jeudi 28 avril 2011

Le magicien

Longues explications. Gestes amples.
Au bout de ses doigts, une touche imprégnée d’un essai d’une étude de parfum. Des images invisibles fleurissent autour de ses mains.

J’écoute. J’absorbe
Je le regarde enfiler les odeurs, ajuster les matériaux sans effort apparent. M’expliquer sa démarche et m’offrir le résultat. Mon nez en reste coi. Je souris.
Cet homme est un magicien.

Les années, comme les odeurs, s’évaporent. Quelles traces reste-t-il des heures passées à l’ISIPCA ?
Longs discours académiques où, représenté telle une commode Louis-Philippe, le parfum est divisé en plusieurs tiroirs dans lesquels on emboite des matériaux par famille d’odeur : les verts, les épices, les bois, les fleurs… en respectant un pourcentage très précis, ânonné par un professeur sur le tableau noir.
On se lance: on juxtapose les tiroirs, on additionne les ingrédients comme on réalise une recette de cuisine. On tâche de faire rentrer le tout, dans un chiffre rond de 100 %.
Satisfait de sa besogne, on pose enfin un coup de nez sur le flacon. Résultat indigeste. Meuble bancal, allure buffet IKEA auquel il manque une bonne partie des rivets…Incompréhension et vague à l’âme. Pourtant, tous les ingrédients sentent rudement bon !? Le professeur n’a pas de réponse. Erreur de pourcentage sans doute. On recommence. Idem. Les essais se succèdent, la déconvenue se poursuit. Pas de grandes révélations à l’horizon. Simplement le sentiment de mieux mémoriser les odeurs, de réaliser de belles confitures.

Le marché du travail. Premier poste de junior.
Briefs et compétitions. Profusion d’idées, succession de questions devant la feuille blanche. Terriblement blanche. Par quels matériaux synthétiques ou naturels, commencer. Quels pourcentages ? Quels tiroirs ? Angoisse et doutes. Chercher de l’aide. En trouver : une formule transmise par un parfumeur chevronné, et de nombreux conseils. Ouf, vraiment merci. Peser la recette. Fleurie. Fruitée. Ça sent rudement bon. Mais, je ne sais pas pourquoi ? Démonter la formule. Retirer chaque pièce, pour isoler l’indispensable. S’apercevoir des manques. Trouver les redondances. Pendant ce temps, la date butoir est passée depuis longtemps. Le brief, disparu aux oubliettes. Flûte, j’ai loupé le coche. Je prendrai le prochain.
Le magicien passe dans le coin. Me confie un travail d’apprentis. Déclinaison de ligne : adaptation d’une eau de toilette pour parfumer des gels douches, et des déodorants. Reprendre la même odeur, mais techniquement la modifier afin de couvrir les bases lavantes et antiperspirantes. Me tend sa formule sans mot dire. Les ingrédients sont simples et familiers. Je suis presque déçue devant un tel dépouillement. Le parfum se forme sous mes doigts tandis que je pèse l’essai au laboratoire. Découverte. Immense. Compréhension concrète de la première règle en parfumerie : 1+1 =3 (une odeur + une odeur = une troisième odeur). Sous mon nez : Ionone Beta + Hedione = Thé. Mieux encore : Ionone Beta+ Hedione+ aldehyde C14 = Abricot. Une poule devant une fourchette. Et le métier qui rentre enfin dans ma tête !
Je me lance vraiment. Prise de risques sur les pages blanches. Jets de matériaux, additions d’odeurs, looping parfait, atterrissage en douceur, jolies mélodies d’effluves. Très encourageant. Réussites, oui, mais, très souvent, de beaux gadins. Car je m’emmêle dans mes matériaux : j’accumule, j’ajoute et je ne vois plus rien. L’odeur s’étrangle : barouf, ou extinction de voix.
Que se passe-t-il ?
Longue réflexion solitaire. Soubresaut de solution. J’espère gagner du temps et papote longuement avec le magicien. M’explique le rapport d’odeur.
Il ne suffit pas de 1+ 1 = 3. On ne superpose pas les ingrédients pour obtenir par hasard, un dénouement miraculeux. Il est nécessaire de penser aussi à la conversation des matériaux entre eux. La façon dont chacun va mettre en valeur l’autre. L’échange et le bavardage. Dialogue infini, dont il faut chercher, exploiter, et soutenir, le fil. La trame. L’histoire.

Je le regarde enfiler les odeurs, ajuster les matériaux sans effort apparent, m’expliquer sa démarche.

Depuis j’ai compris
Le temps
La répétition
Les essais et les ratés. Les tentatives que l’on souhaite oublier et celles, lentement, qui prennent leurs essors.
Je saisis du bout du nez l’acharnement renouvelé de sa réflexion. La volonté douce et constante. Depuis tant d’années.
S’offrir du temps. Regarder sous les jupes des formules. S’interroger sur la nécessité de chaque matière : éliminer les produits étincelants, mais vides de sens ; les trop lisses sur lesquels on dérape ; les criards qui n’ont rien à murmurer. Conserver les produits communs, mais leur faire tenir de nouveaux discours. Choisir les querelleurs et prélever juste un son. S’amuser à tâtonner. Sourire d’une trouvaille. Accepter le doute. Offrir une part de flou. Aimer le résultat.

Cet homme est-il un magicien ?
Point de magie. Beaucoup d’imagination
De la singularité.
Des astuces mille et une odeur
Pas de réponses prêt-à-pesées, de pourcentages, ni de tiroirs étiquetés.
Mais de l’écoute en partage, des suggestions et toute sa confiance...

J’écoute
J’absorbe
Je raconte à mon tour mes histoires en parfums. Des images invisibles fleurissent autour de mes mains.
Merci, papa.



…pour Jean-Claude, qui ne sait jamais comment me dédicacer les livres qu’il écrit, mais qui trouve toujours les mots pour m’encourager à poursuivre et persévérer.


jeudi 21 avril 2011

Les poils du Dieu Pan /10

Tristan retrouva sans plaisir les murs ternes et le mobilier inconfortable de la brigade. Il passait un sale moment avec la commissaire France Gomez chaussée ce jour-là de ballerines, qui ne cessait de se déplaçer dans cette pièce exigüe, de son bureau à celui occupé par son lieutenant, tandis qu’elle l’interrogeait interminablement sur son emploi du temps des dernières heures. Gaëtan Norec, tête penchée comme à son habitude, consignait les bribes de phrases échangées. Tristan en effet parlait peu. Que pouvait-il dire, sinon qu’il avait effectué un bref aller-retour chez sa mère qui pouvait en témoigner, mais que la nuit du meurtre, il l’avait passé chez lui en solitaire, sans trouver le sommeil. Ce que personne évidemment ne pouvait confirmer. A la question posée de nombreuses fois, sur les raisons de son silence la veille, sur le fait qu’il fut totalement injoignable au cours de cette journée, Tristan ne sut que répondre, sinon qu’il ne pratiquait pas une dépendance particulière aux téléphones et qu’il avait éprouvé le besoin impérieux de s’aérer l’esprit. Évidemment, cette réponse ne satisfit aucun des deux flics.
- Comprenez-moi, soupira la commissaire, comme si interroger Tristan devenait particulièrement pénible. Vos explications sont trop vagues et vous n’avez aucun témoin qui certifie que vous étiez chez vous, la nuit du meurtre.
- Ah ? Parce que le célibat est un crime maintenant ?
- Ce n’est point ce que j’ai voulu dire, vous le savez bien. Mais votre situation est délicate, convenez-en.
- Mais je connais à peine cette jeune femme !
- Cela fait déjà trop de personnes que vous connaissez à peine, qui meurent à cause de vous.
- Qu'est-ce qui vous permet d’affirmer cela ? Pourquoi devrais-je, sinon être coupable, mais me sentir coupable d’avoir croisé plus ou moins brièvement leur vie ? C’est complètement tordu comme affirmation !
- Mais…ce sont des crimes tordus, et qui par-dessus le marché, jouissent d'un rapport direct avec vous.
- Non, vraiment. Je ne vois pas. Répondit Tristan buté, de plus en plus enfermé dans sa coquille.
- Vous refusez l’évidence pourtant : Élodie était amoureuse vous…
Un frisson intense traversa les épaules de l’homme assis devant elle. Il plia sous le poids de l’affirmation, n’acceptant pas ce lien invisible, passionnel et étrangement possessif, qui s’entortillait autour de lui et dont il n’avait jamais souhaité l’existence.
- Qu’y pouvais-je ? Je n’ai jamais encouragé ses sentiments à mon endroit.
- Reprochez-vous le passé de pute de votre mère ?
La question brutale, inattendue, le désarçonna. Il se redressa, accrocha immédiatement le regard de France Gomez, devenu dur et noir. Exigeant. Il n’aima pas la mâchoire féminine serrée et les mains soigneusement manucurées tripotant l’éternel carnet bleu turquoise. Elle lui balançait sciemment des mots vulgaires, estompés par le vernis élégant de ses fringues et de son allure. Tristan Lézard connaissait parfaitement ces entrechats bien commodes pour arracher un service, une faveur, tout en respectant les codes extérieurs de bonne conduite. Sa mère, était une championne pour éviter ce piège d’une conversation en apparence anodine, distillé par des visiteurs bien sous tout rapport, mais pas toujours tendres et respectueux. Il adopta sa meilleure défense. Une tranquille désinvolture. D’illusionniste. Savant dosage d’empathie et d’obédience, qui lui permettait de retrouver prestement son existence d’électron libre.
- Non, je n’ai aucune raison de blâmer ma mère pour son passé. Même si parfois en effet, j’ai éprouvé de la gêne auprès de mes amis ou de nos voisins. Mais cette gêne n’est survenue qu’à l’adolescence… et comme vous le savez déjà, à ce moment-là je me suis éloigné. J’ai pris mes distances.
- Appréciez-vous les femmes ?
- Vous tentez la psychologie de comptoir ?
- Répondez à ma question, je vous prie.
- Oui, bien sûr. J’aime et j’apprécie les femmes. Je ne suis pas un homosexuel refoulé incapable de gérer ses pulsions sexuelles, ou un dévoreur d’enfant, ou bien encore, un voyeuriste impuissant. Bref, je ne suis pas l’une de ces caricatures d’hommes déviants, dont on nous rebat les oreilles depuis ces dernières années, et que l’on s’emploie à débusquer dès qu’un comportement sort un peu de la normalité. Je suis tout simplement un homme qui ne souhaite pas s’engager sur des relations à long ou même, moyen terme. Pas d’attache. Il n’y a rien de répréhensible dans cette attitude, et je n’ai aucune raison de vouloir massacrer tout un tas de gens afin de purifier ma pute de mère, comme vous le formulez avec tant élégance.
Cette dernière remarque glissa sur la commissaire, comme l’eau, sur les plumes d’un canard. Elle cessa de déambuler et ne lui posa plus de question. Un silence s’installa, compact et tendu. Lézard laissa son regard courir sur les murs gris du bureau, tenta de deviner le bleu du ciel coincé entre les toits du bâtiment, s’efforçant de paraitre totalement détaché du lieu et du moment. Mais il ne pouvait faire autrement que d’éprouver dans toutes les fibres de son corps le poids des questions suspendues, le glaive des décisions flottantes sur le point de se conclure, l’échange codé des regards, entre la commissaire et son adjoint. Finalement, France Gomez se pencha sur son bureau et saisie une enveloppe brune, d'où elle retira un sachet plastifié et scellé. Elle brandit l’objet devant le nez de Tristan.
- Reconnaissez-vous ce morceau de tissus ?
- Non…
Puis l’évidence lui sauta aux yeux : il comprit enfin pourquoi les deux flics s’acharnaient sur lui, depuis deux heures maintenant.
- Oui, je reconnais une serviette de mon restaurant. Enfin, disons que la couleur et le motif correspondent, mais c’est du linge standard, et de nombreux restaurateurs utilisent exactement le même modèle . D’où provient-elle ?
Gaëtan Norec, petit bonhomme bigleux et sentimental éprouva aussitôt ce terrible pincement de jalousie. Il n’eut pas le temps d’applaudir des paupières que sa chef répondait déjà à la question du suspect…mais pas du tout comme il s’y attendait.
- Je vais vous montrer. Veuillez prendre vos affaires, et nous suivre.
- Où m’emmenez-vous ?
- Vous verrez bien.
- Mais…, ce n’est pas légal ?!
- Vous avez peur ? Ne vous inquiétez pas de ce qui est légal ou pas, je vous demande simplement de participez à l’enquête, j’ai besoin de votre nez. C’est tout.
Pendant ce temps, Norec s’agitait et tentait vainement de lancer une armada de signaux de détresse à sa commissaire. Bon sang ! Mais qu’est ce qu’il lui prenait tout à coup ? D’habitude, ils se concertaient, décidaient ensemble d’une stratégie. Et voilà que le plan était bouleversé : on flirtait maintenant avec l’improvisation totale, et Norec n’appréciait pas du tout cette façon de filer en roue libre. Aller savoir, où sa commissaire allait les entrainer. On allait se planter, ça oui ! Un beau gadin, et lui, Norec, allait devoir se taper toute la réorganisation du bloc-notes : quadrillage et autoroute de l’info, points de convergences et conclusion. Non, vraiment, Gomez filait un mauvais coton avec cette affaire. Et où, allait-on d’abord ?! Et pourquoi soudain, avait-elle besoin du pif du beau gosse…elle pouvait utiliser le sien, non ? Il louchait certes, mais son nez et ses oreilles fonctionnaient parfaitement !
Gaëtan cessa de maugréer quand il s’aperçut que Gomez et Lézard avaient quitté le bureau, sans se soucier de savoir s’il suivait le mouvement. Il enfila son blouson et, fataliste, suivit sa chef parvenue déjà au bout du couloir et qui, certainement, aurait à nouveau besoin de ses inestimables services. Services et petits soins, que ce type, suspect de toute façon, ne pourrait jamais lui offrir ! Gaëtan peinait à les rejoindre, quand un raffut éclata soudain au seuil de la porte du bâtiment. Parmi le groupe de personnes qui patientaient résignés à l’accueil, une jeune femme s’arracha brusquement de sa chaise et bondit sur Lézard, qui, prit de court se retrouva avec une femme hurlante et gesticulante dans ces bras.
- C’est de ta faute salaud ! Elle t’aimait, et toi tu la massacrée !!
Les cris de rage de la jeune femme et ceux hurlés par les policiers ordonnant de se calmer immédiatement, créèrent un formidable charivari, que le public qui s’ennuyait ferme jusqu’à présent, savoura avec toute l’attention du badaud devant une scène dramatique et grotesque. Tristan ne parvenait pas à se défaire de la harpie qui l’insultait de tous les noms d’oiseaux raflés dans son dictionnaire personnel, visiblement largement pourvu. Il réussit toutefois à écarter son visage quelques secondes, repoussant les mains terriblement agressives, pour identifier abasourdit, sa comptable, habituellement douce et effacée, et absorber dans la foulée, une explosion d’effluves de sabayon et de fruits confis, qu’il assimila immédiatement à un parfum, d’une célèbre marque, dont elle s’inondait chaque jour. Car, affirmait-elle, c’était une merveille, mais il ne tenait pas. La preuve : elle ne le sentait plus, une heure après s’en être largement vaporisé. Pourtant, son entourage supportait toute la journée les inépuisables vagues liquoreuses…
Enfin, deux femmes en uniforme emportèrent, ou plutôt, trainèrent la femme gesticulante, tandis qu’elle vociférait sans relâche ces dérisoires menaces, ponctuées d’énormes sanglots entrecoupés de « salaud, tu l’as tuée.. ! », et de « mais..elle t’aimait…" Tristan, enfin débarrassé, décoiffé et débraillé, chamboulé par la brutalité de l’évènement, s’efforçait de reprendre ses esprits sur le parvis extérieur. Il percevait l’écho de plus en plus lointain, des cris hystériques d’une colère terriblement douloureuse.
- Vous la connaissez ?
- Oui, vous allez trouver cela bizarre, mais c’est ma comptable. Je ne comprends pas ce qu’elle fait ici.
- C’est notre premier témoin. C’est elle qui a découvert le corps, hier matin.
Tristan regarda la commissaire sans comprendre.
- Vous ne saviez pas qu’Élodie et Sonia Mayol, votre comptable, étaient très proches ? Mademoiselle Mayol devait retrouver son amie, chez elle, hier matin. Quand elle est arrivée sur les lieux, elle a remarqué que la porte d’entrée habituellement cadenassée était entre-ouverte. Le corps d’Elodie étendue dans la cuisine.
- Non, je n’en savais rien
- Vous connaissez bien Mademoiselle Mayol ? Depuis quand, travaille-t-elle pour vous?
- Depuis six mois, plus ou moins. C’est Antoine en général qui s’occupe des papiers, de la gestion du porte-monnaie… je la croise de temps à autre, nous échangeons quelques mots, mais sans plus. Je ne me souvenais pas de son nom d’ailleurs…
- Vous comprenez ce qui l’a mise dans cet état ?
- Non.
- Elle vous a griffé le visage. Deux belles rayures sur votre jolie gueule. Rien de grave rassurez-vous, là où nous vous emmenons nous pourrons désinfecter la plaie.
Tristan entendit à peine la remarque de Gomez, le nez et la mémoire inondée d’images terrifiantes. Il venait à l’instant d’effleurer sa plaie du bout des doigts, en un simple geste instinctif, afin de vérifier la profondeur de la griffure, la nature de la douleur, quand, geste automatique, il porta sa main à son nez et retrouva le choc familier de crème sucrailleuse et confite. Il voulut en faire la remarque au commissaire, mais elle s’était déjà éloignée marchant rapidement devant lui, hors de portée de voix, vers une voiture banalisée dans laquelle elle s’engouffra. Norec se tourna vers lui, et lui ordonna froidement de prendre place sur le siège passager. Lui-même grimpait à l’arrière. Les portes claquèrent, et l’occasion de parler sembla se clore aussi sèchement.


Nouveau lieu. Nouvelle étiquette odorante. Propre, aiguisée et métallique. Verte à vous faire grincer des dents. Et puis en cherchant bien, en écartant soigneusement une strate puis l’autre, on dénichait un relent doux et sucré de poussière grasse, de joins en plâtre, corrodés par la moisissure, de tabac, adoucit de miel, de cellulose et, détail étrange, d’encens parfumé à la rose.
Tristan nez aux aguets, oublieux de l’étrangeté du lieu et du drame survenu quelques minutes plus tôt, traversait les couloirs de la morgue au coté du commissaire et de son adjoint, jusqu’au bloc où l’attendait le cadavre de la seconde victime : Élodie Donnat. Gomez se tourna vers lui avant d’ouvrir la porte à double battant.
- Vous pensez que vous tiendrez le coup ?
- Je n’en sais rien. Elle ressemble à la première victime, non ?
- Oui, elle est dans le même état. Mais cette fois-ci vous connaissez personnellement la jeune femme. Et, ça change tout. Si vous ne vous sentez pas bien, faites-nous signe et on vous renvoie à l’extérieur.
- OK. Allons-y.
Tristan découvrit une petite pièce entièrement carrelée d’un jaune très pâle, avec au centre, une unique et longue table en métal. Déposée dessus, il remarqua une forme vague, couverte d’un tablier épais, laissant paraitre des orteils féminins peints en orange vif, et une étiquette d’identification. Le médecin légiste les attendait au côté du chariot, patient et paisible. Sur un signe de la commissaire, il retira délicatement la longue cape protectrice qui enveloppait le corps.
Comme la première fois, la curiosité pour l’odeur prit le dessus sur le dégoût, ou la pitié. Tristan approcha son nez, yeux mi-clos, et huma l’émanation du corps déformé par les brulures et l’épilation brutale. Il commença par la racine des cheveux, longs et intacts. Descendit doucement sur le front noircit, ne s’attarda pas sur les yeux ni sur les lèvres, glissa rapidement vers l’abdomen où il erra un moment, surtout près des aisselles. Il resta suspendu au-dessus du ventre et du mont de Vénus, labourés par les brulures et les écorchures. Il acheva sa course sur les jambes, opérant des allers-retours, le nez effleurant les genoux, les cuisses et les tibias. Les pieds ne sentaient rien de particulier. Il se redressa et s’éloigna. Il respira soigneusement sa chemise imprégnée de sa propre odeur, rassurante et clarifiante, puis revint vers le corps et poursuivit son analyse, cette fois à presque un mètre de distance du cadavre. Il rôda autour, s’interrompant parfois. S’approchant soudain du cou de la victime puis s’écartant, reprenant sa progression lente et circulaire.
Les trois autres personnes attendaient, gênées par ces manières étranges d’animal renifleur, dans un lieu consacré à l’observation visuelle et la science objective. Soudain, c’étaient eux, les analystes du comportement humain, qui ne se trouvaient plus à leur place : ne sachant que dire, ni quelle question poser.
France Gomez s’éclaircit la gorge et demanda presque brutalement :
- Alors, qu’en pensez-vous ?
- La serviette que vous m’avez montrée tout à l'heure, était déposée sur le corps de la fille n'est-ce pas ?
- Oui, en effet. Sauriez-vous nous dire à quel endroit ?
- Autour de son cou. Je reconnais, imprimée sur la peau, la signature olfactive de notre lessive, modifiée par une trace de café.
- En effet, votre serviette était nouée autour de son cou comme un simple foulard.
Le légiste prit la parole :
- Sans doute, mais je n’ai pas relevé de trace de café sur la peau, pas plus que je n’ai constaté d’irritation sur cette partie du corps, causée par l’emploi d’un détergent. Enfin, la jeune femme n’a pas été étranglée avec ce textile. Ce n’est pas la cause de sa mort.
Tristan lui coupa la parole
- Non, elle a été tuée comme la première victime : avec une longue aiguille enfilée dans le nez. C’est ça ?
- Oui. Répondit Gomez. Autre chose ?
- Épilation à la marmelade, comme d’habitude…enfin si je puis dire. Analogue et incompréhensible, relent de pain perdu. Un reste de café froid, et surtout, des poils enflammés au brûleur. J’ai noté une odeur de combustion au gaz.
- Oui, cela explique l’état de la peau entamée de façon plus profonde et plus large que la première victime. Énonça le légiste de sa voix tranquille et précise. Mais je ne comprends pas votre remarque sur le pain perdu. Je n’ai aucune trace d’œuf ou de produit laitier.
- Je ne comprends pas non plus, répliqua Tristan en souriant tristement. Car il était vraiment navré du sort tragique advenu à la jolie Élodie.
- Pourriez vous nous expliquez pourquoi, votre serviette s’est retrouvée sur la victime ? Demanda durement Gomez.
- J’imagine, comme pour les chaussettes de Voltaire
- C'est-à-dire ?
- Une griffe, en quelque sorte. Une stratégie indécelable à la majorité, uniquement perceptible pour moi. Mon nez. Ma faculté à débusquer et analyser les odeurs. Je vous l’ai dit : matières invisibles, détails d’importances. Quant à la serviette, je la lui avais remise il y a deux, ou peut être trois jours, je ne sais plus, afin d’éponger le café qu’elle avait renversé sur la table où nous nous trouvions. Je ne pensais pas qu’elle l’avait conservé…
- Nous ? Il y a donc des témoins de l’incident ?
- Oui. Antoine et sa petite amie, dont je ne me rappelle plus le prénom.
















....à suivre




vendredi 15 avril 2011

Odeurs perdues

Odeurs perdues. Vague à l’âme et tête chercheuse.

Je butine dans mes souvenirs olfactifs, pour toucher du bout du nez des sensations oubliées. Rejoindre, en lisère de mes synapses sensibles, l’idée filiforme, souvent parcellisée. Pas plus épaisse qu’une buée. Tête bourdonnante, regard en flotte, je ne possède plus d’oreilles non plus. Mon visage est un axe étroit et droit, qui certainement offre un profil d’équerre. Effilé et maigre. Nez et Front. Bien serré sur l’objet de la quête. Je tâtonne et persiste. Je fouille partout. Je soulève des toiles de neurones poussiéreux, entortillés sur des cellules paresseuses. Bon sang ! Mais où ai-je bien pu la fourrer ! Ce truc qui …ce machin que j’ai croisé l’autre jour. Brièvement. Courant d’air aguicheur, quand dans la même seconde un inconnu m’offre deux mots de trop. La boîte à coucou se referme aussi sec. Clapet clos ! Je suis un être social. Quand on me parle, je réponds. Je ne tends pas le nez en silence, l’air hagard, en agitant la main nerveusement afin que la personne se taise, se détourne, et me laisse courir après l’effet de vent. D’ailleurs, je ne me souviens pas davantage de ma réponse orale. Polie, sans doute. Le touriste a retrouvé son chemin. J’ai égaré mon odeur. Pas d’inquiétude. Je fais confiance à mon inconscient. Je suis certaine que mon second moteur de recherche, discret et pugnace, opère en douce et prend soin de stocker la minuscule information dans un coin reculé de mon cerveau, sous quelques plis membranaires.



Oui, mais lequel ?

Une carte du cerveau n’offre pas de service « Mappy ».

Départ : bulbe olfactif

Arrivée : odeur perdue

Itinéraire : rapide, efficace et sans tournis.

Temps de parcours : optimisé


Rien à faire. Je reste coincée, immobilisée dans l’aire du langage articulé. Je soupire et tente le passage à l’acte : me préparer une tasse de thé. Bulles et vapeur de bouilloire. Froufrou d’un thé soyeux en provenance de l’Inde. Ma goulotte nasale collecte, filtre, passe l’info à mon cortex visuel qui tressaute. Des images du Laos palpitent, multicolores et sereines. Je n’ai jamais mis les pieds en Inde. À défaut, mon cerveau, brave bête, emprunte dans le coin des primitifs rhinocéros et hippocampe, quelques pastiches compensateurs. Ces arômes cartes postales m’égarent. Je commence à me moquer en silence de la science, insuffisante à m’expliquer comment remettre le nez sur mon odeur perdue. J’ai beau gratter du bout des ongles, la peau de mon crâne à l’endroit indiqué sur le schéma «aire associative somesthésique», je récolte quelques follicules, un demi-cheveu, mais nul filament odorant.

Peste !

Vague à l’âme et tête boudeuse.

Retour aux bonnes vieilles méthodes de mon papy. J’attrape à gauche un bout de papier buvard et de l’autre main, je choppe au hasard un flacon parmi la vingtaine dispersée sur mon bureau. Vlan ! Respire un bon coup ma fille, et dégage le concept fonctionnel du cerveau, basé sur la phylogenèse, qui reconnaît trois structures superposées :

le cerveau instinctif et réflexe (archencéphale)

le cerveau impulsif et automatique (paléencéphale)

le cerveau conscient, puis rationnel (néencéphale)


Je me perds. Les mots sont des mots. On en trouve partout. Dans le dictionnaire. Sur internet. Sémantique et Rome Antique.

Tandis que la mouillette sous mon nez opère en catimini et fait son œuvre. Désagrège les trois structures, dissout les tissus mous. Déroule les noyaux et les circonvolutions. Mon nez se trouve, s’apaise enfin. Je peux quitter maintenant le bout de papier devenu inutile, car mon odeur perdue est là. Partout. Dévoilé par un effluve insignifiant. L’odeur perdue a été soigneusement étiquetée et entreposée dans le coffre, étrange enfance.

Une odeur de pétard. Grise et rouge. Fragile papier. Émanation de mèche que l’on enflamme. Pierre à briquet ou allumette. Explosion et pétarade. Souffle minéral, sucré, salé, pimenté. Doux comme le benjoin. Âpre comme le pamplemousse. Acide et métallique, comme la feuille de coriandre. Sèche comme le chiendent et le bitume brulé par le soleil.

Mon nez fantôme a bien crocheté ce jour-là le faible saut de vent, tandis que j’expliquais au promeneur égaré que, non, la Tour Eiffel ne se trouvait pas à cinq minutes de marche de Notre Dame. Non loin de nous, sur le parvis inondé de soleil, de jeunes skateurs swinguaient entre des canettes métalliques à l’effigie de boissons gazeuses célèbres. L’un d’eux effectuait des cabrioles avec son engin puis atterrissait brutalement sur les roues arrière. Frottement et étincelles. En face, un jeune vieillard adossé à la grille, allumait une gitane maïs. Chocs de matériaux et jeux de matières.


Vague à l’âme et tête rêveuse

Comment faire rentrer tout ça dans un flacon ? Et puis….qui aurait envie de se parfumer au « pétard d’enfance »

Odeur perdue. Enfance perdue

Juste un peu de vague à l’âme…

jeudi 7 avril 2011

Les poils du Dieu Pan /9

Évidemment, la nuit fut pénible. Agitée. Ponctuée de visions absurdes et sans issues. Tristan finit par s’arracher du lit et se résolut, pendant les quelques heures qui le séparait de l’aube, à contempler la ville scintillante qui déroulait sous la fenêtre de son immeuble, ses toits et ses rues où l’ombre nocturne traçaient quelques rares raies sinueuses. Il observa ensuite la disparition régulière de l’éclairage public et des enseignes lumineuses, diluées par un ciel doux et sans nuages. À la bonne heure ! Comme aurait dit Mireille, l’amie de sa maman, qui partageait à ses côtés une retraite tranquille dans une petite maison de village avec jardin, en Bourgogne. Elle avait à cœur de toujours apprécier la vie et les événements, sous l’angle le plus rond. Tristan passa ses mains sur son visage, espérant par ce geste apporter un peu de clarté à ses idées noires. Mais sa raison ne possédait pas la même qualité immuable du jour nouveau : le boulet de la veille demeurait. Sombre, volumineux et pesant. Pas de visite au marché de Rungis. Pas de restaurant pour s’isoler et se divertir, s’offrir l’éventualité d’une étincelle salvatrice. Son esprit, qui ne supportait pas l’oisiveté, envisageait le bouleversement de son emploi du temps comme une lourde menace d’angoisse. Mais songer à Mireille le força à projeter sa journée et sa semaine différemment. La perspective de prendre le train et de rejoindre les deux amies pour quelques jours à la campagne lui parut un excellent subterfuge pour occuper son temps, et repousser les relents d’un crime dont il aspirait à s’éloigner le plus possible. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’il pourrait en profiter pour évoquer avec sa maman la période « Voltaire ». Non, il pensa plutôt, qu’à cette époque de l’année, les asperges sauvages pointaient leurs crêtes tendres, et que ma foi, une récolte tranquille, puis la réalisation d’une omelette aux œufs frais seraient le meilleur des baumes pour oublier un temps cette macabre histoire. Il posa sa tasse vide à côté de son ordinateur et pianota rapidement sur la page internet pour réserver un billet de train. Départ dans deux heures. Gare de Lyon. Délai amplement suffisant pour se préparer, prévenir Antoine, afin qu’il se charge d’accueillir l’équipe d’hygiène et veille à la qualité du nettoyage de leur restaurant. Tristan était sous sa douche quand son portable raisonna, solitaire, sur la table de la cuisine. Il rata un second, puis un troisième appel, tandis qu’il s’attardait dans sa chambre pour se vêtir, puis chargeait un sac de voyage pour un déplacement de plusieurs jours. Il prit un temps fou pour remettre la main sur son MP3 qui contenait sa discographie complète, dont il n’avait toujours pas transféré le dossier, sur son iPhone qui poursuivait sans relâche son grésillement à l’autre bout de l’appartement. Enfin prêt, il s’échappa de son appartement et dévala les escaliers. Pour revenir sur ces pas, trois étages plus tard. Car au moment d’atteindre le hall d’entrée, tâtonnant les poches de sa veste à la recherche de son téléphone pour joindre Antoine, il s’aperçu qu’il avait oublié l’objet quelque part, mais où ? Il parcourut son appartement en long et en large, pestant sur ces engins minuscules qui possédaient le don naturel de disparaitre, au moment où l'on en avait le plus besoin. Il repéra enfin le bidule noir et rectangulaire, abandonné sur la table de la cuisine et, sans un regard sur l’écran, il déverrouilla et effleura la touche d’appel automatique « ma moitié ». Antoine à cette heure matinale était encore au lit.


- Salut, je te dérange ?


- Mouais, non, queskiy’a ?


- J’ai besoin que tu réceptionnes l’équipe de nettoyage pour le restau, ce matin à dix heures. Tu veux bien t’en charger ?


- Je peux dire non ?


-Pas possible. Je prends le large pour quelques jours chez ma mère, mon train part dans une heure.


- Bon…alors je dis oui. Tu reviens quand ?


- Je ne sais pas


- Je ne sais pas, moi non plus, pourquoi je t’accepte comme pote.


-Parce que tu es ma moitié, Antoine. Allez bouges toi, à mon retour je te préparerai mon fameux cheese-cake pour te remercier.


- Mouais bon, si tu en appelles au cri du ventre…tient, au fait, pendant que j’y pense. Oriel propose que tu passes un soir à la maison, pour diner avec nous.


- Qui ?


-Oriel, mon amie. Tu l’as rencontré hier au café. C’est dingue, comme tu ne retiens aucun prénom ni visage de fille !


- Hier, c’était une journée un peu spéciale...Un diner ? Oui, pourquoi pas, mais je n’ai pas de date précise à te donner…


-Ben…quand tu es de retour, c’est tout. Tu débarques et Oriel cuisine un truc. De toute façon, je la préviens que tu passeras certainement à l’improviste. Et pas de panique, elle se débrouille très bien aux fourneaux.


Et Antoine disparut. L’essentiel avait été communiqué, échangé, convenu. Affaire conclue. Tristan qui connaissait le bonhomme ne s’en offusqua pas, même si, comme chaque fois, il avait le sentiment de se faire piéger. Mais peut-être était-ce là le seul moyen qu’avait fini pas trouvé son ami pour l’obliger à ne plus se dérober en permanence ?


Sa capacité exceptionnelle au déni, sa hâte de s’affranchir des contrariétés de la veille, et par surcroit, la musique d’Esbjörn Svensson Trio qui saturait avec bonheur ses oreilles jusqu’à son arrivée en Bourgogne, permit à Tristan d’être rattrapé par les événements, beaucoup plus tard. En milieu d’après-midi. Lise, sa maman, heureuse de le voir surgir à l’improviste l’embrassa comme s’ils s’étaient simplement quittés la veille et, comme à son habitude s’employa à le débarrasser de tous ces tracas. À la bonne heure, ponctua Mireille, ravie de l’agitation soudaine. Puis, à l’unisson, délesté de sa valise et de sa veste, elles le chassèrent dans le jardin afin qu’il s’enfile le bon vent, et chasse la poussière parisienne de ses poumons. Assis sur un banc, un gros chat roux lui tenant compagnie dans le petit jardin agréablement fleuri, Tristan appréciait l’instant. L’air embaumait les premiers pollens, l’acidité tendre de l’ail nouveau, qui affleurait près des murs, et le parfum de banane verte de l’herbe humide, quand sa mère apporta son téléphone, faisant fuir le chat étendu de tout son long sur ces genoux, brusquement dérangé pendant sa sieste au soleil.


- C’est pour toi mon grand. Une dame de Paris très polie. Elle me parait tout à fait charmante…


C’est ainsi que Tristan Lézard prit connaissance très tardivement, du second meurtre. Mademoiselle Élodie Donnat, jolie serveuse du bar-tabac « le Mauri7 », rue du Faubourg Saint-Denis, avait été retrouvée ce matin chez elle, nue, partiellement brûlée, et entièrement épilée. Excepté ses longs cheveux, demeurés intacts. La commissaire conservait son calme pour l’informer des circonstances, bien qu’elle eu tentée à plusieurs reprises au cours de la journée, de le joindre sans succès. Plus courtoise qu’à son habitude, mais peu loquace, elle requerrait sa présence toute affaire cessante sur Paris. Tristan ne sut comment le formuler, mais ce ton aimable et soigné ne le rassurait absolument pas. Il raccrocha, déstabilisé et choqué, et s’attarda de longues minutes au soleil, vissé sur son banc. Il décida finalement de prendre le premier train le lendemain, en espérant que le Dieu Pan ne ferait pas une nouvelle victime au cours de la nuit.


….à suivre



Clin d’œil à Clémentine, personnage qui intervient dans plusieurs romans de Fred Vargas, et qui a inspiré le personnage de Mireille.

vendredi 1 avril 2011

Les poils du Dieu Pan /8

Un uppercut. Tristan demeura sonné quelques secondes. Le temps nécessaire aux sensations qui parcourait son nez de s’apaiser, aux images de cauchemar terriblement précises de s’estomper. Il réalisa également, tandis que l’onde désagréable refluait, que l’homme dans le placard n’avait pas été abandonné par hasard dans son restaurant. Il existait donc un lien, entre lui et l’assassin. Il découvrait qu’il possédait un ennemi. Ce constat l’encombrait, plus qu’il ne l’inquiétait. Sa première réaction spontanée fut de se demander, qui, pouvait lui en vouloir à ce point, et pourquoi. Pas de réponse. Le sentiment d’une injustice le mina brusquement, lorsqu’une colère sourde, salvatrice, balaya cette humeur chagrine. Funambule chevronné, il retrouva promptement le détachement habituel qui était le sien depuis toujours, quand, en butte aux contrariétés imprévisibles, il saisissait le premier fil à sa portée et s’engageait sur des lignes de traverses. Odorantes et silencieuses. Pendant ce temps la commissaire observait, sur le visage et les mouvements du corps de Tristan, le déroulement chaotique des émotions qu’elle avait provoquées. France Gomez ne regrettait pas d’avoir renseigné Lézard sur ce détail macabre et, à priori confidentiel de l’enquête. Elle avait délibérément ignoré le regard noir et clignotant de son assistant et lâché l’info. Le résultat espéré était au-delà de son attente se dit-elle, l’homme assit en face d’elle, assimilait enfin le fait qu’il était personnellement impliqué dans cette histoire. Il ne pouvait demeurer plus longtemps à l’écart, s’efforçant, par son humeur insaisissable de se soustraire à ses responsabilités. Car la commissaire décelait le caractère d’anguille de cet homme qui certainement, disposait d’une faculté instinctive à contourner les obstacles puis à se retrancher derrière un isolement confortable, sans prise de risque émotionnel. Mais Lézard était soudain acculé : l’acte criminel était clairement signé. Gomez avait rapidement déduit que le motif déclencheur de l’acte n’était, ni d’ordre crapuleux, ni financier, mais à l’origine d’une raison vieille comme le monde : passionnelle. Une meurtrière, ou un meurtrier rancunier.

-Nous évoquions l’odeur du corps avant que vous me posiez votre question, enchaina-t-elle. Pourriez- vous m’en dire plus ? Pensez-vous que le cadavre charrie cette odeur pour vous avertir ? Vous, particulièrement ?

- Un signal en quelque sorte ?

Tristan apprécia la perche que lui tendait la commissaire et n’hésita pas. Il s'ajusta à ce terrain familier comme une locomotive glisse sur un rail. Nez sur le guide, sa pensée s’organisait, les doutes s’estompaient et l’horizon forcément, se dégageait.

-Un signal, pourquoi pas. Je n’ai pas menti ce matin en vous disant que je ne connaissais pas l’homme. Par contre, j’ai reconnu son odeur.

- Intéressant. Expliquez-moi cela. C’est l’odeur de marmelade qui vous à interpellé ?

- Non, pas celle-ci. Un parfum plus complexe, singulier.

Et Tristan résuma pour la commissaire et son lieutenant, de plus en plus étonnés et finalement perplexes, son enfance passée dans l’armoire ajourée, la visite régulière de Voltaire chez sa maman, et le mélange de talc et d’huiles essentielles qui parfumaient la chaussette de la victime.

- Si je comprends bien, enfant, vous n’avez jamais observé le visage de la victime, parfois entraperçu une silhouette, mais vous pouvez me certifier que le type déposé dans votre placard était autrefois l’amant principal de votre mère, parce que vous avez identifié l’odeur de ses chaussettes?

- Oui, c’est bien cela. Tout comme je peux me représenter qu’il a été épilé avec le mélange que nous avons évoqué, mais pas seulement. Une dernière odeur flottait autour du corps brulé. Un parfum de suif et de sabayon. Mais pour le moment, je n’ai pas d’explications à vous donner. Avez-vous remarqué des traces de cire, ou d’œuf sur le corps ?

- Non. Aucune. Sur le rapport du médecin légiste, d’après une première analyse du labo, on distingue diverses matières alimentaires, mais aucune provenant d’œuf ou de lait. Également, des poils et des particules de peau carbonisées, du sang, et deux chaussettes sur un même pied. L’une propre et intact, enfilée sur celle couverte de poussière de carbone. Le pied ayant conservé la chaussette étant totalement indemne.

- C’est étrange cette histoire de poils, reprit Tristan après quelques instants de silence et de réflexion. Je me rappelle que lorsque nous étions gosses, un gars de la bande se brûlait régulièrement les poils de ses avant-bras avec son briquet, car il affirmait qu’ainsi, le duvet allait repousser plus drus et plus noir. Il nous soutenait que les filles appréciaient particulièrement la compagnie des hommes bruns et virils. Et c’est vrai, il avait du succès auprès des filles.


Tristan sourit à ce souvenir qui le ramenait sur les escaliers du Sacré-Cœur où il trainait adolescent, pendant des heures, avec ces potes. C’était peu de temps avant qu’il ne décide de tout plaquer et disparaitre, munit d’un simple sac à dos chargé de quelques affaires, et de son livre fétiche « le miasme et la jonquille ».

- Poils ! Un symbole de virilité bénéfique, si ceux-ci se trouvent sur une partie seulement du corps. Maléfique, si tout le corps en est couvert, comme le dieu Pan !

Le dernier mot claqua, comme une détonation. Gaëtan Norec, avait soudain élevé la voix et Tristan se retourna. Il remarqua que l’homme discret masquait son visage derrière un dictionnaire des symboles, et poursuivait d'un ton docte:


- La prolifération des poils traduit une manifestation de la vie végétative, instinctive et sensuelle… : «couper les poils d’un animal qui va être sacrifié est le vouer à la mort. Iliade, chant III… pour ceux que cela intéresse », précisa t'-il en relevant la tête de son bouquin.

À cet instant, Tristan remarqua le strabisme déroutant du lieutenant et, comme la majorité des gens qui se trouvait confrontée à ce looping, il ne sut quel œil choisir pour immobiliser son regard. Embarrassé, il se détourna vers la commissaire qui concluait

-Un rite de purification ? Questionna Gomez.

Tristan qui ne connaissait pas l’habitude du commissaire à s’exprimer à voix haute lorsqu’elle réfléchissait, pensa que la question lui était adressée et répondit très brutalement :

- Mais je n’ai rien à voir avec un bouc en rut !

- Et pourquoi pas ?

France Gomez tentait sa tactique habituelle. Question douce et paisible. Cette fois-ci, Tristan s’engouffra dans la brèche et livra une ébauche de cette vie privée qu’il protégeait par-dessus tout.

- Je préfère la solitude. Célibataire, sans astreinte ni contrainte. J’ai parfois quelques liaisons, mais clairement sans lendemain. Et en général, l’aventure s’achève rapidement sur des liens aimables et paisibles. Je ne suis pas un coureur, et j’ai énormément de respect pour les femmes, acheva- t’il d’une voix posée.

Un curaillon, pensa immédiatement France. Un type coincé et poli, qui surtout ne trempe pas son nez dans les affaires de cœur ! Trop risqué. Mais qui n’hésite pas de temps à autre à se distraire sans se préoccuper des conséquences. Un bouc, certainement pas. Un allumeur, sans doute.

- Donc, vous n’êtes pas un bouc. Voltaire non plus, qui n’était pas particulièrement célèbre pour son profil de Don Juan ou sa pilosité abondante, mais pour ses petits trafics illicites, et son humour potache. Je reviens à ma remarque. Pourquoi un rite de purification… odorant ? Avez-vous des ennemis ? Vous rappelez-vous avoir fait du mal à quelqu’un dernièrement ?

- Non. Je pense que cette histoire trouve ses racines dans mon enfance. Voltaire ne savait même pas que j’existais. Pour quelle raison cet homme remonte à la surface aujourd’hui, je n’en ai aucune idée. Je n’ai plus croisé Voltaire depuis cette époque, depuis l’âge de 14 ans.

- Époque où vous avez brutalement disparu ? Fugué ?

Tristan se referma comme une huitre. Les flics. Qui trainent leurs nez partout. Et puis il comprit aussitôt. Sa mère, évidemment. Qui avait signalé sa disparition, et dont il restait forcément des traces de l’épisode, classées dans un dossier. Tout comme une fiche, qui indiquait que sa maman était une pute. Une femme, qui recevait discrètement et avec élégance des visiteurs choisis, ce qui lui permettait de payer son loyer et d’approvisionner son frigo. Mais une pute malgré tout. Même si elle ne trainait sur aucun trottoir… Quatorze ans. L’armoire soudain devenue trop petite, mais le monde vaste et accueillant. Et surtout, cette nécessité brutale, impérieuse, et soudain vitale, de ne plus être obligé de croiser les visiteurs dans l’escalier de travers. Et puis par dessus tout, il ne tolérait plus l’inévitable effluve d’après-rasage, aux accents de bois et de résines, de vanille et de verveine, qui suintait en permanence des murs et des rideaux de l’appartement. Il n'encaissait plus le parfum à la rose, de la savonnette posée près du lavabo, uniquement destinée aux hommes qui s’acquittaient, avant, et après, d’une brève toilette. Il n’assumait pas davantage, le regard des copains dans la rue, ou le sourire apitoyé de la maman d’Anouchka qui le nourrissait de pain perdu comme on déverse son trop-plein d’affection. Écœurant, à trop haute dose. Il était parti. Longtemps. Le temps nécessaire pour modeler sa propre vie. Trouver son nom. Et, au terme de plusieurs années, d’éprouver la nostalgie de Paris et le besoin de revenir parmi les siens. Mais à cet instant, dans ce bureau terne et sans saveur, il reconnut les vieux signaux d’alerte. Disparaitre, et se réfugier dans sa caverne.

-Bon, je signe où, pour la déposition ?

L’imprimante roula sa bosse rapidement, Norec se leva, puis plaça devant Tristan les copies agrafées. Lézard parcourut rapidement les feuilles, rédigées dans un jargon factuel et précis, sans état d’âme, et signa de même. Il s’aperçut que personne ne le retenait, que la grande femme brune et élégante, après avoir lâché d’une voix douce sa dernière pique, ne se préoccupait plus de lui. Elle se leva, pour le saluer courtoisement et le remercier, pour sa déposition précise et l’aide certaine qu’il apportait à l’enquête. Elle lui demanda cependant, s’il pouvait rester disponible. Tristan ne refusa pas, de toute façon il n’avait pas le choix et, tandis qu’il lui serrait la main, il constata que malgré ses hautes bottes, il demeurait plus grand qu’elle. Bêtement, il en fût rassuré, et quitta le bureau plus serein.

Il prit conscience, plusieurs minutes plus tard, après avoir déambulé sur les quais sans but précis, ni idées claires, qu’il avait complètement oublié de saluer l’adjoint. Qu’importe, de toute façon il n’aurait pas su où poser son œil.



à suivre...