Après
la pluie, le beau temps. Le soleil retrouve sa place du meilleur copain qu’on
aime retenir auprès de soi. Je contemple le ciel. L’air frais étincelle,
transparent, quand soudain un voile passe sous mon nez. Bigre, ça pue ! L’atmosphère
idyllique s’éclipse tandis que je considère à mes pieds, la bouche d’égout qui
régurgite bruyamment des ruisselets d’eau brune. La chaleur aidant, notre
minuscule rue moufte rapidement une étrange haleine. Perplexe, bras ballant, et incapable de me
décider sur la meilleure attitude à adopter – téléphoner à la mairie, arroser
le sol copieusement– je demeure narine déployée, tendue sur les relents.
Séquence découpage. Séparation méthodique des informations olfactives qui me parviennent
mêlées. J’oscille sur mon bout de trottoir, silencieuse et concentrée, et
j’oublie totalement où je me trouve. Jusqu’au moment où la voisine débarque à
son tour et s’exclame bruyamment depuis le sommet des escaliers au seuil de sa
porte « Ça pue !! Mais que fait donc la Mairie !» J’ai
l’habitude. Elle proteste pour un oui ou pour un non. Je ne lâche pas mon ruban
odorant et retourne au cœur du flot d’informations. Y’a comme qui dirait un petit
truc par-là, intéressant. Une association troublante que j’aimerai emprunter
pour un de mes projets. Mais la voisine ne lâche pas l’affaire, d’autant que le
public est à ses pieds. Elle finit par me lancer une de ces tirades dont elle
est très fière qui démontre sa connaissance intime des habitants du
village : « Dites Madame Ellena, vous pourriez pas faire quelque
chose ? ». Je lève mon visage vers elle et, tandis que mon nez capte
de nouvelles données, je réponds sans réfléchir «Comment ça ?». Et la
voilà partie ! « Ben vous êtes un parfumeur, non ? Vous pourriez
pas nous désodoriser tout ça ? Je sais pas moi, vous devez bien avoir
quelques flacons qui feraient l’affaire pour tuer la mauvaise odeur, comme les
tablettes dans les toilettes ? ». Perplexe, bras toujours ballant, je
ne sais comment réagir. Je tente la pédagogie. « Ce n’est pas aussi simple,
Madame Voisine… ». Elle ne me laisse pas le temps de poursuivre, et
enchaine immédiatement en descendant une marche pour venir s’accouder à la
balustrade de son escalier : « Mais bien sûr que si, donnez-moi un
peu de vos parfums, les plus forts que vous avez. Ceux que l’on prend pour les
dessous de bras par exemple, et je vais vous montrer comment faire ». Je
ne parviens plus à me concentrer sur les odeurs extravagantes qui filent sous
mon nez. Je tente d’appréhender la logique de cette personne qui ne connait du
parfum que ce que les films publicitaires diffusés à la télévision démontrent à
coups de slogans. Madame Voisine consomme de l’image. Je manipule les odeurs.
Madame Voisine campe les deux pieds dans le concret, tandis que je flotte
amoureusement au cœur de l’abstraction. Comment lui expliquer en quelques
secondes qu’il est impossible de transformer l’égout en bouquet de violettes.
Car, finalement une réclame n’offre pas davantage de sursis pour convaincre un
consommateur de l’efficacité olfactive d’un produit. Accoudée au garde-fou, son
nez froncé par le dégoût, elle me toise narquoise, dans l’attente d’une
solution miracle comme à la télé. Agacée, je croise les bras et me dresse, prête
à énumérer claironnante les viatiques possibles pour purger, gommer, éradiquer
d’un coup de baguette, la puanteur. Je ne suis plus un parfumeur, mais un
bonimenteur qui sort de ses manches quelques remèdes:
- Entonner une comptine
ridicule en pulvérisant un aérosol parfumé aux fruits
des îles, pour atomiser l’immonde remugle.
- Disposer des éclats de sucre
imprégnés d’huiles essentielles, pour circonscrire le hoquet nauséabond.
- Enflammer
un lot de bougies, embraser une série de bâtons d’encens, pour purifier
l’atmosphère.
- Déverser un flot de détergents bactéricides, fleurant les
bouquets de lavandes, de roses, et autres petites fleurs champêtres afin de
camoufler la nocivité des composants chimiques, pour décapiter la source des
mauvaises odeurs tel un rince-bouche foudroyant.
Je vais jusqu’à imaginer, geste
désuet, un carré de coton délicat vaporisé d’un nuage de Sent-Bon que Madame
Voisine glisserait sous son nez froissé…
À
quoi bon.
Mes
bras retombent, inutiles, le long de mon corps. J’incline la tête et souris à
mon nez. Le remugle est toujours présent. Mystérieux et désinvolte. Libre comme
l’air.
«Tout
cela dépasse mes compétences, Madame Voisine. Je vais fermer mes fenêtres, vous
feriez bien d’en faire autant».
Je
rentre chez moi – douce odeur de ma maison- et je la plante, là, sur son
balcon, nez pincé au vent offensant.
Bras
ballant.