jeudi 27 mars 2014

Le roman de la rose

Le petit troquet du village épingle sur l’ardoise le Saint du jour. Aujourd’hui c’est Rose.
Mon cerveau entrainé visualise aussitôt l’odeur. Non pas celle de la peau d’une dame ou celui des cheveux d’une jolie demoiselle, mais celle de la fleur, délicate, top model de la parfumerie depuis plusieurs siècles. Tandis que je passe commande du menu, petits farcis du pays et anchois à l’huile d’olive, ma jugeote poursuit sa ritournelle parmi les composants qui constitue le parfum de la rose. Une rose des jardins émet un message olfactif composé de 400 molécules. Un parfumeur crée l’idée de la rose en mélangeant deux molécules. Cela vous parait simple et évident ? Que nenni ! Que je vous compte une de mes aventures olfactives où je me suis singulièrement embrouillée entre orgueil et enthousiasme…
Les aléas d’une carrière balbutiante m’ont amenée à me spécialiser rapidement dans le parfumage des soins cosmétiques, royaume de la rose, dont les vertus adoucissantes, clarifiantes et décongestionnantes sont appréciées depuis des lustres. À tel point qu’il est difficile d’échapper à un accord rosé dès qu’il s’agit de parfumer des crèmes pour le visage, lait, lotion, ou même une pommade dépilatoire…Un héritage qui semble anodin, car éthéré, mais guère remis en question, puisque chargé d’affect.
Parmi les premiers projets où je me suis fait le nez,  sans doute parce que  je correspondais à la cible produit, j’ai parfumé une gamme de soin destinée à des peaux jeunes au bord des rides, mais harcelée par une acné juvénile pugnace. Le libellé du brief comportait peu de précision sur l’odeur souhaitée, sinon un sentiment de frais et de propreté, sur une base riche et nourrissante pour une tranche d’âge et de peau très précise. « Mais, ça ne sent pas la rose ? », me répond t’-on dès les premières soumissions. Évidemment. Projet moderne, parfum d’actualité, j’ai anticipé l’odeur du soin de demain. Ah ? Très bien, mais greffez-nous tout de même un parfum de  rose là-dessus s’you plait. Mais la rose, à l’instar de la fraise, ça n’a jamais été mon truc, comme certains cuisiniers le caviar et le foie gras….Je retourne au labo, le nez entre les épaules et la cervelle molle.
Je contemple mon univers : étagères en verre, étroites et longues, où sont disposés des centaines de flacons clos sur leurs odeurs qui scintillent à la lumière des plafonniers. Comme on attrape son livre de chevet, je feuillète les étagères et parcours la ligne de mots familiers classés par ordre alphabétique. À chaque étiquette, le nom d’un produit de synthèse, d’une huile essentielle, d’un absolu et, aussitôt une flopée d’odeurs pétillent dans les méandres de ma boite crânienne. Certaines, telles des lucioles, clignotent sur le signe « rose ». Mais comme je boude, je vais au plus simple et pas au-delà de ce que je déchiffre en lettres d’imprimerie sur le flacon : « Huile essentielle de Rose Turque ». Et hop, quelques grammes dans mon essai, effet loukoum garanti !
Le lendemain, je porte un coup de nez sur le petit pot de crème parfumée, rassurée et sacrément fière de moi, car j’ai réglé le problème en deux coups de cuillère. Je constate que l’effet « rose » affleure sous le bouchon, et, sur ma peau, qu’il suggère élégance et délicatesse. Vraiment, une huile essentielle de qualité et tout est réglé : le naturel fait des miracles ! Mais je manque soudain de glisser de mon siège, lorsque je constate la poussée vertigineuse de mon prix de revient. Ben, ça va pas être possible pour le client un coût pareil ! Même en soulignant l’argument de la beauté intrinsèque de la matière noble, je ne pense pas parvenir à les convaincre de réviser leur tarif vers de telles hauteurs.
On reprend donc les bases du métier : 1+ 1= 3.
Alcool phenylethylique + géraniol =  rose miel
Alcool phenylethylique + ionone beta= rose thé
Alcool phenylethylique + acétate de citronellyl= rose jaune
Alcool phenylethylique + isobutyrate de phénoxyethyl= rose rouge
Alcool phenylethylique+ ionone beta+ acétate de benzyle= églantine
Vous avez le sentiment de réciter vos tables de multiplication ? De retourner sur les bancs de l’école du petit parfumeur ?
C’est le cas lorsque ces noms chimiques évoquent individuellement une odeur et, qu’en les associant, une bulle virtuelle bourgeonne dans votre tête. Le réflexe s’est mis en place.
Dans le cas d’un encéphalogramme plat, c’est-à-dire que vous n’avez aucune idée à quoi ressemblent ces machins chimiques, je vous demanderai de me faire confiance.
J’ai finalement proposé une histoire à l’eau de rose, où l’héroïne s’affublait d’une robe couleur muguet délicatement sertie de rondelles de  kiwis gorgées de vitamines. Le parfum, pour retendre les traits et dégommer les impuretés, fût présenté dans son petit pot de crème tout blanc
Quelques mois plus tard, les vendeuses des grands magasins conseillaient à de jeunes femmes pas encore trentenaires mais bientôt presque vieilles, un nouveau soin pour prévenir les premières rides, et purifier les peaux grasses affligées de petits boutons.
Pour la compréhension du récit, il est utile de préciser que l’odeur diaphane du muguet bâtit toute son intrigue sur l’accord d’une rose dont on retire les épines. Ensuite, il faut dire « rose blanche ».
Quant aux kiwis, il suffit de rassembler les éléments qui composent un panier de pommes vertes, brillantes et juteuses, et de s’exclamer « kiwi » !
 La parfumerie comme un roman, s’offre bien des détours et manipule votre nez jusqu’à la déraison. Tout le plaisir de la narration olfactive est que nul ne peut emprisonner dans un dictionnaire les définitions d’un effluve….

2 commentaires:

  1. Bonjour Céline, ravi de vous voir écrire à nouveau, c'est toujours un grand plaisir ! Et en effet, comme vous l'exprimez bien, on sent souvent ce qu'on compte sentir et le cerveau se fait piéger... (On "boit l'étiquette", disent les amateurs de vin... ) Mais ça marche aussi à l'envers : mettez du Chanel N°5 dans un flacon de parfum "cheap", voire dans une bouteille qui n'a rien à voir avec le monde de la parfumerie, et il y a fort à parier que les gens ne reconnaîtront pas exactement l'odeur originelle... En fait on ne sent pas qu'avec le nez, on est conditionné ! :)

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  2. Bonjour Photolfactives,
    Merci de me souhaiter la bienvenue après ce long silence ! Il faut croire que je suis une des très rare espèce féminine juste capable de faire une seule chose à la fois...et ces derniers mois ce sont les parfums ! Vous avez raison pour Chanel et pour d'autres parfums...sans leurs flacons, codes couleurs et autres indices, nous nous sentons parfois pris au dépourvu. Même les meilleurs nez s'y perdent et peuvent se tromper ! A bientôt

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