vendredi 5 avril 2013

J’veux du soleil !

Une fois n’est pas coutume je lève les yeux, contemple le plafond et attend une réponse. Le plafond s’en fiche. Aucun remous ne trouble son grain blanc. Je fronce les sourcils et grommèle en balançant la plume de buvard imprégné de mon dernier essai qui vole comme un avion en papier, traverse la largeur du bureau et s’écrase contre le mur. Plafond. Murs. L’exact aspect de mon cerveau en cet instant. La mélodie olfactive m’échappe. Fleur de brume et bois flotté, morne écho de cette journée d’un mois de Mars boudeur. Dépitée, je détourne mon regard des minuscules flacons contenant des études d’eau de toilette qui forment plusieurs ilots scintillants dispersés sur mon bureau, et contemple le paysage mâché par la pluie. Comme chaque année à la même période, l’hiver s’étire en soubresauts pénibles et, le manque de lumière, de chaleur se fait sentir. J’veux du soleil !!
Ce soleil qui donne la même odeur aux gens, dès les premiers beaux jours.
Sueur et mélamine. Sucrée salée. Sous l’effet de la chaleur et des rayons du soleil la peau change d’odeur et tricote avec les lotions hydratantes anti-UV, créant ainsi  une silhouette olfactive commune en Europe.


Tout a commencé au 18em siècle lorsque la noblesse anglaise instaura la très chic habitude d’aller prendre les eaux dans des villes thermales. Cette inclination saisonnière inspira très rapidement la classe dirigeante française, puis toute l’Europe. La saison des plages normandes et l’usage du bain de mer revêtu d’un pyjama sombre, de bas blancs couvrant les mollets et de ballerines nouées aux chevilles, apparues à la fin du 19em siècle. Vinrent ensuite les congés payés qui généralisèrent l’idée de prendre du bon temps, et surtout du soleil. Adopter les sports de montagne au début du 20em siècle, choisir la Riviera en hiver, qui deviendra par la suite en se popularisant, la Côte d’Azur en été, peu importe les lieus ou les origines sociales, les parfums des lotions hydratantes et solaires démocratisent dès lors les épidermes. Les slogans publicitaires fluctuent au fur et à mesure des modes ou des besoins, sans toutefois corriger le message olfactif. Aujourd’hui, chacun de nous reconnait la signature capiteuse de la peau en vacances.
Poudre de riz, blanc de lys, lait végétal à la rose ou crème de guimauve, lait d’amande ou esprit de citron sont autant de propositions pour conserver ou éclaircir une peau blanche, signe ostentatoire à la du fin 19em et au début 20em, d’une oisiveté de bon ton auprès des dames de la haute bourgeoisie. Pétales de rose, fleurs de jasmin, herbes aromatiques, benjoin au parfum de vanille, huiles végétales plus ou moins rances, citron, farine poudrée et fruits secs évocateurs de miel, sont autant d’odeurs simples et puissantes associées à la notion de protection, de douceur et de fraicheur. Une palette olfactive rassurante que notre mémoire a préservée puis transmise aux générations suivantes, et que l’on retrouve dans la majorité des soins antirides ou fermetés vendus de nos jours. La notion de beauté a évolué : jadis, une crème promettait un teint sans défaut, rose et transparent, 100 ans plus tard, nous ambitionnons un épiderme lisse et sans rayure, mais le parfum demeure sensiblement le même : rose, patchouli et benjoin, sur un fond de musc aujourd’hui synthétique. Le muguet, a remplacé le jasmin à partir des années 80, jugé trop animal pour notre nez riveté à la notion de propreté des lessives modernes apparues dans les années 70, saturées de musc poly ou macrocyclique.
Ainsi, la crème Nivéa possède un parfum caractéristique qui n’a pratiquement pas changé depuis son lancement au début du siècle dernier, au point d’inspirer tous les produits de la marque qui seront développés par la suite, aussi bien pour l’enfant que pour l’homme. Un frais parfum de rose citronnée (présence de géranium) et de lavande ficelé sur la trame d’un muguet, auquel on ajoute quelques gouttes de benjoin.


En 1994, stagiaire chez Haarmann et Reimer à Holzminden en Allemagne, j’ai joué mes premières gammes comme parfumeur junior, sur la marque Nivea. Mon maitre de stage, Elke Dörrier, m’avait confié un exercice amusant, mais terriblement complexe. Imaginer une crème solaire pour enfants. À ce moment-là, je ne savais pas qu’elle travaillait sur ce projet depuis déjà un moment. Convaincue, à peine sortie de l’ISIPCA, de mon talent créatif et de mes qualités de technicienne, j’ai débarqué le lendemain dans son bureau avec mes premiers essais. Parfum génial dans petit pot de crème blanche bien épaisse. Ce jour-là j’ai vraiment apprécié la gentillesse et la patience d’Elke, car j’étais totalement hors sujet ! Le parfum n’évoquait absolument pas la signature Nivéa, mais un truc mignon, sympathique et original, sans toutefois couvrir parfaitement l’odeur de levure de la base solaire qui piquait désagréablement le nez, et, pour finir, en jetant un coup d’œil à ma formule dont j’étais très fière, elle me proposa de poser mon pilulier sur le bord d’une fenêtre afin de procéder à un test très simple de stabilité : 1 semaine aux rayons banals du soleil afin de vérifier si la couleur et l’odeur demeureraient identiques. Trois jours plus tard, ma crème d'un beau blanc nacré virait crème de marrons, tandis que le parfumage avait totalement disparu au profit d’un accord de friture aigre.
Parfumer une crème solaire n’est certes pas une mince affaire. Il faut reproduire une griffe olfactive spécifique , par principe distinctive selon les marques et leurs lieux de naissance (Nivea, l’Oréal, Delial, Clarins, Avon, Johnson & Johnson…), greffer les marqueurs génériques du soin solaire, ajouter quelques détails afin de la rendre singulière ( n'y voyez pas de contradiction) , et, dans ce cas précis,  renforcer d'une étiquette olfactive "enfant". Enfin, le parfum doit demeurer plaisant et stable, c’est-à-dire appréhender les transformations chimiques qui peuvent survenir lorsque le parfum entre en contact avec la base anti-UV. Comme tous artistes j’ai commencé par reproduire les travaux réalisés par les anciens : j’ai copié le parfum de la crème Nivéa. Ensuite j’ai entrepris d’analyser avec mon nez et ma petite cervelle, la singularité de cette odeur : quels étaient les ingrédients déterminants, et où donc se nichait la trame majeure de la formule. Ce fameux fil rouge, ou ligne claire, sur lequel les matières premières tissent le rapport d’odeur. Comme tous les artisans, j’ai reproduit plusieurs fois ma formule, modulant, coupant et mesurant les matériaux jusqu’au moment où mon parfum s’est correctement entortillé autour de l’odeur de la galénique, tel un pas de deux, et conservé définitivement sa couleur. Aucune recette miracle, car la parfumerie possède des principes, mais n’est absolument pas une science exacte. Tâtonnement. Expérience. Mais aujourd’hui encore quelques déconvenues : flûte ! Mais ça devrait marcher, là… !
En 1996 la crème solaire Nivéa pour enfant a été commercialisée dans toute l’Europe. Le parfum fut réalisé par Elke, et très légèrement agrémenté par ma petite pomme de junior, après plusieurs mois de travail, d’essais et de test divers. Ce parfum est toujours présent dans le soin solaire pour enfants.

Plusieurs décennies auparavant, en 1911, la crème Nivéa propose de rafraîchir et de calmer l’épiderme, puis, les vacances se démocratisant, à partir des années 30 le pot bleu prétend protéger la peau soumit aux rigueurs climatiques, aussi bien des gerçures que des coups de soleil, bien que la protection UV soit alors absente. En 1934, Delial est le premier soin protecteur bronzant à contenir un agent anti UV B, le néo Héliopan, qui ne possède pas vraiment d’odeur (farine douce de maïs comme la polenta). La marque propose de parfumer sa nouvelle lotion d’une composition conventionnelle à base de rose de synthèse et de benjoin.
En 1935 l’Ambre Solaire des laboratoires l’Oréal, un long flacon cranté pour éviter qu’il ne glisse entre les doigts, est commercialisé. L’huile fine possède une odeur caractéristique: le salicylate de benzyle. Matière première bien connue des parfumeurs, elle est ici employée en grande quantité pour ses qualités anti-UV. Cette odeur très douce, légèrement salée et minérale comme un galet de plage, grasse et fleurit, remémorant l’huile de coco, la fleur de tiaré et l’œillet, associé au refrain habituel de benjoin et de rose, va inonder rapidement les plages françaises, et répandre en quelques années sur l’Europe, l’identité olfactive définitive du soin solaire le distinguant ainsi du simple soin cosmétique.
Au cours des années 70 le bronzage intense s’affiche sans vergogne comme un label de vacances réussies. Rien de plus vulgaire en effet (ou source de moquerie : combien de fois ais-je été affublée du doux sobriquet de lavabo par mes gentils petits camarades…), qu’une peau blanche au cœur de l’été ou durant les congés d’hiver, signe éloquent d’activité laborieuse et donc de mauvaise mine. Bersagol propose un soin solaire activateur de bronzage naturel. La marque exploite un ingrédient provenant de l’huile essentielle de la bergamote : le bergaptène, qui stimule la mélamine responsable du bronzage. La peau se colore rapidement d’une chaude teinte de caramel et exhale un sensuel accord de cologne ambrée flanquée de salicylates. Depuis, les bergaptènes ont été retirés de la circulation et les huiles essentielles de bergamote traitées en conséquence, car les dermatologues se sont aperçus que la mélamine ainsi stimulée avait une nette tendance à provoquer des taches indélébiles et des risques probables de cancers de la peau…Mais l’odeur, elle, est demeurée.


Il suffit de trois matériaux pour créer l’odeur de la plage : huile essentielle de Bergamote ( ou pour les radins de l’acétate de linalyle), absolue de Baume Benjoin (ou, pour les radins un peu de vanilline….mais attention à son instabilité couleur qui vire parfois au maronnasse, donc on choisira la coumarine) et salicylate de benzyle ( pas cher et très stable !).
Tout le reste n’est que simple figure de style et fioritures: patchouli, vétiver, noix de coco, bougainvillier, grenade, rose ou tiaré, lotus, frangipanier, oranger ou muguet, mousse, mangue, passion et papaye, calonne, floralozone ou melonal pour renforcer la note marine, sont autant d’accessoires proposés par les parfumeurs pour faire rêver les vacanciers.
….ou les créateurs en perte d’inspiration…soupir
Toute la pluie tombe sur moi, pom, pom, pom…resoupir !



NB :
Trois ouvrages où j’ai glané quelques renseignements pour ce post solaire :
-« Grain de beauté, un siècle de beauté par la publicité », édition Somogy, Bibliothèque Forney, 1993
-« Coups de Soleil et Bikinis », Musée International de la Parfumerie, édition Milan, 1997
- « Créez vos cosmétiques Bio », Sylvie Hampikian, édition Terre Vivante, 2007,2011


Un grand merci à Elke, pour m’avoir offert spontanément et à plusieurs reprises, toute sa patience et sa confiance au cours de ma carrière chez H&R puis Symrise.

Et un grand merci également aux lectrices et lecteurs tout aussi patients....parfois être au four de mes formules et au moulin de mes chroniques n'est pas d'une composition aisées ! Aussi, puisque je suis avant tout un parfumeur, je privilégie les odeurs tandis que mes courts récits poireautent...





2 commentaires:

  1. Rien à voir mais un article de l'académie française sur le nez.

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  2. Eh bien le voilà le soleil, Céline ! votre poste tombe à point : 25°C à paris aujourd'hui ! On sort les maillots de bains et on va à la plage... (enfin dans nos rêves parce que demain c'est la rechute...
    Merci pour ce panorama historique. J'avais même entendu, pour parler de l'ambre solaire, qu'à un moment ils avaient voulu remplacer le salicylate de benzyle (anti-UV, comme vous le précisez) par un écran solaire plus puissant, et que les ventes s'étaient effondrées parce que les gens, ce n'est pas tant l'écran efficace qu'ils recherchaient, main bien l'ODEUR du salicylate ! Du coup ils ont dû en remettre dans la formule, juste pour la fragrance... Et hop ! les ventes sont revenues. Comme quoi un parfumage est très important, même dans un produit dit "fonctionnel"...

    Pour la plage on peut aussi ajouter de l'absolu d'algue, pour le côté embrun salé, ça marche assez bien. Et de l'ambroxan. Et plein de trucs :-)

    (Au fait j'ai essayé votre Sublime Balkiss, la semaine dernière, que je ne connaissais pas. Splendide, mémoriel, plein d'émotions. L'accord reste assez linéaire, change peu, mais comme il est TRES agréable, c'est tout bon. Petit cadeau pour l'automne :)

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