lundi 3 mai 2010

Evaluation

Pas de critique. Une approche alternative.
Je regarde la mouillette tanguer sous les narines de l’évaluatrice, tandis qu’en silence, le regard perdu et sombre, elle prend le temps d’humer les creux et les pleins de mon parfum. Elle souffle légèrement, aspire une goulée d’air neutre en penchant son visage sur le coté, puis d’un geste machinal rapporte l'étroite bande de papier buvard sous son nez. Temps suspendu : concentration et analyse. La baguette blanche s’éloigne à nouveau, s’agite comme un éventail inutile au bout de son bras ballant dans le vide, tandis que sa tête bascule légèrement en arrière. La moquette absorbe sans rechigner. Je jette un œil désabusé vers le sol et j’imagine faire disparaitre ce revêtement à bouclettes saturé de molécules rances et variées. Pourtant l’odeur de mon bureau, malgré la ribambelle de strates déposées par moi-même et mes prédécesseurs depuis de nombreuses années, est agréable. Les espaces dédiés à la créations de parfums offrent une identité olfactive stable, quelque soit la société ou l’époque. La pièce où officiait mon grand père possédait la même empreinte caractéristique que le lieu où travaillait mon père, quand je le rejoignais après l’école. Et quand à mon tour j’ai occupé un bureau, j’ai été enveloppée par la même combinaison douce, fruitée et sucrée. Comme une pâte de fruit chaude déposée dans une boîte en bois. Fraise, cassis, pêche, copeaux de bois et résines anciennes. Les temps changent, mais certaines traces persistent. Résultat d’un savoir faire immuable, de manipulations identiques, de gestes toujours répétés et de maladresses inchangées. Vie et tracas d’un laboratoire où se composent les essais des parfumeurs, couloirs, où se promènent les échantillons, étagères, où sont stockés les essais en cours et les matières premières, sol en lino, où se fracassent régulièrement des flacons qui ne sentent pas toujours la rose ! Depuis plus d’un siècle de parfumerie moderne, les ingrédients demeurent plus ou moins analogues. Quand les laborantines chauffent quelques matières visqueuses pour les ramollir et rendre possible leur emploi, l’étage embaume la gomme ou la résine, de labdanum, de benjoin, de lentisque, de cashmeran, belle matière de synthèse douce comme du beau papier. Parfois une vague piquante franchit les portes, portée par un courant d’air inopportun. Un bidon d’aldéhyde C12 Laurique vient d’être transvasé. Un relent de vomit de bébé pince mon nez. Je rectifie aussitôt : mais non, c’est l’odeur subtil et élégante du kumquat, de la mandarine, de certains aromates. Un parfumeur c’est bien connu reste toujours positif, et son nez transforme tout en sourire…
En fin de matinée, ce jour là, un léger relent de crotte de souris se glisse dans mon bureau, anodin et tenace. J’ai transmis à ma laborantine une demi-heure plus tôt, la formule d’un accord imaginé autour du muguet et de quelques fleurs diaphanes. Une charnière indispensable, réduit à l’expression d’un simple composant terriblement puissant afin que ma clochette prenne forme ronde, blanche et charnue, vient de s’évaporer de son flacon, chemine au long des couloirs et virevolte en ce moment sous mon nez. Je prends conscience qu’une odeur de merde est nécessaire pour rendre les fleurs, blanches et lumineuses. Bref aperçu de la subtilité contradictoire de la parfumerie.
Maintenant, le fameux muguet s’agite sous le radar renifloir de mon évaluatrice, qui finit par lâcher que c’est bien, mais qu’elle devine un peu trop la présence d’une odeur de chicot. Traduction : j’ai trop forcé sur l’indol, la fameuse molécule si efficace, et ça sent la vieille dent cariée. Je pince la bouche, contrariée. Là où je vois un immense et généreux bouquet de fleurs virginales, ma collègue évoque quelques noirceurs et haleine d’égouts. Certainement un désaccord d' échelle de curseurs et de goût. Je commence à négocier et peser. Elle répond avec une jolie moue indulgente qu’un geste supplémentaire et un léger décrochage vers de nouveaux territoires conviendraient mieux. Je réponds que nenni, j’y perds mon récit. Débute un pas de deux, chacune agitant et respirant à petit coup sa touche parfumée. L’air embaume le muguet. Non, le chicot me répond-elle. Je pointe ma pique en papier vers sa personne et lui déclare que je n’en supporterais pas davantage, que ma créativité est piétinée, bafouée ! Elle me rétorque mouillette au vent, que je me laisse aller, que je m’endors sur mes lauriers. Nous nous disputons comme de vieux camarades de troquets. Elle finit par se lever, et dépose dans la poubelle la touche usée et défraichit, qu’elle lâche négligemment comme une ultime parade. Elle quitte mon bureau, sans emporter la note de fond. Elle ne souhaite pas poursuivre le récit. Fin de chapitre. Le livre se ferme avant d’avoir débuté. Agacée et vexée, je me lève à mon tour et me dirige vers le labo. Les portes s’ouvrent et l’Odeur m’accueille. Je suis soudain chez moi, au cœur d’un univers familier et serein. Comme si un immense doudou d’enfance m’enveloppait en un instant. Sucré et cracra. Rassurant et réconfortant. Bah ! Je trouverai bien une réponse pour mon bouquet.
Pour Fabienne, Natacha, Christophe, Virginie (les 3) et tous les autres que je ne peux citer faute de place, avec qui j'ai imaginé et achevé certains parfums dont nous étions fièr(e)s.
Pour Léa Walter qui a inspiré ce post, avec ses bonnes questions ;)

9 commentaires:

  1. Chère Céline, merci de me faire voyager dans le temps avec ce billet qui arrive à point avec le 1er Mai !
    Je revois encore ta tête un peu vexée de devoir retravailler ton chef d'oeuvre, et le bonheur de sentir tes parfums "retricotés"

    Virginie (une des trois) qui se souvient encore de tes odeurs de météorites!!!

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  2. "Un parfumeur c’est bien connu reste toujours positif, et son nez transforme tout en sourire…"
    Merci aux parfumeurs (et tous ceux qui travaillent avec eux) pour le sourire qu'ils posent sur nos vies !
    stef

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  3. Quel beau metier : merci de le partager.....

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  4. Bonjour une des 3 Virginie,
    Oui, c'etait le temps des cailloux, on a parfois des fixettes ! cailloux salé, pierre de lune, fleur de goudron...et météorite effectivement !

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  5. Bonjour Miss Zen,
    Oui, je ne peux pas me plaindre, c'est un univers nourissant et surprenant !

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  6. Voilà un beau papier qui me donne la nostalgie du labo et de la terrible incompréhension dont est victime le parfumeur!

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  7. Merci pour ce beau billet rempli de sincérité , d'humour et pour nous avoir entrouvert la porte d'un parfumeur ....
    Quel beau métier !!
    Justement , ma fille commence l'année prochaine des études de chimie pour travailler dans la parfumerie :-)

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  8. Merci merci pour ce très beau récit, qui sonne si juste… et la dédicace ! Voilà qui fait sourire, mais aussi réfléchir, sur la fonction d’évaluatrice. Ce « parfum des parfumeurs », éternellement stable, je le connais, le l’adore, je veux m’y installer définitivement (d'une manière… ou d'une autre). Ah, si seulement ! Au plaisir Céline, encore bravo pour ces morceaux de vérité olfactive.

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