits mots..c'est comme un petit signal positif dans ma grosse fatigue.Celine
Oh take care c'est le plus important, suivez votre rythme et ne vous en faites pas, l'essentiel est d'avoir envie de continuer, vous savez je suis coincée dans l'éternité du temps alors attendre ... attendre ... Pas de coup de pied au c... laissez-vous le temps de vous reconstruire ! Sunny
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