lundi 16 janvier 2017

Le Lièvre et la Tortue

J’étais lièvre, je suis devenue tortue. 
C’est une petite phrase que j’ai maintes fois répétée ces dernières années aux journalistes m’interrogeant sur le processus de travail et de reflexion auprès de la maison Hermès.
Lièvre, et fière de l’être lorsque je retrouvais chaque jour mon bureau chez Symrise, puis chez Charabot. Une dizaine, parfois davantage, de projets m’attendaient sur le coin de mon bureau, soigneusement classés par ordre d’importance et dates butoirs. Pour chaque briefs, plusieurs parfums sélectionnés et trop peu de temps pour les mettre en œuvre. Cela reste le quotidien d’une grande majorité de parfumeurs. Cependant, je ne m’en plaignais pas. J’appréciais cette pression, cette course contre la montre, exigeante et stimulante. Cela m’a permis de développer une extrême agilité à agencer et déplacer les matières premières, comme on s’amuse à agencer des briques biscornues en jouant à « Tétris », à maitriser les rouages complexes de la formulation. Une bonne technicienne en somme.
Lièvre, dès les premiers jours, lorsque j’ai rejoint mon père à Cabris en son laboratoire. Inquiète, souhaitant montrer le meilleur de moi-même. J’ai multiplié les accords et les formules ayant fait leur preuve par le passé sur ce support si particulier de la cire à bougie. Puisque Hermès m’avait accordé l’honneur de développer les parfums de la maison, je devais, il me semble, très rapidement démontrer mes talents ! Une bonne fille en somme.
Mon père m’a laissé faire pendant les trois premières semaines. Sur le bureau, les petits moules à muffins en aluminium s’amoncelaient. J’ai fini par monter à l’étage et monopoliser une pièce pour aligner les pots et les classer par genre, par puissance, par je ne sais plus quoi ni comment. Fière de ma production, comme une lapine, ses rejetons ! Puis j’ai demandé à mon père : « tu viens sentir ?»
Il a posé son nez sur chaque pot. Il a pris tout son temps. À chaque fois, il reposait soigneusement la bougie à sa place. Il ne notait rien. Je connais sa mémoire d’éléphant (c’est bien connu, les éléphants possèdent une mémoire des odeurs phénoménales !), mais tout de même, quelques traits au stylo sur un bout de papier pour marquer son approbation, la nécessité d’une modification, m’auraient rassuré. Quand il a eu fini son tour de nez, il m’a regardé avec tendresse et m’a dit:
- Bien, maintenant tu vas lire.
- Et les parfums, qu’en penses-tu ?
Et de m’empêtrer dans les explications, afin de le convaincre de la qualité de mes œuvres, de la rapidité d’exécution.
-Oui, j’entends bien, mais maintenant tu vas prendre le temps de lire et de réfléchir à ce que tu veux dire. 
-Ce que je veux dire ? Mais on parle de sentir. De ce que je dois bientôt faire sentir aux équipes!
-Tu as le temps. Prends le temps nécessaire. Réfléchis, et reviens me voir avec une idée, une vision de ce qu’est une maison et pourquoi il est pertinent de la parfumer.



mercredi 4 janvier 2017

Chroniques d’un parfumeur

Voici un an, tout rond, avec la complicité de deux autres parfumeurs, Eric et Jean-Claude Gigodot, nous avons donné vie à un atelier de recherches et de créations sur les hauteurs de Grasse. Ensemble, nous mutualisons nos savoirs et nos expériences sur le principe que la compétitivité ne constitue pas une force, mais une source d’épuisement de la création.
Un laboratoire, des flacons contenant des matières premières synthétiques et naturelles soigneusement alignées sur des étagères, deux paillasses, et trois balances.
Retour aux fondamentaux du métier, à son caractère artisanal.
J’écris mes formules à la main comme toujours, mais maintenant, je pèse mes formules, prépare mes échantillons, rédige les étiquettes et les dossiers qui évoquent en quelques mots l’histoire de chaque parfum. Je gère également les contacts commerciaux, je propose des formations, et je participe à l’élaboration des dossiers de presse.
Olivier Maure et sa société Accords et Parfum prennent soin de la production de nos créations et de valider nos formules, dans le respect du cadre réglementaire.
Je pratique mon métier en totale indépendance, en free-lance, et sur ce blog je vous propose d’entrer dans ma tête, celle d’un nez dans le guidon de la composition
Les Chroniques Olfactives, que vous pouvez découvrir dans le magazine NEZ, disparaissent, et laissent place aux Chroniques d’un parfumeur.


dimanche 29 mai 2016

Train n°grève et libre pensées

Grève SNCF et tribulations olfactives.
En gare de Marseille, je soupire, car nous sommes bien loin de notre destination.
Voiture 5, étage inférieur ras des rails, place 13. J’ai de la chance, je suis assise dans le sens de la marche et j’ai un petit peu de place pour mes jambes. Le train est bondé et de nombreuses personnes demeureront debout durant les cinq heures de trajet, ou assises de guingois sur leurs valises au détour des couloirs d’accès et des escaliers qui mènent aux étages supérieurs. Rarement, je me suis retrouvé au cœur d’un tel maelstrom odorant. Porte du compartiment close, l’air fonctionne en circuit fermé. Chaleur, humidité et odeurs en rotation permanente, comme enfournée dans un sac de couchage, capuche sur le visage. Parfois, un filet de climatisation picote ma narine droite, tandis que la gauche poursuit l’examen des molécules pertinentes de l’eau de toilette de ma voisine. Caricature de la féminité parfumée d'aujourd'hui. Crinoline, bonnet G et broderies floquées, manches gigot et traine aussi longue que celle de Lady Di le jour de son mariage. Côté droit de ma narine lorsque la clim offre un trou d’air, un homme parfumé se dresse dans toute sa verticalité. Point de jeux de mots scabreux, mais une scénographie olfactive, délibérément matérialisée par les concepteurs d’odeurs. Le parfum masculin se caractérise par une concentration de matières premières aux effluves raides et pointus. Le parfum féminin, par une accumulation de matières premières aux accents ronds et moelleux. Une barre. Un cercle.
Lorsque j’appréhende une formule commerciale, je débute par un assemblage de matériaux odorants asexués, éprouvés depuis plusieurs générations de succès commerciaux pour leur puissance, leur stabilité et leur rémanence. Puis à un moment donné, un embranchement se dessine. À gauche, strate par strate j’emboîte des matières poudrées et huileuses, sucrées de préférence, et le parfum bascule dans une féminité doucereuse. À droite, hachures et gros pattés bien carrés, à l’aide de matières sèches et rigides, l’érection surgit. L’une déborde. L’autre bombarde. Puissance identique. Discours différent.
Mais, c’est une chose étrange de tomber nez à nez systématiquement sur les dissertations publicitaires qui prônent une apologie du droit à l’individualité, quand le modèle olfactif de la féminité et de la masculinité est circonscrit à deux pyramides olfactives, convenues et réactionnaires. 
Tyrannie du genre…
Ah, mais, je ne peux pas écrire de telle manière….Je me tire dans les pattes,  je crache dans la soupe. Ensuite, plus de clients, plus de parfums, et je suis bien embêtée.
Sinon, j’accepte avec lucidité le fait évident que je fais partie d’un système économique presque pas tout à fait parfait (ce n’est pas la première fois que cela arrive dans l’Histoire du monde des humains, et on a vu bien pire !), car je suis un être social qui doit gagner son pain quotidien, et j’écris des formules comme un nègre des compliments, et parfois, car notre système est libre, ouf !, je transgresse, et j’offre en partage à celles ou ceux qui souhaitent humer dans une autre direction, une autre vision.
Mon train n° grève, lui ne se prend pas la tête. Il reste bien agrippé à ces rails, et m’emporte avec retard direction la capitale. Tout comme je peux bien grommeler de temps en temps, et faire ma bégueule, mais bon, zou, faut bien que j’avance.